mercredi 31 mars 2010

Armen Tarpinian


Ecrits le lendemain de la guerre, ces poèmes disent que la ruine du monde est d’abord celle de l’être. Et les constats du poète sont souvent amers : « La préhistoire nous avait légué sa terreur. » La figure biblique la mieux habilitée à dire notre monde serait Job. Chez Armen Tarpinian, tout part de la similarité entre cheminement et quête intérieure : « Le porteur de promesses/ Ne peut vivre qu’en nous ».
Nous sommes dépositaires de cela qui fait que le monde est chose immonde. Pourtant l’univers du poète est assujetti à une force majeure : l’amour. Force majeure, dis-je, d’abord par son pouvoir imageant : « Car j’aime et c’est assez pour que le jour se lève/Mes poings jaillissent/ De la colère apaisée du roc/Et irriguent la terre d’un sang neuf ». Ce que l’on voit ici, c’est l’accointance entre le corps et le monde. Un presque rien laisse permet de tout espérer :
« La rose jamais née attend /Dans les glaciers »
La rose ressemble à s’y méprendre à « L’amour qui brillait innocent/ Sous les veines de la cendre, » Il en résulte que le lyrisme n’est pas l’expression d’un émoi personnel mais plutôt le chant du monde ou encore : la voix de l’équilibre entre le sujet et le monde.
Je reviendrai sur ce recueil qui couvre cinquante ans de création poétique saluée par René Char et par Gaston Bachelard dont on trouvera en annexe deux lettres .
A lire
Armen Tarpinian : Le Chant et l’ombre. Poèmes (1945-2005). Editions La Part Commune.

dimanche 28 mars 2010

Riches Heures

J’ai enfin pu lire le livre de l’écrivain suisse Jean-Louis Kuffer (dans mes liens). Riches Heures est la moisson de cinq années d’écriture. Voici un extrait irrésistible :
Munch
L’affaire est grave : il n’y a pas un seul sourire chez Munch. Cependant une grande poésie de la douleur, une profonde mélancolie et délectation, tout le bonheur atroce de la beauté qui se connaît, je t’aime je te tue, tu m’es désir mortel, et partout cet Œil à la paupière arrachée – je n’ose même pas dormir.
Sa chair blessée n’est pas que d’un puritain misogyne (rien chez lui des ricanements gris et des verts vengeurs de Vallotton), mais c’est la triste chair du triste ciel métaphysique, c’est la chair dorée et mortelle de la Madone vampire, c’est l’incroyable rencontre d’un limpide azur dans l’univers noir et la catin rousse aux yeux verts, c’est la luxure et la mort exilant Béatrice et Laure – à l’asile, probablement.
Ce qui est certain, c’est qu’on en sait désormais un peu plus sur les pouvoirs émotionnels d’un certain blanc et d’un certain rose, le drame muet se joue sur fond vert naturellement apparié au noir cérémonial, mais les couleurs ne sont jamais attendues ni classables, chaque cri retentit avec la sienne et tous sont seuls dans la nature splendide.
Jean-Louis Kuffer : Riches Heures (Blog-Notes 2005-2006) L’Age d’Homme. 2009

mercredi 24 mars 2010

Réactions du poète Gaspard Hons à ma lecture


Je reçois à l'instant cette réaction de Gaspard Hons à mon article "Le surnom de la rose" mis en ligne le 21 mars. Merci, cher Gaspard, pour cette exceptionnelle qualité d'écoute, dont j'ai envie de dire qu'elle est un des paronymes de la fraternité.


La rose, une confidente de nature lumineuse est transcendentale : là sont les mots notés sur la première page d’un petit carnet gris toilé. Ensuite d’autres mots, des notations , des presque poèmes, des pensées souvent banales, des éclairs. Une matière première, brute. Mon terreau ! Le terreau de celui qui n’est rien, qui s’échappe. Il, celui-là, éprouve quelque chose, mais ne sait quoi.

Longtemps j’ai vécu et vis toujours en éprouvant, en traversant.

L’article de Jalel El Gharbi se pose et m’éveille, il me donne l’image de quelqu’un qui se découvre tout en continuant à éprouver, mais quoi. Au fil des ans, divers carnets se sont succédé, trois, dont roses improbables, roses incréées et roses imbrûlées. La même quête, le même désir de voir fleurir des roses effacées. Lire dans un même espace visible et invisible ; comme écrit Jalel ajointer ces deux états (mais sont-ce des états ?). Le connaissable et l’inconnaissable, les deux étrangers l’un à l’autre. L’objet de mes pensées est là et là il est absent. J’en prends me semble-t-il conscience, ou non conscience. Je m’inscris dans ce qu’écrit ce lecteur qui me découvre, dans ce synonyme possible de la vacuité : la nudité ? L’absence serait le réel moins le visible.

Il y a de l’émerveillement et des éblouissements dans ma relation avec ces roses qui sont tout en n’existant pas, qui après un voyage, non linéaire, mais sphérique se donnent fruit, lieu de germination. Mes roses me pensent sans exister bien que mon regard imparfait en fasse des objets ; objets mais non concepts. Cela est-il de l’ordre de la connaissance ?

On est maladroit de vouloir réduire cette distance qui nous sépare de l’autre nous, se trouvant pourtant à distance minime, sinon symbolique .

La rose réside-t-elle où ignorance et connaissance se valent. Mais en quel domaine, celui que nous pouvons tout juste éprouver…



Gaspard Hons
Nuit du 23 au 24 mars 2010

mardi 23 mars 2010

En lisant René Welter

Pierre Soulages
En lisant René Welter
Imaginons ceci : une musique sans appoggiatures , une peinture faite de prédelles et une voix jouxtant le silence. Cela donne à peu près une image de la poésie de René Welter. Chez lui, Le beau ne relève donc pas de l’ajout fait à la nature mais il est plutôt le fruit d’une soustraction. C’est une poésie qui semble exiger une grande part de blanc, un pan de silence. Tout se passe comme si le poète misait sur l’illisible. Le poème est comme le vide indispensable à l’écho.
Naguère je rattachai la poésie de Laurent Fels , qui est dans la même veine que celle de René Welter, à l’univers cistercien. Je reprends aujourd’hui ce rapprochement en précisant que l’écriture de Welter est drue – je pense à Paul Celan, affûtée comme l’est la poésie de Charles Juliet. C’est la poésie d’un homme qui semble marqué par la distance et toutes les questions ontologiques dont résulte cette intranquillité de l’être qui se lit partout chez lui :
des pierres dressées
sur les dormeurs

sans visage
une allée
de platanes
au bout
du glacis
une rose
sans nom
dépose
pour la flamme
et le charbon

René Welter : Feuillets de plomb. Collection G.R.A.P.H.I.T.I éditions PHI Luxembourg 2009

dimanche 21 mars 2010

Le surnom de la rose.

Jan Davidsz De Heem, oeuvre dite Nature morte à la rose.
Gaspard Hons,
Roses improbables
.
Ce recueil tout récent de Gaspard Hons, prix Robert Goffin 2008, est porteur d’une interrogation, la même : comment se fait-il que ce qui fait phénomène – une rose par exemple – puisse être tout à la fois indice de présence et de vacuité. Et l’on peut décliner la question à l’envi. J’essaie même d’en donner une déclinaison calligraphique : le plein exprimant le délié. Cette proximité entre l’être et le néant n’a pas d’explication autre que la rémanence du signe « même effacées les roses continuent à fleurir. » Dès lors la vacuité aurait comme synonyme possible : la nudité. L’absence serait alors le réel moins le visible. Et le poète est lecteur de l’illisible dans un monde riche en métempsycoses, en métamorphoses qui se liguent toutes pour dire l’unité du monde. La question n’est pas tant de savoir ce qu’il faut chercher que de saisir les motivations même de la quête. La question se pose parce que nous sommes dans un monde régi par un impératif oxymorique : connaître l’inconnaissable ; en avoir un « avant-goût » : « Le goût d’une pensée effacée / est un avant-goût de la réalité ultime ». Qu’on ne s’y trompe pas : il y a loin entre goût et avant-goût. Le premier est appréciation sensorielle que peut même surdéterminer un coefficient sensuel ; le second n’est en rien sensoriel. Il est de l’ordre de la connaissance. L’avant-goût est toujours porté vers l’avenir. Il prend appui sur le vécu, le connu pour scruter l’inconnu. La seule aspiration légitime du poète : être voyant, non pas dans les conditions que décrit Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny mais plutôt comme l’écrirait un mystique capable d’ajointer visible et invisible, connaissable et inconnaissable ; d’en transcender les dichotomies pour aboutir à une poésie entendue comme mode de connaissance :
« j’entends une musique absente comme je vois / une rose qui n’existe pas »
Cela est rendu possible par le pouvoir de la pensée. Le monde est tributaire de nos pensées ; il en est même le fruit. Dès lors que de sources d’émerveillement. Cà et là ce ne sont que « pluie de roses » , « un éclair sans nom » et même une rose « qui a perdu son nom ».
Elles se mettent en péril les roses pour dire les différences essentielles ; celle qui sépare être et exister, la pensée de son objet et le sujet pensant du monde.
Il y a chez Gaspard Hons, grand lecteur de Paul Celan, comme une « parole [jamais ] en défaut.
Gaspard Hons : Roses improbables Le Taillis Pré 2009.

mercredi 17 mars 2010

Notes sur un recueil de Claude Michel Cluny



Cluny : le même visage
L’Autre visage de Claude Michel Cluny est une œuvre tout à la fois exaltée et inquiète. Elle exulte à répéter que l’être ressemble toujours à lui-même autant qu’il se nourrit de cette altération que le temps inflige à l’étant. Il y a cependant un espace où les dichotomies se résorbent en harmonie, où l’inquiétante étrangeté se trouve transcendée en contemplation, en délectation du beau. Le beau interpelle non pas en tant que réalité morphologique, mais en tant que poïen, en tant que faire poétique, artistique. Il faut que tout soit allégorisée : « Prête-moi ton visage, disent le maître au disciple, le peintre à son modèle, la mort au vivant, le jour à la nuit, le père à l’enfant, les dieux à la beauté, l’art à l’imprévu, l’eau à la soif, la mémoire à l’heure enfouie… » écrit Claude Michel Cluny.
Le beau est donc totalitaire, despotique, qui mobilise toutes les tendances de l’être. Il suffit que l’autre passe (comme chez Baudelaire, comme chez Nerval, comme chez Emile Nelligan, comme chez Antoine Pol…) et le « mal » est fait. Le passage de la beauté est diabolique, il est révélation du passage (celui du temps) et avant-goût de l’enfer. « Loin de toi, ma vie… » dit je ne sais plus quelle ritournelle, où la distance est avant tout distance avec ce que nous fûmes, avec ce que nous sommes.
Un jour, alors que je m’apprêtais à aller voir Cluny chez lui, cette jeune fille en fleurs se faisait photographier et tout Paris retint son souffle…
Pourtant, il faut se fier à la leçon du poète : il ne faut pas se retourner, suivre l’injonction faite à Orphée. Il convient de passer son chemin ou de cheminer, si possible. Il ne faut surtout pas s’arrêter face à « l’indéchiffrable profil ». Indéchiffrable peut-être parce qu’il vient d’une autre chronologie, d’une temporalité autre :
« Te savais-tu sans retour
avant même d’être parti ?
Les horloges disposent
d’un autre temps que le nôtre »
Il y a dans ce renoncement une possibilité offerte de possession. Ce n’est pas de mystique qu’il s’agit. Alain Bosquet en fit l’erreur en 1972 en soutenant le caractère mystique de l’œuvre de Cluny (il n’y renonça qu’après 1989). Ce n’est pas de mystique qu’il s’agit mais de ce canon poétique essentiel : le paradoxe.
L’Autre visage est un recueil qui interroge la rémanence et qui la situe du côté du style : « l’art survit seul à sa vérité : le style ». La sentence de Claude Michel Cluny rappelle la fameuse expression du Temps retrouvé de Proust « les anneaux nécessaires d’un beau style ». Le recueil se laisse lire comme une réflexion sur le signe et sa rémanence. Ce qui induit qu’il se nourrit d’une conscience de finitude. A lire.
Claude Michel Cluny : L’Autre visage. Editions de la Différence. 2004
Claude Michel Cluny : des figures et des masques essai de Jalel El Gharbi suivi de textes de Cluny issus d’entretiens. Editions de la Différence, 2005.

mardi 9 mars 2010

Alpes du Sud d'Alain Freixe


Alain Freixe ( né en 1946) est poète, critique littéraire et professeur de Lettres. Il vit à Nice. Il est publié surtout aux éditions l’Amourier ( Avant la nuit ; Comme des pas qui s’éloignent…) On peut lire ses critiques sur son excellent blog (dans mes liens).
Voici un extrait d’une plaquette intitulée « Entre pierres et lumière » qu’il a publiée en 2000
Alpes du Sud
A demeure
En l’été

les pierres de montagne

quand le ciel les affûte
sont lames
où se déchire la lumière.

Et ce sont ses lambeaux
qui pendent
aux mains écaillées des orages
doublures tremblantes
d’un bleu qui s’obstine.

mercredi 3 mars 2010

Ce qu'en pense Pier Paolo


Je reçois à l’instant cette lecture que Pier Paolo a bien voulu consacrer à mon recueil « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête», qu’il en soit remercié :


Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête
A travers son dernier recueil de poésies intitulé « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête », c’est à un véritable voyage à travers les mots, les couleurs, les images, les sens et les lieux que nous convie Jalel el-Gharbi en compagnie d’un vieux soufi.
Il suffit d’emprunter la métaphore (majaz en arabe) et de considérer l’image qu’elle contient. Car l’image est le personnage principal de ce recueil et tout gravite autour d’elle. C’est elle qui fait naître chez notre soufi ces rêveries poétiques qui le plongent non seulement dans le raffinement des délices intellectuelles procurées par la contemplation des beautés artistiques et naturelles mais également dans la jouissance des sens éprouvée à la représentation de ces beautés. Mais de toutes les gratifications dont une image peut combler notre soufi, la plus grande est certainement celle d’engendrer dans l’esprit enamouré du vieux maître, une autre image, et ainsi de suite à l’infini. La puissance imaginative de la métaphore dans l’esprit du poète a été évaluée avec une acuité remarquable par Nietzsche qui avait écrit à propos d’elle : « La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais une image substituée qu’il place réellement devant ses yeux à la place d’une idée. » Ainsi, de métaphore en métaphore tout au long du texte nous voyageons avec notre soufi poète. D’ailleurs, on peut se demander si on peut être soufi sans être poète et vice-versa. Ajoutons encore que le terme « métaphore » vient du grec « metaphora » qui signifie « transport ». Cette étymologie ne venant que souligner davantage le fait que la métaphore est bien à l’origine une invitation au voyage, au déplacement, à l’évasion et à la rêverie. Aussi, c’est sans surprise que nous voyons notre soufi ne pas s’attarder dans l’ermitage des moines du Galamus. Rien ne serait plus contraire à sa démarche que de se fixer en un lieu donné. Notre soufi est un voyageur aux semelles de vent, sans cesse en mouvement, en quête, tout comme ce poète persan du XIe siècle, Nasir Khusraw, qui quitta famille et biens à la recherche de réponses à ses questions. Chaque destination n’étant toujours pour lui qu’une étape, un carrefour, une halte provisoire dont l’intérêt n’est autre que celui de proposer le choix de routes nouvelles. Le monde est un temple pour notre soufi et il communie avec le Divin en étant au milieu de lui et non retranché de lui. Car le soufi, dans le monde, se voit entouré de signes qui contiennent en eux l’indicible et lui permettent de s’en approcher. Est-il besoin ici de rappeler la connivence que nous pouvons constater entre le soufi et notre grand poète Baudelaire qui voyait dans la Nature une forêt de symboles où par le jeu des correspondances les sons, les couleurs et les parfums se répondent. Le signe est à l’exemple de Qatmir, ce chien gardien des sept Dormants d’Ephèse, posté devant l’entrée de la caverne et veillant sur le sommeil des jeunes gens en attendant leur résurrection. Notre soufi communie avec le Divin, non exclusivement par la prière, mais surtout par la méditation sur le signe, l’exégèse qu’il en fait en utilisant son intellect et ses sens, et par le regard constamment émerveillé qu’il porte sur tout ce qu’il voit. Notre soufi adresse ses louanges au Créateur, non en se privant des excellentes nourritures terrestres, mais bien au contraire, en les appréciant par tous les sens de son corps. Il convient de s’arrêter ici brièvement sur le terme « signe » qui se dit en arabe « aya » (pluriel : « ayât »). Le terme « aya » signifie tout à la fois « signe miraculeux » et « verset ». Ainsi, le Coran est composé de versets qui sont autant de signes miraculeux. Mais ce qui est particulièrement significatif, c’est que le Coran emploie également le terme « aya » pour désigner les phénomènes naturels. Ainsi, chaque élément de la création est non seulement un signe miraculeux du Divin mais également un verset. Le macrocosme est un grand livre. Aussi, il n’est pas surprenant de constater que le premier mot de la révélation coranique est l’impératif « Lis ! ». Oui, lire et toujours lire et ne faire que lire durant toute sa vie. Afin de nous aider à déchiffrer quelques uns des mystères de l’Univers, le soufi nous lit gracieusement quelques pages de son Abécédaire mystique. L’alif, la première lettre de l’alphabet, qui est une droite verticale, est également utilisée pour désigner le chiffre un. Il symbolise non seulement l’unité divine mais également la taille élancée de l’amour et le désir tendu des soufis à s’annihiler dans le Divin (Fana fi-lah). La lettre nun par sa forme lui évoque le croissant de lune et la lumière (nûr) dont le nun constitue la première lettre, mais aussi la fleur du narcisse et une barque voguant sur l’Archéron. On voit comment chez notre vieux maître le signe éveille les sens dans toutes les acceptions de ce mot. Sens en tant que « signification » car le soufi pénètre dans une réalité plus profonde que celle apparaissant à la surface. Sens en tant que « orientation » avec à nouveau ces images relatives au voyage et à l’évasion. Sens en tant que « sensualité » avec la vue flattée par la beauté du narcisse et l’odorat par son parfum. Ainsi, la métaphore est pour notre soufi un chemin, un passage, un pont qui lui permet de passer d’une réalité apparente et superficielle à une réalité cachée et essentielle où image et sens se rencontrent comme deux mers en un confluent. L’image est alors perçue par les sens et les sens se métamorphosent en images. La métaphore est ce passage qu’empruntent les images et les sens pour aller à la rencontre de l’autre et pour passer d’une rive à l’autre. Il est significatif d’ailleurs qu’en arabe l’on dise que la métaphore est le pont de la réalité / vérité (« al-majaz qantarato al-haqiqa » ; le terme haqiqa signifie tout à la fois « réalité » et « vérité »). La métaphore permet d’accéder à une réalité plus vraie et une vérité plus réelle.
Pour notre vénérable soufi, la quête de l’indicible est intimement liée à la sensualité, au voyage et à la rêverie. On ne peut manquer en écoutant la voix du cher maître de songer au hadith du Prophète déclarant : « J'ai aimé de votre monde ici-bas le parfum et les femmes, mais le comble de ma satisfaction réside dans la prière ». Ou encore à ces splendides versets coraniques empreints de sensualité où nous voyons la belle reine de Saba relever gracieusement sa robe et nous découvrir ses jambes en prenant le sol en cristal du magnifique palais de Salomon pour de l’eau (Coran, 27, 44).
Le vieux soufi nous prend par la main et nous mène de signe en signe et de métaphore en métaphore sur les voies de l’amour, de l’émerveillement et de l’indicible tout comme Rimbaud, cet autre grand voyageur devant l’Eternel qui nous confiait : « J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile et je danse ».
Notre soufi, bien qu’étant au lendemain d’une fête, n’en est pas moins à la veille d’une autre où l'on viendra sur ce pont qui mène à la Vérité.
Editions du Cygne :
http://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-priere-vieux-maitre.html

Hanafi. Peintre tunisien au Canada

Il neige, scène québecoise.

L’œuvre de Hanafi, peintre tunisien né à Menzel Bourguiba et vivant au Canada, est celle d’un puissant coloriste. Le traitement naïf du réel trahit chez lui une sensibilité d’écorché vif. Il sait transposer les émotions, les traduire en chose visible, apaisante. Il donne vue à la nostalgie, à l’adhésion au monde et les transcende. D’où sans doute cette impression de joie de vivre qui émane de l’œuvre du peintre.

Bizerte, le vieux port

mardi 2 mars 2010

Une page d'amour pour Mateur


Voici une page de l'excellent roman de Anouar Attia Tunisie Rhapsodie qui vient de paraître. J’y reviendrai.
Mateur
Mateur. Cœur battant des voisinages proches et éloignés. De Ghzala jusqu’à Sejnane en passant par Roukkoub, Jefna et l’Oued-aux-Olives. De Larima jusqu’à Joumine en passant par Blanche-Eau, Pont-Noir et Sidi Nçir. De Source-de-la –Fontaine jusqu’à Ferryville rebaptisée Menzel Bourguiba en passant par l’Ichkeul et Zaarour. Et, vers Tunis, d’Om Hani jusqu’à Djedeïda en passant par Sept-z-yeux, Fontaine-aux-Fruits, Sidi Othmène et Chaouat. Mateur…M’envahissent maintenant même les odeurs des grands espaces dans lesquels le hameau devenu ville fut implanté. Odeurs qu’exhale une terre soudain arrosée de pluie dont, pendant les longs mois torrides de l’été, elle a été privée. Les labours faits à temps vont bien en profiter… Odeurs de moisson. Elles viennent subtiles, volatiles, s’en vont, reviennent soudain en sèche exhalaison qui prend au nez un instant, font penser, en souvenir vécu ou qu’on a entendu raconter, à des festivités où se volaient ou se consentaient des premiers baisers entre cousines et cousins, voisines et voisins, au rythme de la chanson d’Abdelwaheb : Ce soir, ce soir est la fête du blé, que Dieu le bénisse, le bénisse et le multiplie. Moissons d’antan… Moissons d’aujourd’hui, expédiées en stress, en manque de joie, en seul souci de rentabilité… De temps en temps, venant en effluves âcres depuis la proche périphérie de l’agglomération, des odeurs de brûlé. C’est la fenaison, le feu régénère aussi le sol épuisé de nous avoir généreusement nourris. Ou c’est un feu qui, à la canicule, a spontanément pris à des herbes desséchées… Ou une odeur qu’on hume avec un plaisir honteux, celle de quelque lointaine moisissure de jachère ou de coin humide délaissé.
Anouar Attia : Tunisie Rhapsodie. Roman. ISBN : 978-9973-28-296-5. Les Editions Sahar. Tunis 2010