samedi 25 avril 2015

محمد وردي - عرس السودان - تسجيل نادر وعالي الجودةMohamed Feytouri n'est plus






Le poète soudanais Mohamed Feytouri vient de s'éteindre. Voici une  traduction rapide d'un poème du chantre de l'Afrique, ici interprété par Mohamed Ouardi,

 Les noces du Soudan 
En ces temps d'exil et de départ
Les ombres me séparent de toi et filent
Ô Soudan, Toi ma passion
Là où il n'est plus de passion,
Autre que l'aigle colossal
Ô balcon de l'histoire
Etendard fait
De fierté féminine
Et d'orgueil masculin
****
Pour qui donc interprété-je mon chant
A l'heure où il n'est point de norme autre que la perfection
Quand ce n'est pas toi la beauté 
Remplissant mon verre à le faire déborder de beauté
*****
Pour la beauté de tes yeux ce sang
Qui a inscrit sur la terre
La ligne de la lutte
Qui a piétiné son bourreau
Alors qu'il la tenait incarcérée
Puis majestueusement s'est fait martyr
*********
Pour l'amour d'une fillette
Dont les yeux ont conté fleurette
A un jardin rêvé
Ton soleil est dans la paume de sa main
Comme une tresse fraîche
Faite de fleurs d'oranger
Et le Nil est un costume vert
Que taquinent parfois les hanches
Le faisant légèrement plier
***
Elle s'appelait Oum Derman
Elle s'appelait révolution
Les noces étaient du Nord
Mais ses amours du Sud
Et l'heure de la victoire correspondait
A la pleine lune
N'eût été ma peine 
J'aurais dit : je donnerais mes longues nuits pour toi
Je donnerais ma vie

vendredi 24 avril 2015

Mon voyage en Occirient



Mon voyage en Occirient

Il n’est pas très confortable d’être passionné d’Occident  quand on est oriental et il n’est pas confortable d’être épris d’Orient quand on est occidental. Dans un cas on passe pour être à la solde des puissances étrangères et dans l’autre cas, on est estimé victime de ce prisme déformant qu’est l’exotisme.
Il n’est pas très confortable d’être. Peut-être est-il doublement difficile d’être lorsque on porte en soi cette double appartenance qu’on peut délibérément avoir choisi de cultiver.
Sans le vouloir, j’ai usurpé un nom (El Gharbi, en arabe : l’occidental) et pour rien au monde je ne le changerais. Où commence l’Orient commence l’Occident. Mais ce singulier me gêne. On devrait dire les Orients et les Occidents. Dans le Coran, ces mots se déclinent au duel et au pluriel. Puis, à la réflexion, qu’importent Orient et Occident ? J’essaie par là de paraphraser le grand poète Ibn Arabi (né à Murcie, cet Occident de l’Orient en 1165 et mort à Damas cet Orient de l’Occident en 1241). J’aime à citer ces vers du poète :
«L’éclair venant d’Orient, il y aspira
S’il était apparu en Occident, il y eut aspiré
Quant à moi, je suis épris du petit éclair et de sa  perception
Je ne suis épris d’aucun lieu, d’aucune terre»
Et il me plait de gloser ces vers ainsi : j’aime tous les lieux où se réalisent ces renversantes épiphanies du beau. Ce sont les mosaïques du Bardo, de Sienne, de Damas, les sculptures de Rome, les colonnes de Baalbek, une peinture à Paris ou à Londres, un manuscrit enluminé à Istanbul. Je cherche à dire que le beau exige un cheminement, des voyages et une spiritualité. Un pèlerinage. Une spiritualité du beau demande à naître. Une autre logique demande à naître dont j’esquisse pour vous quelques traits, vous verrez que ce sont les canons même de la poésie : Pour affirmer mon arabité, je la renie ; pour renier mon occidentalité je la cultive. Ni l’un ni l’autre, c'est-à-dire et l’un et l’autre. Aujourd’hui, il s’agit d’être à l’image de l’olivier coranique, ni oriental ni occidental c’est-à-dire tout à la fois oriental et occidental.
Je suis ce que je nie ! Un autre cogito est à inventer qui ferait dépendre l’être du non être, qui dirait la contiguïté entre l’être et le néant et qui serait abolition des frontières entre l’affirmation et la négation.
Les frontières ne sont pas les limites d’un monde ; elles sont appel au franchissement, appel à la transgression, tentation de l’ailleurs. Les frontières attisent mon désir de les franchir. Les frontières sont un adjuvant du désir.

C’est à la faveur de cette rêverie que je m’adonne souvent à un brouillage des cartes pour entretenir ce rêve de ce que j’ai appelé un jour « Orcident » ou « Occirient ». Donc : où commence l’Orient commence le rêve, l’onirisme. Où commence l’Orient commence l’Occident, ses rêves, son onirisme: la frénésie exotique du XIXè était avant tout frénésie d’images venues d’ailleurs, ou frénésie d’images du même travesti sous les signes de l’autre, surdéterminé par la distance. Delacroix peignait des bains qui tiennent des boudoirs. Baudelaire cherchait ses rêves d’Orient du côté de la Hollande. On est tous l’Orient de l’autre, l’occident de l’autre. L’autre revient au même. L’autre n’est pas. Il n’est même pas autre. Plus les cartes géographiques comportent d’erreurs, plus elles sont belles. Je préfère les portulans historiés aux cartes d’aujourd’hui dont l’exactitude est affligeante.
Un éloge de l’erreur est à écrire.
Il me reste à dire que je ne perds pas de vue le caractère foncièrement utopique de cette rêverie. Je n’oublie pas que nous nous sommes installés depuis les Croisades et les entreprises coloniales dans une logique de rapport de force et d’occultation de l’apport de l’autre. Dans la rive Sud de la Méditerranée, ce rapport de force trouve son illustration la plus douloureuse dans la question palestinienne qui exige une solution équitable, il peut être illustré également par l’abîme qui sépare le Nord et le Sud. Aujourd’hui les nouveaux manichéens, ceux pour qui le monde est divisible par deux (nous/les autres autrement dit les forces du bien et l’axe du mal) ont plus d’un argument qui leur permettent de recruter leurs adeptes. Ces arguments ce sont l’injustice, l’absence de démocratie et la misère. Notre nombre est-il en train de décroître nous qui pensons que le monde n’est pas divisible par deux ?
Dans ce monde qui a retrouvé le confort des dichotomies manichéennes, il convient de saluer
ceux qui par leur naissance brouillent les identités !
ceux qui par leur culture brouillent les pistes !
ceux qui par leurs amours ont choisi d’autres contrées !
ceux qui par leur désir, leur rêve ont un jour aspiré à une altérité sans laquelle le monde serait inhabitable !




lundi 20 avril 2015

Giulio-Enrico Pisani découvre Antonella Botticelli, grande artiste de Caserte



Giulio-Enrico Pisani
 Luxembourg, 18 avril 2015
Zeitung  Vum Lëtzberuger  Vollek
Antonella Botticelli : Proserpine 2015, ou l’abstrait tellurique



Pourquoi Proserpine[1]?  Repérai-je Antonella Botticelli[2], cette géniale peintre italienne lors d’une exposition?  Lors d’un des vernissages auxquels je suis régulièrement invité?  Mais non.  Ce fut tout simplement le fruit du hasard; hasard de mes recherches sur l’art abstrait – je ne sais plus à quelle occasion ou sujet – sur Internet.  Et ce fut le coup de foudre.  Pas d’emblée le grand amour, non, plutôt la surprise, la question du possible... du comment pouvait exister quelque chose d’aussi unique.  Pas évident non plus que de vous faire partager l’émerveillement ressenti la première fois que l’un de ses tableaux s’étala plein écran sur le moniteur de mon PC.  Car cette peinture n’avait rien en commun avec ce que j’avais pu voir jusqu’alors dans le domaine de l’art abstrait.  Et pourtant, j’en connais quelques-uns, de maîtres contemporains de l’abstraction.  Et me voilà occupé à creuser, chercher plus loin, me documenter, tenter de découvrir l’artiste capable de cette indicible expression picturale.  Cela devint pour moi un must, une obsession, une gageure.  Mais mon acharnement paya.  Quoiqu’elle fût à peine connue hors Campanie (un scandale!), je trouvai nombre de ses oeuvres sur divers sites, puis je la découvris elle-même sur Face-book, fis sa connaissance en juin 2014, vins à faire partie de ses amis et me promis de vous la faire connaître.  
L’enchantement devant la profondeur et le subtil agencement des formes et couleurs rejaillissant sur la toile, le papier ou autres supports depuis son âme inquiète cachée sous un visage amène, épanoui, serein, mon enchantement donc, ne faisait que croître au fur et à mesure que je découvrais son travail.  Certes, personne n’est toujours égal à lui-même; et qui peut prétendre ne créer que des chefs-d’oeuvre?  Mais tel ce Vésuve dont elle ne vit pas loin[3], Antonella génère par ses propres éruptions des fruits plutoniens toujours aussi uniques qu’inattendus.  Comment s’en lasser?  Aussi, récompensé au-delà de toute espérance dans mon rôle de découvreur, je n’ai aucun problème à vous parler aujourd’hui de cette perle rare découverte sur Internet.  Notez, rien de bien nouveau à cela!  J’en fis de même pour ces sculpteurs, peintres et poètes, parfois quasi-inconnus du grand public, tels René Iché[4], Philippe Trouvé[5], Patricia Guenot[6], Salah al Hamdani[7], Mohammed Al-Maghout[8] ou autres Tawfiq Zayyad[9].  Je ne me souviens plus de tous leurs noms, mais de toute façon, aujourd’hui, c’est le tour d’Antonella Botticelli et son abstrait tellurique.
Certes, comme la plupart des peintres, Antonella est passée par une première phase figurative plus pâle, disons académique.  Quelques jolis tableaux, certes, mais grâce à Pluton dont elle est la Proserpine contemporaine, cette période appartient au passé et ne connaît que de rares résurgences.  Oublions-les donc, ainsi que j’oublierai un pauvre autoportrait qu’elle mit un jour en ligne sous les applaudissements de ses «amis» prodigues de «bravissima», «bellissimo» et autres tartufferies.  Par chance, quelqu’un de sensé – galeriste? critique sérieux?  – vint peu après confirmer mon opinion et la détourner du gnangnan qui la guette dans cette région d’Italie où le très grand art côtoie souvent le pire kitsch.  Elle-même m’annonça d’ailleurs avoir décidé de désormais se lâcher et de peindre sans réserve l’expression bouillonnante et incandescente – lave, cendres et autres scories – jaillie de son subconscient tourmenté de Proserpine entre deux mondes.
Car, contrairement à Proserpine, dont l’action se limite aux belles saisons, les autre six mois la voyant hanter le monde souterrain, Antonella obtint de sa muse le privilège des Grünewald, Bosch, Ensor ou Kalmakoff de pouvoir peindre l’interaction entre conscient et subconscient, surface et abîmes, sérénité et souffrance.  Dépassant même son rôle de Proserpine pour devenir tout à la fois Dante et Virgile, elle permet aux forces sous-jacentes de se libérer en une imagerie et des scénographies tellement inouïes dans leur énigmatique beauté qu’elles s’élèvent, comme dirait Nietzsche, par-delà le bien et le mal.  Fi des bienséances sociétales, des images convenues et des joliesses dominicales!  Grâce à l’abstraction, Antonella expose et explose tous les tourments d’une âme qui ne peut plus les contenir et refuse le pare-feu de son pendant sociable.  Elle peut s’y lâcher sans risque de troubler ou choquer ceux qui n’y comprennent rien.  Tel chambre magmatique saturée vomissant son trop plein, elle rejette l’indicible sur ses toiles ou cartons en techniques mixtes d’une beauté à dominante camaïeu et pastel aussi vraie que fascinante.
Mais attention!  Ces mises-en-scène seront sans doute moins abstraites à vos yeux, si vous prenez la peine d’y pénétrer peu à peu jusqu’à ces profondeurs dévoilées sans être préalablement ordonnées, structurées et rendues joliment présentables.  Pourtant... à y regarder de plus près, Antonella laisse derrière elle, tel Ariane, un fil tout vibrant d’une musicalité silencieuse qui vous guide à travers les méandres de son âme, pour peu que vous le saisissiez sans préconçu et restiez ouvert à l’expression de sa poésie.  Elle nous confie en effet que «Chaque artiste raconte quelque chose... les souffrances, l’amour... L’art parle et met à nu son âme à travers les couleurs, les signes, les formes. Rien n’échappe à qui sait l’observer et se perdre en de poignantes émotions qui traversent la peau et touchent le coeur, tout devenant poésie. Je n’écris pas ma vie dans un livre; la parole n’est pas mon fort.  Je l’écris sur des toiles avec force matière et jeux de couleurs. La rage plein les mains j’y ai creusé de profonds sillons où, tel des blessures, s’écoule lentement le sang de mes souvenirs...»[10]
Vous restez toutefois, comme toujours devant la peinture abstraite, amis lecteurs, maîtres de votre interprétation, elle-même fruit de vos goûts et perceptions; patience, pénétration et empathie s’y ajoutant ave bonheur.  Cette liberté, Antonella vous la laisse d’ailleurs en n’intitulant que rarement ses tableaux.  Il y a des exceptions, mais ces titres ne vous lieront point.  Prenez, par exemple, «Sociétà contemporanea», une technique mixte sur toile 80x100 cm!  Les bistres y pourchassant les derniers feux me firent tout d’abord apparaître un monstrueux requin édenté ne parvenant qu’à s’envoler à grand-peine après avoir dévoré le buste d’un homme accroupi lui servant de tremplin ; le lendemain j’y vis Python se dressant au-dessus du chaos.  Quel hiatus entre ma première impression, ma seconde lecture et le titre!  Mais je creusai plus loin et, de fait, après m’être saisi du fil d’Ariane cité plus haut, le jeu et l’interaction tout à la fois sobres et poétiques des formes et couleurs me firent apparaître l’immense tension entre un passé amorti, couleurs pastel et un présent aux exigences parfois brutales.  Mais vous, qu’y verrez-vous?
Autre exemple: «Mémento», l’un des chefs-d’oeuvre de cette visionnaire du subliminal.  Ce titre signifiant «souviens-toi» me donne à penser qu’il ne s’adresse pas particulièrement au spectateur, ni d’ailleurs par réflexion à l’artiste elle-même, mais représenterait une plongée dans la mémoire collective italo-hellénique dont elle serait le héraut.  Mais Antonella a peint ce tableau au printemps 2014 et ne peut se résoudre à suivre le philosophe orphique Empédocle[11] dans sa chute vers cet enfer que Proserpine vient juste de quitter.  L’heure n’est donc plus ni à Pluton ni à son neveu Vulcain.  L’Antiquité cède aux prémices de la Renaissance, bien plus proche des passions qui traversent alors l’artiste.  Dès lors, son tableau s’arrête au vestibule souterrain où, tout au fond, la porte (ou bouche) des enfers dit, rageuse, les mots de Dante Alighieri: «Par moi on va vers la cité dolente / Par moi on va vers l'éternelle souffrance / Par moi on va chez les âmes errantes...», etc. et conclut: «Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance».  Mais contrairement à Dante et Virgile, Antonella et sa muse Proserpine, dont les tourments sont ceux de la vie et non de la mort, ne vous feront pas franchir cette porte, ne permettant à une abstraction cette fois toute relative que d’en explorer la tortueuse antichambre.
J’aurais encore désiré vous présenter la biographie d’Antonella Botticelli, mais j’ai déjà largement dépassé mon espace rédactionnel écrit et ne désire pas empiéter sur des illustrations souvent bien plus parlantes que mon discours.  Aussi, en attendant qu’elle vienne exposer au Luxembourg et nous permette d’admirer son travail dans toute la force de sa matérialité, je vous suggère de faire sa connaissance aussi bien sur plusieurs sites Internet que sur Linkedin ou Face-book.  Vous pourrez l’y contacter directement et admirer nombre de ses oeuvres qu’elle y présente régulièrement[12]. 


[1] Déesse romaine des saisons, Proserpine est fille de Cérès (déesse des moissons) et Jupiter (respectivement Perséphone, Déméter et Zeus dans la mythologie grecque). Elle aurait été enlevée par Pluton, dieu des Enfers, qui l’aurait épousée. Cérès s’en étant plainte chez Jupiter, celui-ci obtint de Pluton qu'elle puisse retourner au grand air 6 mois de l’année. Elle passera six mois aux enfers (automne et hiver), puis six mois avec sa mère (printemps et été).
[2] Le nom de famille d’Antonella Botticelli n’a rien à voir avec Sandro Botticelli, pseudonyme du célèbre peintre florentin, qui s’appelait en réalité Alessandro Filipepi.
[3] Elle vit et travaille à Maddaloni, près de Caserta et à une trentaine de Km de Naples et du Vésuve.
[4] www.zlv.lu/spip/spip.php?article1298
[5] www.zlv.lu/spip/spip.php?article3583 et www.zlv.lu/spip/spip.php?article5435
[6] www.zlv.lu/spip/spip.php?article3600
[7] www.zlv.lu/spip/spip.php?article2852
[8] www.zlv.lu/spip/spip.php?article2395
[9] www.zlv.lu/spip/spip.php?article2178
[10] Légèrement abrégé et librement traduit de l’italien
[11] Empédocle (Ve siècle a.C.) mit fin à ses jours en se jetant dans le Vésuve.
[12] En voici quelques-uns: www.equilibriarte.net/profile/antonellabotticelli ; www.premioceleste.it/artista-ita/idu:54716/ ; http://arteantonellabotticelli.altervista.org/ ; https://www.facebook.com/antonella.botticelli/. 

samedi 18 avril 2015

Petite plaisance, extrait d'un inédit de Daniel Soil ayant pour cadre la région de l''Ichkeul



Petite Plaisance


Sur le parvis de Petite Plaisance, Samy nous remet des fleurs d’oranger lovées dans une caissette de bois tendre. Nous gardons ce trésor tout au long du voyage, parcourant la rocaille, interrogeant les bergers. Nous finissons par trouver l'enfant, qui aussitôt s’enivre du parfum libéré.
 Oui, c’est bien elle, Elea, simple et désarmante, perchée sur un petit vélo de bois. C’est miracle, la dénicher dans ce temple presque intact au milieu des ruines. Son nez coule un peu. Que faire ? Lui jeter un regard noir ? La gronder déjà ? Injazette y songe, mais elle sourit et sort un mouchoir.
 Le petit déjeuner au bivouac se dit fatour essabah. Injazette veut donner l’œuf à l’enfant, mais à découvrir la Medjerda et son tumulte, Elea se détourne des victuailles. Rien ne peut la distraire du flot sous le barrage.
 Elea reste rivée au fleuve. Soudain elle demande à faire un tour en barque bleue. Les pêcheurs burinés acceptent, oui, la prendre dans les rapides, là où le cours se rétrécit. Mais déjà l’enfant oublie son caprice, ses yeux se ferment, n’expriment plus que paix et placidité.
Alors se profile le retour vers Tabarka. Dos d’âne, chicanes. Six heures au soleil, toutes baies ouvertes. Elea babille. Ce n’est qu’une litanie, mais elle dit la joie. Va à gauche, va à droite. J'obéis. Elle est aux anges.
Nous voulions trouver Elea, elle est là. Sur le trajet du retour surgit parfois le souvenir de l'amour ancien, Asma se déployant radieuse sur le cuir fauve. Pour nous distraire, les embûches, un fleuve à franchir sur des fûts accolés.
 Debout sur le marchepied, Elea proclame : je voyagerai toujours en décapotable ! Elle n’a pas eu peur une seconde. Et pourtant, Dieu qu’elle est vertigineuse, la Kroumirie et ses précipices. Elea nous dit merci. De quoi ? Je sors l’appareil photo. Je me donne une tâche. 

 J’ai le trac à l'idée de retrouver Samy à Tinja, alors je vais au lac me mêler aux foulques. Toutes ensemble elles plongent et disparaissent, réapparaissent plus loin, plus tard, comme si de rien n’était. A me voir sur la berge, aucune ne s’effraie ne prend son envol.
En Kroumirie, nous avons partagé la même chambre, Injazette et moi. Cette intimité a laissé quelques traces. Samy ne dit rien. Juste Ah. Ce que je traduis par : c’est comme ça. Lui l’homme vacciné par la vie.
 *

Samy se rappelle. Sur les arbres, la neige se fixait à l’écorce, alourdissait les branches. Et la piste paraissait impraticable. Un soldat l’a dégagée, on l’a remercié, on est passé. Samy ajoute, à propos du Nord-Ouest : rigueur du climat, chaleur des hommes.
  La neige me paraissait tenace, se souvient Samy, mais les vieux du village, au contraire : « Elle ne restera pas… Autrefois les hivers étaient plus longs plus rigoureux, aujourd’hui ça n’a rien à voir ». Nostalgie de la dureté ! s’amuse-t-il devant Injazette et moi.
 Samy me tend les jumelles. De la terrasse j’observe à mon tour les oiseaux sur le djebel. Si longtemps qu’une goutte me pend au nez et qu’un courant d’air me rend sourd de l’oreille gauche. Samy – les yeux rivés à la montagne - ne se doute de rien.
 Pourquoi pas, chaque année, une photo de Elea et Adam au pied du même arbre ? Injazette et Samy pourraient se glisser derrière eux de part et d’autre du jacaranda et se demander sans doute : qui sera dans douze ans le plus grand de nous quatre ? Je serais le photographe.
 Pour sa première note à l’école de Ferryville, Adam a eu 9 en français. Sa rédaction était si bonne qu’il a pu la lire devant tous les élèves. Elle avait pour titre : mon père ce héros. A la suite il s’est inscrit à la boxe et aussi au rugby.
 Elea doit trouver une belle pierre, le jour où elle retournera à Setif. Repérer la tombe, découvrir la mosaïque vernie sur laquelle j’ai fait graver : garde-la au creux de ta main.