mardi 29 avril 2008


Le dernier conteur de Damas.




Damas. Arrivé à Bâb Touma (porte Saint-Thomas), tout près du quartier arménien, il faut s’engouffrer dans les ruelles enguirlandées de vigne vierge. Le soir, il y règne une paisible douceur. Près de la porte Est de l’impressionnante et tout aussi sérénissime mosquée omeyyade, se trouve, face au café d’Orient, le café al-Nawfara, paisible et pittoresque. On y vient le soir écouter le dernier hakawâtî de Damas : Rachid al-Hallaaq Abû Shâdî, la soixantaine, homme fort avenant et ayant un sens très raffiné de l’humour. Abû Shâdî arrive au café juste après la prière du soir, il est vêtu en damascène : pantalon bouffant et gilet brodé. Il trône sur un fauteuil adossé au mur tapissé de photos de présidents, d’illustrations de contes populaires (Baybars) et de poésie (‘Antar). Abû Shâdî prend le temps de bavarder avec les auditeurs qui attendent. C’est une foule de touristes européens et arabes et de damascènes. Puis, s’installant sur son fauteuil, il met son tarbouche, sort un livre relié et une épée nue. La salle s’apprêtait à écouter un épisode de la sîra (geste ou roman de chevalerie) de Baybars
[1] dont le mausolée est à un jet de pierre. Après la mort de Saladin (son mausolée est tout proche), le sultan mamelouk reprend la lutte contre les croisés qui soutenaient les Mongols, destructeurs entre autres villes de Bagdad. Le cadre historique de la sîra offre à Abû Shâdî des similitudes avec l’actualité au Moyen-Orient qu’il ne se contente pas d’exploiter. Abû Shâdî ne lit pas, il écrit une nouvelle page dans cette geste. L’épisode qu’il invente dit que voyant Beyrouth assiégé par les croisés, Baybars envoie de Damas son armée avec pour mission de soutenir la ville assiégée et surtout de délivrer aux croisés ce message : « Comment des chrétiens peuvent-ils s’attaquer à des pays où musulmans et chrétiens vivent ensemble et partagent le même sort ? ». Ce souci de « vivre ensemble » a comme expression chez le conteur les formules religieuses œcuméniques qu’il emploie et qui pourraient être celles d’un chrétien ou d’un musulman. Nous sommes dans un pays où islam et christianisme fraternisent.
Le passage inventé par Abû Shâdî, que je n’ai pas pu transcrire en entier, est émaillé d’envolées lyriques, de grande poésie. A la belle qui lui demande son nom, le héros répond par une tirade sur ses qualités chevaleresques insinuant par là qu’il est ce qu’il fait. Mais de telles tirades n’excluent pas l’humour. C’est ainsi que annonçant « voici ‘Antar », Abû Shâdî désigne son propre portrait accroché au mur derrière lui. Et la foule de rectifier suscitant un rire à peine contrôlé du conteur. L’intérêt des séances d’Abû Shâdî est également dans la théâtralité du spectacle : il a un costume, des accessoires, un canevas et sa « lecture » est expressive. Il met en scène son texte, frappant de l’épée ou la pointant à faire tressaillir l’Allemande qui est à côté de lui ou l’Anglaise qui lui fait face et qui cherche désespérément un interprète bénévole. L’art de Abû Shâdî est aussi dans la sollicitation de la salle. Ici, la scène et la salle sont confondues. Le public est prié de crier. Abû Shâdî traduit certains mots : « bonjour », « bonsoir » et surtout, comme un commentaire du conteur sur son improvisation « fantastic ». Les commentaires fusent de partout. Le spectacle, comme dans le théâtre médiéval, ne se limite pas à la scène. Il règne une ambiance festive, une ambiance de partage qui signifie peut-être pour Abû Shâdî que la salle adhère à son message comme au moment où toute la salle crie à l’unisson : Allah ! Fantastic !
Jalel El Gharbi

[1] La Sîrat Baybars est éditée au Caire. L’Institut français du Proche-Orient est en train d’éditer le manuscrit qu’il détient.
Sur la geste, on lira avec plaisir cet ouvrage : Lectures du roman de Baybars, sous la direction de Jean-Claude Garcin, Marseille, Editions Parenthèses/MMSH, 2003.

samedi 26 avril 2008

Luxembourg


Fragments d’un voyage au Luxembourg.

Jalel El Gharbi

Luxembourg. Automne 2006.
Dans Campagne de France , Goethe dit son admiration devant l’ensemble des fortifications de Luxembourg. J’ai rythmé ma lecture de cette œuvre de sorte que mon arrivée dans cette ville coïncide avec celle de Goethe. Voici le panorama qu’en fait ce grand auteur : « Qui n’a pas vu Luxembourg ne saurait se faire une idée de cet assemblage de bâtiments militaires qui sont bout à bout ou s’étagent les uns au-dessus des autres…Un ruisseau, le Pétrus, d’abord seul, puis réuni avec l’Alzette, glisse ses méandres à travers des rochers ou les contourne, suivant tantôt son cours naturel, tantôt celui que l’art lui a imposé. »
J’ai l’impression de faire deux voyages en même temps : l’un dans l’œuvre du grand écrivain qui ne me quitte pas et l’autre dans cette cité que j’aime tant. Hier, j’ai dîné avec le Professeur Marion Colas-Blaise, ma collègue et amie de l’université du Luxembourg. Et ce soir, j’ai rendez-vous avec le poète Laurent Fels
[1]. Nous montons des projets d’édition.
J’ai rencontré le professeur Frank Wilheilm, éminent spécialiste de Victor Hugo. C’est un bonheur de retrouver ses amis.
Chaque fois que je viens ici, je ne manque pas d’aller revoir l’église troglodyte de Saint Quirin incrustée sur le flanc d’un précipice tout en verdure. J’aime marcher dans cette cité sombre et lumineuse comme dans les tableaux de Kutter.
La palette automnale est d’une richesse étonnante qui fait penser aux coloris choisis par Turner dans ses aquarelles représentant la ville. Turner est le lien entre la Tunisie et le Luxembourg parce qu’il a beaucoup peint Carthage. Avec Nic Klecker
[2], nous avons traversé les Ardennes sous une pluie de feuilles mortes en direction de Brandenbourg, puis en direction d’Igel sous les traces de Goethe et du poète latin Ausone. Je convoque mes souvenirs du monument Flavii (Kasserine) et le confronte avec celui d’Igel. Goethe ne connaissait pas le poème gravé sur le monument de Kasserine. Nous traversons les frontières dans tous les sens. Nous sommes à Schengen. J’ai une pensée pour la belle aquarelle que fit Victor Hugo d’une bâtisse de la cité. L’Europe a su abattre ses frontières.
A Luxembourg, je descends dans le quartier du Grund qui fait penser à Bruges la féerique. Les mêmes cours d’eau d’un calme lacustre. Le quartier est fleuri et le soir, c’est la jeunesse qui vient s’épanouir ici.
Avec le poète Félix Molitor
[3], nous écoutons J.S Bach. Il y a dans le Num Komm der heiden heiland une composition si savante, une orchestration d’une incompréhensible érudition à quoi s’ajoute un je-ne-sais-quoi de morbide. C’est sans doute pourquoi, l’après-midi nous nous retrouvons à marcher dans le cimetière de la ville. Longtemps nous avons cheminé ensemble, Félix Molitor et moi. Une nuit nous sommes tombés sur un hérisson, une autre sur des nudités sculpturales.
Félix et moi, avons, à quelques jours près, le même âge. Nous avons fait exactement le même parcours universitaire. Les mêmes mémoires, les mêmes thèses !
J’ai revu la poétesse José Ensch. Dieu que j’aime cette poétesse ! Sa culture, le raffinement de ses goûts ! Jamais je n’ai surpris chez elle une phrase qui ne soit sienne. Je suis incapable de rattacher la poésie de José Ensch
[4] à une lignée. Elle est sa propre lignée. Cette dame a beaucoup lu. Elle écrit peu mais avec quelle profondeur ! La première fois que je l’ai rencontrée, nous avons tellement parlé que nous avons atteint l’orée du silence. En pensant à elle, je mesure combien la noblesse[5] ne s’improvise pas.
Ce soir, elle est venue à la conférence que je donne à l’université. Elle a piétiné sa maladie pour être là. Nous évoquons Gisèle Prassinos, la grande poétesse grecque que j’ai rencontrée chez elle. Gisèle est très malade et très loin d’elle-même. Je parle à José Ensch des illustrations de la Bible que Gisèle a publiées récemment. Elle m’en explique la genèse, le côté ludique qui a présidé à la naissance d’un chef-d’œuvre. José est très affectée par la maladie de son amie.
Enfant, Gisèle Prassinos fut portée au pinacle par les surréalistes, surtout par André Breton. Elle m’a raconté comment, plus tard, elle avait croisé André Breton marchant à grands pas avec ses chaussures déchirées et comment il l’avait royalement ignorée ! Le pape du surréalisme devait certainement avoir d’autres préoccupations.
Le soir, pas loin du Grund, le restaurant grouille de monde : c’est la saison où on mange du gibier de forêt et où les moules commencent à arriver et où le vin de Moselle est si frais. Goethe écrit : «Les meilleurs sortes de vin de la Moselle qui nous furent servis, nous parurent d’un goût plus agréable encore après que nous eûmes ainsi dominé la contrée du regard. »
Je suis aux dernières pages de Campagne de France. L’avion de la Luxair, un embrayer de fabrication brésilienne, à ce que je crois, s’apprête à décoller.

[1] On lira de Laurent Fels : Comme un sourire, (français, arabe, traduction de Jalel El Gharbi, allemand, traduction de Rüdiger Fischer) éditions Joseph Ouaknine.
[2] Nic Klecker a surtout publié : Les Fissures du temps, postface de Jalel El Gharbi. Editions Memor ; Les Cahiers luxembourgeois.
Jadis au village. Editions Memor ; Les Cahiers luxembourgeois
Les Créneaux du souvenir. Les Cahiers luxembourgeois
[3] On lira surtout :
Les deux ailes du chant. Editions PHI
Leyla (français, arabe, traduction de Jalel El Gharbi, allemand, traduction de Rüdiger Fischer) éditions Forêt noire . (Cologne)
[4] José Ensch a publié : Prédelles pou un tableau à venir. Editions Estuaires 2006.
Dans les cages du vent Editions PHI
Le Profil et les ombres. Librairie Bleue
Ailleurs…C’est certain. Institut Grand Ducal du Luxembourg
L’Arbre. Editions Simoncini.
Elle publie incessamment L’Aiguille aveugle. Editions PHI.
[5] José Ensch est deux fois baronne.