jeudi 26 février 2009

Le retour de Lilith

John Collier : Lilith.
Le Retour de Lilith[1] de Joumana Haddad Les mythologies sumériennes, babyloniennes, assyriennes, persanes, akkadiennes et hébraïques soutiennent que Lilith aurait été, avant Eve, la première compagne d’Adam. Elle serait issue de la même poussière que lui. Elle fut l’égale du premier homme et, foncièrement insoumise, elle refusa toute résignation. S’ennuyant au paradis, elle prit la fuite et descendit sur terre, préférant le monde des ombres à celui de la soumission. Figure lunaire, souvent associée à Isis, Lilith n’en est pas moins un être promis à la lumière, une créature de nature ignée, comme Satan. Incarnation du paradoxe : ange diabolique ou diable angélique, Lilith est une éternelle remise en question. Elle préfère l’insatisfaction à la désastreuse satisfaction qu’elle exacerbe ; elle nie le corps qu’elle vénère et elle remplit le vide qu’elle crée. Diabolisée, Lilith est confinée à la sphère lunaire : dans le ciel des astrologues, elle occupe la place de la lune pendant ses absences cycliques. Je ne me serais jamais intéressé à Lilith si je n’avais pas lu La Fin de Satan de Victor Hugo ou Le Voyage en Orient de Nerval ou encore ce beau recueil qui vient de paraître à Beyrouth : Le Retour de Lilith de Joumana Haddad. Dans ce recueil, la poétesse ressuscite la figure antique et l’intègre dans une galerie de figures féminines telles que Salomé, Dalila, Néfertiti, la reine de Saba, Hélène de Troie ou Marie Madeleine. Ici, Lilith est avant tout réalité livresque ou mieux encore, fait poétique. Elle réconcilie les contraires, ou ce que le manichéisme donne pour tels : « Je suis la vierge Lilith, le visage invisible de la dévergondée, la mère-maîtresse et la femme-homme. Je suis la nuit car je suis le jour, le côté droit car je suis le côté gauche et le Sud car je suis le Nord ». Lilith est ce qu’elle désire, c’est-à-dire qu’elle est son autre, ce à quoi elle aspire dans la propension du désir sauvegardé et institué en mode d’être et de jouissance. Il y a chez Lilith et chez Joumana Haddad (ou tout au moins chez la Lilith de Joumana Haddad) de quoi imaginer une nouvelle éducation sentimentale qui cultiverait le culte de l’insatisfaction, de l’incomplétude, un peu à la manière de ces imperfections que l’art japonais estime indispensable à toute œuvre. C’est seulement à la faveur de cette insatisfaction, qui pour d’aucuns est synonyme de déception, qu’une autre modalité de l’être peut s’affirmer : celle du savoir. Le mot est récurrent sous la plume de Joumana Haddad, poétesse d’une grande culture et véritable polyglotte. Ces références au savoir font penser à l’évocation de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans l’Ancien Testament mais surtout à ce culte de la connaissance qui caractérise le Liban (La Syrie) depuis le XVIe siècle. Lilith en devient le modèle. Elle n’est pas désabusée parce qu’elle n’a pas mésusé de la vie. Elle épouse, elle l’insoumise, les lois de la poésie. Elle se fait l’allégorie des figures poétiques. La voici incarnation du paradoxe, de l’oxymore, de la chose mariée à sa négation. La voici encore quête de l’essence dans ce qu’il m’est arrivé d’appeler « l’autogénitif » du type « malédiction de la malédiction ». Elle est le cantique de tous les cantiques, l’essence du chant. Je cherche à dire qu’elle est l’essence du poème. Imaginez une œuvre qui dévoile, sans la dénuder, sa trame. Telle est l’affaire du poème. Les dits de Lilith émanent d’un constat autoscopique. Face au miroir, elle mesure l’étendue de la distance qui sépare l’homme de l’homme, la femme de la femme et l’homme de la femme. Elle se voit « très morte » et la poétesse de lui redonner vie, dans une entreprise qui entend combler les distances par la vertu de la poésie. C’est une poésie qui enrôle tous les genres : théâtre, prose, poésie rimée. Une poésie totale. [1] Joumana Haddad : Le Retour de Lilith. (en arabe) Dar An-Nahar. Beyrouth 2004.

mercredi 18 février 2009

Article de Giulio-Enrico Pisani sur le Glossaire.


José Ensch : toujours et encore
I. Tunis – Luxembourg

Ah comme j’aimerais l’avoir déjà connu, le Livre de Jalel el Gharbi,(1) «José Ensch: Glossaire d’une oeuvre. De l’amande... au vin»(2), lorsque je l’entendis lire ce soir là, José, un soir de janvier, un soir de 1998, son Dans les cages du vent!(3) Et combien mieux eus-je pu tenter partager avec elle ces charnières du temps, dont Jalel, ami tellement plus récent que José, illumine dans son Glossaire la conscience bleue par une symbolique de la pureté que représenterait le bleu du ciel, le bleu de la poétesse? Bleu roi, bleu nuit, bleu d’orient, bleu Ensch? Le lien peut paraître élémentaire. Erreur! Cela fait en effet un bout de temps que Jalel El Gharbi, chez qui cet ouvrage était peut-être en gestation inconsciente, cueille déjà les mots dans le pré enschien. Mais sa conception remonte à octobre 2007. «L'idée de ce glossaire est née lors de la dernière biennale de poésie de Liège. José – déjà très affaiblie – y était venue pour la première fois», me confirma Jalel qui écrivit également il y a peu:
«Dans ses recueils (...) les mots sont comme investis d’une autre signification. Cela va de l’abeille qui n’est plus ni son miel, ni son essaim, ni son désir de fleur mais désir de profondeur au vin qui n’est plus ni sa couleur, ni son ivresse, ni sa bonification, mais un autre nom possible de l’écriture en passant par le bleu qui peinturlure son univers et qui n’est ni la couleur du ciel, ni la celle de la campanule ni même celle du bleuet, mais celle de l’harmonie sonore.»(4) Quelle différence avec le bleu de tant de poètes contemporains! «N’y a-t-il pas un gouffre», confiais-je ce 8 février au blog de Jalel, «entre les "bleu oeillères", "bleu fuite", "bleu rêve" et "bleu mensonge" trop communs en poésie où le bleu ne représente souvent que le déni du réel» et l’exquise matérialité des «bleu» de la poésie de José?». Et Jalel de me répondre: «Oui, ce gouffre est bien réel et il me semble qu'il résulte de ce que le bleu chez José Ensch est surdéterminé par sa dimension autobiographique: il rappelle des objets de l'enfance, du réel cela même que la vie, la poésie transcendent. Oui, il y a un traitement du bleu propre à José Ensch.»
Ah, s’il avait existé en mai 2006, cet étonnant glossaire, je n’eus sans doute pas écrit, en présentant "Prédelles pour un tableau à venir": «… José Ensch compréhensible, intelligible, déchiffrable? C’est moins certain. En tout cas pas donné (...) En 1997 elle écrit déjà "Dans les cages du vent": "... c’est beaucoup plus loin / que sonnaient les soleils / sur le ciel en arrêt", tout aussi exquis et... sibyllin» (5)! C’est que le Glossaire de Jalel, ouvrage aussi fin qu’érudit, mais forcément non exhaustif,(6) offre au lecteur non seulement les clefs à la poésie de José, mais aussi le moyen de les fabriquer à partir des mots cités. À propos "bleu", Jalel nous dit encore qu’«il se fait objet plus épais que tous les brouillards» comme dans les vers de José «... bleu si foncé / qu’aucun navire n’y pénètre vraiment». Mais il est aussi «surdéterminé par une valeur affective» dans «Le tablier à carreaux bleus / issu d’une nuit ouvrière» ou encore dans «le petit vase bleu sous un lointain soleil».
Et je pourrais continuer longtemps, tant c’est avec délice que je me perds dans ces trois pages de poétique bleue où, après un silence sur le sucrier bleu d’Iva Mrázková, l’on s’envole comme l’oiseau que nous retrouvons sous "Chant…", ou comme ce "collège des oiseaux" auquel José prétend à l’honneur d’appartenir. Ainsi défilent devant nos yeux éblouis les paroles de José, mots souvent communs, usuels, que nous employons sans même y penser, sans être en tout cas conscients de tout ce qu’ils signifient, sous-tendent, peuvent représenter, symboliser, nous dire au-delà de leurs significations premières. Mais ce qui est étrange et ne manquera pas d’étonner tous ceux qui voient plein de difficultés à la lecture et l’entendement poétique (j’en suis), c’est que les significations dévoilées par Jalel dans le «thésaurus» enschien, sont souvent plus proches de la réalité vécue – en tout cas par José – que celles des dictionnaires. Prenez donc le mot «Lent»!
Son sens le plus courant selon Littré est «Qui manque de promptitude, d'activité, qui tarde...». Jalel, lui nous libère de la froide abstraction, pour nous faire vivre ce que vécut José, l’espace «qui se rapproche le plus du figement pictural»: «Il y eut des mots, des lumières et des plantes si lentes / qu’elles auraient pu peupler un nid peint...». Dans «La paume de sa main a des veines lentes / tels de bateaux sur les eaux des chemins de halage». L’auteur voit la poétesse associer la lenteur au flux sanguin et au rythme des haleurs. Mais peuvent aussi être lents les lauriers, ce lamento, ces angles, cette lumière que nulle autre ombre n’efface, les gestes de la forêt qui est entrée dans la chambre de l’aïeul sur de grandes voix d’océan sans déranger les feuilles pour entrer, ainsi de suite...(7) Convenez-en, amis lecteurs: la lenteur enschienne est bien plus sentie, explicite, matérielle, charnelle même qu’un quelconque "qui tarde" ou "qui manque de promptitude".
Non? Ne vous en faites pas; j’avais naguère la même impression. Je ne comprenais pas le naturel, la simplicité, la proximité au vécu de tout un chacun de cette poésie. Déformation scolaire, sans doute, logique prosaïque, lest du "a+b=c donc c-b=a"; rien à voir avec le monde poétique où évolue l’auteur. Poète lui-même, Jalel El Gharbi nous initie via ce glossaire non seulement à décoder un fragment du vocabulaire de José Ensch, mais également à la compréhension, plus intuitive et organique que logique et littéraire, de sa poétique.
1) Jalel El-Gharbi enseigne à l’université de La Manouba-Tunis. Il est critique, poète, poétologue et essayiste et a déjà publié seul ou collégialement une dizaine d’ouvrages, ainsi que d’innombrables articles.
2) Ce beau livre d’art/album, densément et artistement illustré par Iva Mrázková, est édité par l’Institut Grand-ducal, section des Arts et des Lettres et coédité/diffusé/distribué par mediArt, 31 Grand-rue, L-1661 Luxembourg, tel.2686191, au prix de 38,- EUR.
3) José Ensch : "Dans les cages du vent", recueil de poèmes, illustré par Marie-Paule Schroeder. Edit. Phi, L’Orange bleue, Institut Grand-ducal Luxembourg
4) Lire l’article entier sub jalelelgharbipoesie.blogspot.com/2009/01/le-grand-pan-de-mur-jaune.html
5) V. mon article dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 24.5.2006
6) Qu’est-ce qui guida El Gharbi dans son choix de gloses? Où figure p.ex. "enfant", pourtant aussi fréquent qu’éloquent chez José Ensch? Peut-être en négatif dans "bleu"? «Le bleu est chez José Ensch la couleur de ce qui n'est plus, de ce qui n'a jamais eu lieu (un enfant), de ce qui se dérobe aux sens (...) et de ce qui est là, immédiatement présent dans l'évidence de son être là», écrit Jalel dans son blog susmentionné.
7) Ici, je ne cite pas exactement José Ensch. Les mots de cette phrase lui sont empruntés, mais re-agencés librement. Me pardonnera-t-elle cette modeste liberté dictée par le style? J’y transforme certes du 220 V en 6 V, mais puis – je pense – mieux m’expliquer.
Pour commander le livre : http://www.mediart.lu/index.php?id=6
à suivre
Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, février 2009

dimanche 8 février 2009

Extrait de "José Ensch, Glossaire d'une oeuvre. De l'amande au vin"





Illustration d'Iva Mrazkova.


Voici l'article "Bleu" du Glossaire de José Ensch si richement illustré par Iva Mrazkova.



Bleu :
Le bleu est sans conteste la couleur dominante dans la palette de José Ensch. Tout se passe comme si le monde en était repeint. Mais, à la réflexion, il s’agit moins d’une couleur que d’une qualité : le bleu est sa connotation. Il réfère à la pureté, qu’il s’agisse de celle du ciel ou de celle de la conscience : le bleu du ciel et la conscience bleue.
Un poème de L’Aiguille aveugle laisse entendre que le bleu est, bien plus qu’une qualité, une substance. Il est la matière dans toute sa consistance. Et il se fait objet plus épais que tous les brouillards :
…bleu si foncé
qu’aucun navire n’y pénètre vraiment

L’œuvre de José Ensch laisse entendre que le monde est tributaire du monde poétique.
Le bleu n’est pas seulement la Couleur ; il est le signe d’une affiliation à la lignée surréaliste mais là où les surréalistes se sont contentés de peinturlurer la terre et une orange en bleu, José Ensch, étend cette couleur sur les choses les moins vraisemblables tout en privilégiant ce qui dans la nature est bleu. José Ensch ne se contente pas d’un « globe bleu ». C’est ainsi que le bleu a l’herbier qui l’illustre : bleuet, lilas, campanule, « chardons bleus ».
Le bleu est aussi la couleur de l’enfance, comme le corroborent ces objets qui viennent de la jeunesse. José Ensch pourrait faire sienne cet aveu de Cadou :
Ma mémoire est pavée de ces belles faïences
Chez José Ensch, le bleu est surdéterminé par une valeur affective. C’est :
Le tablier à carreaux bleus
Issu d’une nuit ouvrière
Ou encore :
le petit vase bleu sous un lointain soleil
Avec le temps, le bleu de ce vase devient encore plus foncé :
Qui dira les images
comme des rideaux
Au creux d’un vase très bleu

Ailleurs, la poétesse évoque :
…un verre de Bohême
Un sucrier très bleu

Ce sucrier apparaît dans l’œuvre dans une première occurrence qui l’associe à la nuit
Ô le sucrier de la nuit
Certains bleus sont justifiés par la paronomase : baie, billes et surtout ces bleuets si fréquents et qui sont dotés du coefficient souvenir :
comme autrefois les bleuets au bord de l’enfance
ou encore, cette autre occurrence :
Tu es de blé levé, de gerbes montées
peuplées d’enfances vieillies
au pied des bleuets tels des baobabs
d’alouettes promises
au repos à jamais

La corrélation établie entre « bleuets » et « baobabs » trouve sa justification dans l’identité de leurs initiales. Ainsi donc, le bleu n’est ni la couleur du ciel, ni la celle de la campanule ni même celle du bleuet mais celle de l’harmonie sonore.
Ailleurs, l’adjectif « bleu » s’explique par l’euphonique [ b] ou [l] que comportent les noms qu’ils déterminent : « alphabet du bleu », « céréales bleues », « Cheval bleu », « licorne bleue » ou « l’abeille devenue bleue » , « ombre bleue », « langues bleues ».
On le voit ici, l’euphonie, c’est-à-dire l’effet poétique, rend possibles toutes les métamorphoses et autorise toutes les noces :
Or déjà le bleu épouse le violet
Ces mêmes épousailles se trouvaient déjà dans le premier recueil de la poétesse :
Bleu épousant le violet
C’est dire que le bleu est promis à toutes les mutations :
Avance ton sommeil et plonges-y
au plus profond du bleu qui deviendra
noir et puis blanc

Dans le même recueil, il est question d’alliance de couleurs :
Les brebis passent autour de l’abbaye
ses arcs tendus vers le bleu
la verdure qui l’épouse

Ou encore :
Or le bleu épouse le blanc à distance
La poétesse est sensible aux effets de la paronomase comme le souligne cette tendance à la rime senée qu’on remarque partout chez la poétesse :
Quand vient le vent vole la neige
Ou encore :
il faut fixer les forêts qui sombrent en filant vers le soir
Un poème d’Ailleurs… c’est certain laisse penser que le bleu est une qualité poétique :
Il respire et nous le respirons
Bleus comme la scansion d’une douleur

« Bleu » est à lire comme synonyme de « lyrique ». On comprend dès lors comment :
Le bleu fait office de mémoire
Autant dire qu’il s’agit d’une couleur inhérente au monde poétique. Peut-être même que c’est le monde qui emprunte cette couleur à la poésie.

Pour commander le livre : http://www.mediart.lu/index.php?id=6