vendredi 29 août 2008

Le Poète des Ardennes

J’ai visité Brandenbourg dans les Ardennes luxembourgeoises en compagnie du poète Nic Klecker. Ce fut sous une pluie de feuilles mortes, par une belle journée d’automne. Prière oecuménique sur la tombe de sa femme. Au bar du village : des livres et de la fraîcheur. Et puis nous sommes repartis sur les routes d’Allemagne.
J'ai l'honneur d'avoir postfacé son ouvrage Les Fissures du temps.
Je lis deux textes de Nic Klecker évoquant son village ardennais et éprouve ce plaisir à relever que la même veine poétique sous-tend les deux textes. Nic Klecker est aussi poète dans ses poèmes que dans ses textes en prose qu'on peut lire comme des poèmes en prose. Il s'agit dans les deux ouvrages d'un village d'antan baignant dans le chaotique de ses sinuosités et de son relief montagneux; baignant dans le mystère car il y a un mystère des choses diaphanes, un mystère de la vie frugale que notre modernité a tendance à nous cacher. Je suis tenté de voir dans les méandres du village comme une allégorie du labyrinthe du souvenir et du texte qui se souvient. Le village en tant qu'épisode vécu se transforme ici en réalité textuelle. Oui, c'est le texte qui se souvient. À la réflexion, on peut dire de ces deux écrits qu'ils constituent une autobiographie où l'auteur ne dit pas "je". Autobiographie d'un village ou mieux encore: autobiographie impersonnelle. Évoquant son village natal, Nic Klecker ne crée ni ne recrée une utopie: le village a bel et bien existé; ce qu'il donne à lire est plutôt une uchronie, un temps hors du temps, une sorte de no man's time: une temporalité qui échappe à la chronologie. À lire ces deux textes, on se demande où vont les choses qui ne sont plus, comment expliquer cette familiarité que nous gardons pour eux. Le village est une contrée intérieure; le souvenir, c'est ce qui fait d'un pays, d'un vécu un pays intérieur. Notre âme? Ce n'est peut-être que notre vécu hissé en souvenirs perdus et pourtant encore là, dans un je-ne-sais-où. C'est bien d'une époque mythique qu'il s'agit ici; il s'agit des Ardennes de l'avant-guerre, les Ardennes de l'avant-Libération, de l'avant-électricité, de l'avant-modernité, de l'avant-"l'horrible raison rationalisante". Les Ardennes de l'avant. Comme dans un mythe, dans une légende ou dans un conte, le temps de l'avant rejoint celui des origines mythiques comme toute origine. Ce village, invraisemblable dans le Luxembourg actuel, ne permet aucune identification et pourtant le lecteur est tenu en haleine par ces "récits" d'antan, récits où il n'y a rien de romanesque, où tout est poésie. Non pas celle qui rime avec versification mais celle qu'on vit dans la contiguïté entre chardons et violettes, entre grâces et disgrâces, dans les sens qui s'éveillent aux parfums et aux relents, au "pittoresque douloureux", au désir. La poésie, elle est aussi dans cette place faite aux sens, dans cette nostalgie des temps où les choses se signalaient pour nous par leurs exhalaisons. Je dis nostalgie car nos sens ne nous servent plus à grand chose à l'ère du virtuel. Nic Klecker sollicite ici nos sens, nous initie à ce monde où les choses suscitaient d'abord une appréciation sensorielle. Il y a dans ces deux textes une sémiologie du vécu à la faveur de quoi se dégage, comme en récompense, une poétique d'autant plus poignante qu'elle est reléguée dans une temporalité autre, dans l'étrangeté de ce qui n'est plus et qui est encore là. Car la réalité de ce village est encore là. Elle est dans le texte mais surtout dans la dimension intérieure qu'il recouvre. Ce village d'antan est une contrée intérieure; celle qu'on désigne par le terme "âme". Chez Nic Klecker, le village, c'est la cité des hommes pris dans leur condition, pour ne pas dire destin, forgé par la géographie car "le destin est géographique". Ce qui caractérise cette géographie, c'est son caractère escarpé, abrupte. Que d'ornières, que de montées, de pentes et de coteaux! Dans la vallée, les hommes sont astreints à une vie de labeur. C'est l'époque où "les hommes étaient leur corps" mis à la rude épreuve du travail permanent ressenti comme un sort, comme inscrit dans l'ordre des choses. Une vie d'indigence, parfois burlesque: ces hommes bizarrement accoutrés vous arrachent un sourire tout à la fois amusé et tendre. Hommes quiets, de cette quiétude empreinte de peurs archaïques que le curé de village s'attelle à dispenser et que l'instituteur cherche à déraciner. Mais le village fut aussi une réalité historique, sujet à cette repoussante excroissance de l'histoire que fut le nazisme; sujet au dépérissement que cause la spéculation immobilière. Les maisons du village furent transformées en résidences secondaires. Les outils des villageois, ce à quoi ils tenaient le plus, ces outils qu'ils réparaient de génération en génération, n'imaginant pas de pouvoir les jeter, ces outils connaissent un autre sort: ce ne sont plus que des bibelots telles ces roues de charrettes transformées en lustres. Triste sort muséologique. Il semble qu'il n'y ait pour Nic Klecker qu'un seul type de galeries ou de musées respectueux de la mémoire: celui de la chose écrite. Seuls les pleins et les déliés de la graphie peuvent préserver l'intégrité des choses écrites. Ce sur quoi l'écriture agit, c'est nous-mêmes comme le dit si bien ce passage de Jadis au Village qui se lit comme une réflexion de l'oeuvre sur elle-même, sur sa genèse et sur ses enjeux: "peut-on voir la profondeur de l'âme, où règne l'instinct, où naissent les émotions, sous la surface cultivée par l'éducation, scolaire ou religieuse? La couche cultivée de l'âme est mince, reste superficielle, se manifeste par la participation à des coutumes, des attitudes ou rituels religieux. La plus grande partie de l'âme reste en friche, indéterminée, chaotique, dangereuse dès qu'on y touche, elle vit, ses forces prolifèrent et sont causes de brutalité, de tragédies. Car cette partie de l'âme, sans forme, non apprivoisée, agit aveuglément. La superstition a là son terroir, y fait pousser les fleurs des illusions."

Nick Klecker: Les Créneaux du souvenir, éditions des Cahiers Luxembourgeois / Nic Weber éditeur; Luxembourg 1997, 156 pages, 19,80 euros, ISBN : 2-919976-36-2
Nick Klecker: Jadis au village. Au pied des Ardennes, récits, 123 pages, éditions Cahiers Luxembourgeois / Nic Weber éditeur, éditions Memor-Transparences, Luxembourg 2002, 15 euros, ISBN : 2-919976-81-8

mardi 19 août 2008

Leyla de Félix Molitor

Qaïs (miniature iranienne du XVe siècle)



À l'origine, l'une de ces histoires d'amour qui se résorbent en cheminement, en questionnement et en incursion dans les sites du silence. L'on sait que épris, Qais se mit à cheminer. Peut-être souhaitait-il que la distance qui le séparait de Leyla demeurât. Qais savait que l'assouvissement pouvait mettre en péril l'absolu de sa passion. C'est sans doute pourquoi il se mit en chemin, comme tous les poètes udhrites. L'amour le fait marcher, errer. Son errance le mène vers ce no man's land du silence qu'est le désert. Il approche le silence, prélude à sa mort. Des chroniqueurs racontent l'avoir vu noter sur le sable des signes que personne ne sut déchiffrer. Cela, je le glose ainsi: Qais a atteint l'intraduisible, cela qui ne passe dans aucune autre langue même pas dans la langue maternelle. Les lecteurs francophones connaissent Qais, le Medjnoun, grâce à Louis Aragon(1), "le Medjnoun d'Elsa" et grâce à la traduction que fit André Miquel, le seul poète français d'expression arabe, des poèmes de Qais(2). Luxembourg. Un poète lit ce recueil, fait de sa lecture une réécriture. Il s'approprie les chants de Qais. S'y lit. Y lit sa lecture du monde, du poème et de l'altérité. Leyla apparaît comme le prête-nom de cela que le poète cherche. Cela qui n'a pas de nom. Leyla prête son nom à ce qui n'en a pas, à la polysémie de l'être et de ses aspirations. Molitor m'a confié que ce poète répondait à ses interrogations, surtout parce qu'il n'apportait pas de réponse autre que la quête, que le cheminement.


Ci-contre le poète Félix Molitor (Luxembourg)



À relire Félix Molitor, on comprend que Qais répondait aussi à son affiliation au solaire: "On veut savoir qui c'est, où elle vit. / Et moi : 'Elle est au ciel! C'est le soleil'". Le soleil est à lire ici comme archétype de l'inatteignable, de cela qui est promis à être hors de portée. Comme Qais, Molitor abhorre les frontières. Sa poésie aime se tenir à l'orée de diverses cultures et c'est ce que cet ouvrage réalise par l'apport que lui donne Rüdiger Fischer dans sa traduction dans la langue de Goethe. Quant à la traduction en arabe, elle s'est voulue tentative de restituer le texte à son contexte linguistique après qu'il a fait un détour par l'Europe. C'est le même revenant sous d'autres traits.


Félix Molitor : Leyla ou le poème au-delà, illustrations Béatrice Garcia ; français, arabe, allemand; traduction en arabe : Jalel El Gharbi; traduction en allemand : Rüdiger Fischer;
éditions En forêt/Verlag Im Wald, Rimbach (Allemagne) 2005, 118 pages; 12 euros ; ISBN : 3-929208-77-6.
1 Louis Aragon : Le Fou d'Elsa; Gallimard, 1983.2

André Miquel : L'Amour poème; Sindbad/Actes Sud, 1998