vendredi 30 octobre 2009

Giulio-Enrico Pisani présente Pierre Joris


« Ce par quoi finit le rêve » !
Pierre Joris : Aljibar II, poèmes (1)
Plutôt compagnon que conjoint du premier Aljibar, paru chez Phi au printemps 2007 et présenté dans notre bonne vieille Zeitung le 6 avril, Aljibar II constituerait, selon l’éditeur, la suite et l’aboutissement des recherches poétiques de Pierre Joris. Pour ce qui est de la suite, je veux bien, même pour une certaine continuité tendance crépusculaire à la rigueur, mais aboutissement? Voilà un mot qui arracherait sans doute des rugissements de fureur à ce poète de l’inachevé, de l’anti-achevé plutôt, du toujours en chemin toujours en route, de ce déraciné déracinant. Gage physique: à 19 ans il tourne le dos à son enfance luxembourgeoise et va écumer l’Angleterre, l’Algérie, la France, les Etats-Unis et autres lieux. Quant à la preuve poétique, apportée dans le 1er paragraphe de mon article sur son premier Aljibar, la voilà:
«Pierre Joris, digne héritier de René Char, Paul Celan et autres acrobates de la poésie, doit être dégusté avec une patience peu commune. Son expression littéraire est joliment résumée par sa citation en page 13 du recueil d’une annonce Delta Airlines/Vol 116 New York Paris: «Patientez s’il vous plait. La langue que vous avez demandée est en cours d’élaboration» Et vous voilà avertis! Tenez, déjà «Aljibar», Kekseksa? demanderait Zazie. Sur quoi Pierre Joris lui balancerait des extraits du Roget’s International Thesaurus of english words and phrases, qui mène par une multitude de mots comme réservoir et citerne jusqu’à aljibar, gazomètre et...»
Eh bien non. Apparemment (presque) aucun rapport avec l'algèbre (al-jabr), m’a-t-il confié ce 9 juin à la Kulturfabrik, le soir de sa flamboyante lecture et présentation d’Aljibar II avec Jean Portante, qui en lisait brillamment la traduction française. Mais plutôt avec magasin, rayonnage... Serait-ce une tentative de mettre de l’ordre, de ranger? Mm, je n’y crois pas trop. Faudrait qu’il commence par se ranger lui-même, or il nomadise trop pour ça. Lui et sa poésie sont trop «Bourlinguer», trop «On the road», plutôt entre les pays que dans les pays, entre les langues plutôt qu’en plusieurs langues, en mouvement, quoi, en porte-à-faux, en déséquilibre frénétique, oui, sur la route, comme dans le fameux roman de Jack Kerouac, ce Breton d’Amérique. En fait, dans la poésie de Joris, bon nombre des semblables et homophones sont apparentés, et ce n’est pas Geluck qui lui donnera tort. Il est vrai que le bruit du vent dans les haubans, des roues sur l’asphalte, d’un pot d’échappement «m’as-tu oui», de la mort aux trousses, ou d’un train sur rails froids, ça peut favoriser quelque flou.
Alors, les lieux, les styles, les langues, Joris ne s’y arrête pas. Il connaît parfaitement l’anglais, l’allemand, le luxembourgeois, le français, je crois l’arabe et qui sait quoi encore, mais écrit surtout en anglais et aime à se laisser traduire par son vieux «complice», le réalisateur, journaliste et écrivain Eric Sarner.(2) Toujours luxembourgeois, Pierre Joris? Bien sûr, mais de cette version nomade que les Amériques connaissent bien. Et comment eût-il pu vivre ici, à proximité de toutes ces frontières qui n’en finissent pas de ne pas vraiment tomber, lui qu’elles horripilent? Alors, pour tout savoir sur lui, enfin, disons, sur tout ce qu’il veut que vous sachiez, ne cherchez pas autour de vous, mais allez fouiner, amis lecteurs, sur son site www.pierrejoris.com/home.html, car moi, j’aimerais que vous m’accompagniez à présent dans les entrailles de son «Aljibar II».
Pas de véritable surprise par rapport au premier «Aljibar»! D’emblée, le poète nous met dans le bain et en appelle dans son introduction à rien de moins qu’à Dante et à sa tirade de Nimrod:
«Raphèl maì amècche zabì almi» dont le sens des mots est, selon lui «... absolument clair: Ils sont faits pour être incompréhensibles, pour être le babil de Babel, la langue intraduisible (...) & par conséquent doivent, nous le savons, être traduits.» Mais comment, monsieur Sarner!?
Et vous, n’essayez pas de vous mettre sur la longueur d’onde du poète comme Harry Potter sur son balai, car ce ne sera pas la bonne fréquence, ou, plutôt, elle ne vaudra plus pipette dès les prochains vers. Un tuyau: les textes de Pierre Joris se lisent à voix haute, de préférence en public, et non en silence dans son petit coin lecture ou autre tour d’ivoire. Réunissez autour d’un feu de camp devant votre tente perdue au milieu du Roub al Khali Ezra Pound, Dante, Descartes, Olson, Celan, Dylan, Kerouac, Jabès et quelques autres, puis demandez leur, à l’instar de Joris page 67:
«Comment se fait-il que l’échelle n’ / ait pas touché le ciel / mais l’ait traversé / pour ressortir de l’autre / côté de... ».
Le désert est trop loin, dites vous? Qu’à cela ne tienne; imaginez-le et lisez très fort! Quant à l’échelle, celle de Jacob, elle a déjà presque 30 ans, lorsque Joris, page 121,
«... attaque 6h06 du matin / ce 23 juin 1999 au / Joey’s Riverside Restaurant / aube et soleil au plat / au routier 23 (...) un jour pour Jack / infidèle bouddhiste / a fait 1000 miles en stop...»(3)
À défaut de Roub al Khali ou de salle de cinéma à la Kulturfabrik, le ciel étoilé du Sahara tel que Joris le connaît bien, ou imaginé si vous en êtes capable, conviendra parfaitement à la lecture de ses autres poèmes. Prenez l’un de mes préférés: «L’anxiété du rêve lâche» où les mots du poète zigzaguent à travers le firmament comme pour en repousser encore et encore les limites, et où il cite la..., ou part en...
«... Quête du Poisson Noir / - qu’ils sont la matière noire / qui nous empêche de / nous faire voler en pièces, qui / maintient les étoiles tournant / dans des galaxies de haute course / Poisson noir, la structure / Osseuse de ce / multivers, se congelant / lentement; échafaudage vers / songes et étoiles / inscrit dans le sort / de l’univers: / systole & diastole / aspirant... »
Bon, je vous laisse découvrir la suite aux pages 99-101, amis lecteurs, vous rapprocher de son «échafaudage vers songes et étoiles», donc de l’échelle susmentionnée et de «puzler» entre autres sur une hypothétique parenté du Poisson Noir susdit avec celui d’Armand Gatti, pour qui «La distance ne sépare plus. / Elle tient tout entière dans / le creux de la main», mais qui demande ailleurs aussi «Pourquoi vivre sous la contrainte des écritures serviles (...) alors que (...) peuvent parler les étoiles dans le ciel?»
Il est certes possible que mon intuition me trompe, et que ce cousinage poétique soit le fruit de mon imagination. Dans ce cas, je demande pardon à Pierre Joris, ainsi qu’aux amateurs de sa poésie, tout comme à ceux qui vont le devenir et dont vous serez peut-être!

1) Éditions Phi, Luxembourg & Écrits des Forges, Québec, collection Graphiti, ~140 pages, 15 EUR
2) Sarner a déjà traduit «h.j.r.» et «Aljibar» de Pierre Joris, parus aux Éditions Phi et Ecrits des Forges (Québec) respectivement en 1999 et en 2007.
3) Jack > Jaques > Jacob. L’échelle, celle Jacob, symbolise l’exil, le nomadisme, ou l'inaccessible. Et Jack c’est, bien sûr, Jack Kerouac, cet électron libre du Beat, qui étouffait dans la société conventionnelle de son époque, dont il a essayé de se libérer par la drogue, la religion, sa bougeotte et la philosophie Zen.

Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, 17 juin 2007

jeudi 22 octobre 2009

Torquato Tasso

L'arbre sous lequel Le Tasse vint écrire.
Torquato Tasso
A y regarder de près, il y a un sentier entre Sorente et Salerne.
(L'air est si doux qu'on peut dire :
Ceci est un matin naissant,
Ceci est le passé
Et l'amour mérite d'être.)
A quoi jouais-tu enfant ?
Prenais-tu le soleil pour sa métaphore ?
Tu rêvais d'Alep où les femmes sont si fraîches
Qu'on dirait :
Ceci est un verger,
Ceci est la beauté
A la quelle tu n'as pas trouvé de surnom.
Mais Tarquina Molza t'a fait tant souffrir.
C'est écrit dans des lignes lointaines.
Ceux qui te verront par la suite, Ronsard et Montaigne,
Diront la peine gravée sur ton profil
Et Goethe confirmera.

Un jour, à Rome, tu écrivis ton poème
Sous un arbre.
Quelques siècles plus tard, un éclat de cet arbre est sur mon bureau.

dimanche 18 octobre 2009

Profil d’un poète 6. Saint-Pol-Roux Le Magnifique



Saint-Pol-Roux Le Magnifique
Dans la nuit du 23 au 24 juin 1940, un soldat allemand venu dans la journée demander des œufs, revient le soir dans le manoir de Saint-Pol-Roux sous prétexte de vérifier s’il n’y avait pas de soldat anglais. Il exigea la présence de Divine, la fille du poète, visita le château de fond en comble. Puis, il ordonna au poète et à Rose, la servante, de descendre dans la cave et il tenta d’abuser de Divine. Suit une altercation avec le poète. Le soldat tira : Rose fut tuée sur le coup, Divine grièvement blessée et Saint-Pol, ayant reçu deux balles, fut laissé pour mort. Le soldat viola alors Divine.
L’histoire scandalisa même le commandement allemand. Le soldat, un jeune boulanger de Silésie, formellement identifié par Divine, fut condamné à mort et fusillé début juillet.
Octobre 1940. De retour chez lui, Saint-Pol-Roux trouva son manoir pillé et ses manuscrits brûlés. Trente ans de travail s’évaporaient ainsi : très exigeant avec lui-même, le poète avait beaucoup écrit et peu publié. Tout son travail était sur son bureau.
On ne survit pas à autant de drames. Le poète mourra le 18 octobre 1840, et en août 1945, dernier acharnement du destin, post mortem cette fois-ci, le manoir s’écroula sous les bombardements alliés.
L’œuvre de ce poète que Mallarmé appela un jour « mon fils » constitue une charnière entre le symbolisme et le surréalisme. Breton salua en lui « le seul authentique précurseur du mouvement dit moderne ». Ce poète passé maître en images du type « coquelicot sonore » pour dire « chant du coq » ou « oiseau d’ébène et des Ardennes » pour « corbeau », ne fut compris qu’après l’avènement du surréalisme. Certains de ses textes ne pouvaient que charmer les surréalistes. Je pense surtout à ce poème où il écrit : « Onde pipi de la lune-aux-mousselines…/ Onde jouissance du soleil en roue du paon… »
Sa quête des rapports mystérieux entre la poésie et le monde le conduit à formuler sa théorie de « l’idéoréalisme »-concept qu'il puise chez Proudhon affirmant que l'intelligence peut être un mode de création.
A propos de Féeries Intérieures, Paul Valéry écrit : « Intérieures féeries, si faites pour envahir toutes chambres mentales, violer les seuils obscurs du virtuel. » Il est vrai qu’il émane de cette œuvre une impression d’inquiétante étrangeté comme dans ce passage : « J’ai la soudaine hallucination de ramasser ma tête qui vient de choir entre mes orteils. Après avoir longtemps pleuré sur moi-même, je sortis de la ville, un peu comme Lazare dut sortir du sépulcre… »
Ici, l’imagination, cet « œil de l’âme » a la primauté sur la raison. Il appartient au poète de ramener au grand jour des bribes de l’Inconnaissable. Ce qui naît de la sorte, c’est une véritable kabbale poétique : une lecture poétique au service d’une spiritualité tout aussi poétique. Mieux encore, la poésie est érigée en science. Elle constitue le seul mode sous lequel le monde peut s’avérer intelligible sans pour autant exclure l’homme, ses angoisses, son désir et ses questions relatives à l’au-delà.
Né dans la banlieue marseillaise en 1861, Saint-Pol-Roux devait s’éloigner de cette Europe latine. Il était fait pour les brumes du Nord, les légendes et les régions celtiques. La Bretagne lui offre à cet égard un univers si proche de son enfance, de l’enfance de l’humanité que l’hégémonie du rationalisme n’a pas dévoyée. Un univers si proche de la poésie :
« Elle fut cette race, la race première
Avec son air sacré de descendre de Dieu
Elle a gardé sa foi sainte de la lumière
En son cœur analogue à la braise du feu
Elle sortit de lys où les coqs de l’aurore
Annoncent l’ange d’or à notre espoir humain
Pour atteindre le ciel de son hymne sonore,
Elle muait en mots les cailloux du chemin »

mercredi 14 octobre 2009

Profil d'un poète. 5 Louis Guillaume



Louis Guillaume Poète des songes vécus[1]


Louis Guillaume est né à Paris en 1907. Il gardera toute sa vie un souvenir vivace de son enfance dans l’île bretonne de Bréhat. Cette enfance passée au bord de la mer sera sa première source d’inspiration. Il publie son premier poème à l’âge de 21 ans. Et dès 1935, il tient un journal dont les 47 cahiers restent aujourd’hui encore inédits. Ce journal retrace le parcours du poète sans un seul jour d’interruption jusqu’à sa mort en 1971.
La parution des œuvres de Gaston Bachelard à partir de 1940 aura une importance décisive sur le poète.
Non violent, Louis Guillaume fera son service militaire dans un train sanitaire en qualité d’infirmier. Pendant l’occupation, il préfère se taire, poursuit sa carrière d’enseignant. A la retraite, il se retire à Biarritz où il se consacre entièrement à son œuvre. En 1966, il vit l’aventure spirituelle et littéraire que fut la rédaction des 187 poèmes d’Agenda.
Il s’agit sans conteste de l’œuvre la plus marquante de ce poète. Louis Guillaume s’astreint à écrire chaque matin un poème de 18 vers sur un Agenda qui comptait 187 pages de 18 lignes chacune. L’espace textuel est fixé d’avance. Ces poèmes seront écrits tôt le matin. Ce sont des images happées au réveil, subtilisées à la nuit. Poèmes de cette heure indécise où on ne dort plus et où l’on n’est pas encore réveillé. Ce sont des incursions dans le monde onirique où se mêlent des souvenirs de lecture, des bribes de souvenirs vécus et le lointain écho des récits celtiques que lui narrait sa grand-mère.
Pendant six mois du 1er janvier au 30 juin 1966, il notera ses poèmes sur ce qui allait devenir le chef-d’œuvre du poète.
L’expérience de Louis Guillaume rappelle le «nulla dies sine linea » (pas un jour sans une ligne) de Pline. Elle rappelle aussi le projet entrepris par Robert Desnos en 1936 d’écrire un poème chaque soir durant un an. Certains de ces poèmes se retrouvent dans Fortunes (1942) et Etat de Veille (1943). L’exercice est fort contraignant. Il débouche inéluctablement sur des visions oppressantes ou du moins obsédantes. C’est peut-être pourquoi Louis Guillaume, comme Desnos, faillirent de temps à autre à la règle à quoi ils se sont astreints.
De cette descente orphique dans les profondeurs de l’être, Louis Guillaume nous ramène des images venant d’un ailleurs et d’un autrefois d’une inquiétante étrangeté, d’une beauté sidérante :
«Bonheur. Inexplicable
Angoisse du bonheur
La lumière en franges se roule
A nos pieds. La mer
Tapisse le ciel. Les nuages
Voyageant au fond
Comme des colombes
Prisonnières d’une cathédrale.»
On sait combien Gaston Bachelard appréciait la poésie de Louis Guillaume. Il fut séduit par une expression comme «bûcher de sève» où il vit la fusion de l’élément aquatique et de l’élément igné. Cette fraternité de l’eau et du feu est bien plus qu’un topos sur le pouvoir de la poésie. Elle est la preuve que l’essence de la poésie est dans l’atteinte à la logique binaire fondée sur des oppositions. Ici, la chose et son contraire peuvent coexister, fraterniser. C’est là, me semble-t-il que réside la mission de la poésie si tant est qu’on puisse lui en attribuer une. Détruire les fondements d’une logique asphyxiante et asseoir les bases d’une nouvelle vision du monde, d’une nouvelle sémiologie qui tienne compte de l’être avant tout.
Aujourd’hui, une association infatigable animée par la belle-fille du poète, Lazarine Bergeret perpétue le souvenir du poète.
J.E.G
Choix Bibliographique :
Agenda : (José Corti 1988), (L’Arbre A Parole 1996).
Fortune de Vent (José Corti 1986)
La hache du silence (Rougerie 1971)
Poèmes Choisis –choix de Louis Guillaume- (Rougerie 1977)
[1] Intitulé d’un colloque qui s’est tenu à Paris en mai 97.

dimanche 11 octobre 2009

Profil d'un poète 4. Claude Esteban


Poétique de l’île chez Claude Esteban,
Ce texte est un extrait d’un article que j’avais écrit sur Claude Esteban. J’avais perdu puis complètement oublié ce texte jusqu’au jour où il fut retrouvé dans les archives du poète après sa mort en 2006. Je mettrai en ligne le texte dans son intégralité après sa parution en revue (je ne sais pas encore laquelle).

…Dans sa prédilection pour la synecdoque, la poésie d’Esteban se contente de l’elliptique. Le temps avec lequel elle est aux prises n’est qu’un jour et l’espace qu’elle investit est celui d’une île, d’un jardin.
L’île est une barricade derrière quoi le poète se réfugie. Nous savons depuis Thomas Moore que les îles nous préservent des époques médiocres. Bien que parisien, le poète est un insulaire. Insulaire des îles rêvées ou perdues. En tout cas, insulaires des îles signifiantes, celles qui, ne se trouvant dans aucun atlas, ponctuent les poèmes.
L’île est un lieu et surtout une époque utopique. Elle ne se trouve que dans ce que Bachelard appelle « géographie intime » ; elle relève d’une géographie revue et corrigée par le poétique. L’univers se prêtant à la taille, le poète détient tant de pouvoir sur son espace. Ici, il en modifie à l’envi les contours ; là, il se crée une île dans l’île, se met dans ce qui est déjà un dedans réalisant de la sorte un double emboîtement :
«Je marche dans cette île. Dans les mots de cette île. Clôture double, encerclement délibéré. Je m’applique. Dans mes pas, dans mes phrases. C’est encore la même syntaxe. Arpentage des sentiers battus. Je fais plus. Le territoire est trop vaste, je le divise. Je découpe une autre île dans l’île. Un jardin sans issue. [1]»
Etre « dans le dedans [2]», n’est pas un pléonasme. C’est accéder au noyau central des choses ; pallier de la sorte cette béance entre le mot et la chose, s’appliquer à faire du signe un pur signal.
L’intériorité qu’offre l’île est ce qui semble être susceptible de nous soustraire à une temporalité coercitive, contraignante. L’emboîtement qui sied le mieux au poète est celui qui ne peut se réduire à un retranchement, à une réclusion définitive. A cet égard, l’île est le lieu idoine de la submersion provisoire. C’est pourquoi Sindbad y rencontre tous les périls mais n’y meurt pas. Qu’est ce qu’une île ? Un espace aussi indécis que celui de la page écrite : lieu du liminal et du final. Lieu-instant où la mer prend fin et où elle commence, lieu d’une clôture ouverte, d’une ouverture fermée. Lieu du paradoxe. Un lieu hors de tout lieu. Voué au large, l’île est un lambeau de terre si peu terrienne. Paradoxalement, le lieu total ne s’obtient qu’à la faveur d’une miniaturisation du monde. Ile, chambre, jardin sont à cet égard des étendues archétypales. L’expression rhétorique de cette réduction procédant d’une visée unifiante du monde est de type synecdotique.
Les îles, comme les oasis, sont d’abord des réalités langagières. Une île, c’est avant tout î+l+e. Le langage est, chez Esteban, ce fil tendu entre la chose écrite et les éléments du monde. Ecrire, c’est d’abord se réconcilier avec son mode de vie. En nomade, Esteban vit selon le rythme d’une transhumance qui le mène tantôt en espagnol et tantôt en français. Deux pays que cernent des livres. D’où son besoin d’une écriture nomade.
Il est aussi des îles métaphoriques qui, parce que terriennes, ne doivent rien à la mer. Le désert se présentant comme correspondant de la mer, Palmyre, capitale mondiale du silence, est perçue comme une île. Chez Esteban, le monde est un désert ponctué d’oasis, fragments de miroir où le poète voit le silence intérieur.
L’insularité gagne de la sorte les superficies les moins maritimes, l’oasis, le corps, le jardin : « Ce qui s’imposait à mes yeux. Pour le dire, me fixant des provinces de signes. Une île, une insularité plus précise. Ce jardin par exemple dans son décor…Ce jardin et tout son décor. Devenu mien par le biais de quelques signes, toujours les mêmes.[3] » ….

[1] Le Nom et la Demeure. p. 202.
[2] Ibid, p. 230.
[3] Ibid, Section « Proses dans l’île » p. 200.

jeudi 8 octobre 2009

Profil d’un poète 3. Charles Juliet



Charles Juliet
Au commencement fut le silence. Pour avoir trop souffert, Charles Juliet se confinait dans le mutisme. Son itinéraire ressemble à celui de Reverzy : chez les deux poètes, l'écriture délivre de l'indicible non pas parce qu'elle permet d'évacuer ce qui se terre en nous mais parce qu'elle permet de le pacifier, de vivre avec. Jeune élève dans une école militaire, Juliet commence à écrire des notes sur tout bout de papier qui lui tombe sous la main. Ces notes se constitueront plus tard en journal. C'est par l'écriture de son journal que Juliet vient à la littérature. L'écriture a chez lui une fonction ontologique essentielle. Juliet cède à un besoin impérieux et écrit sous la dictée d'une voix intérieure. Cette inspiration, bien que d'origine intérieure, apparente le poète aux mystiques.
A la lecture du journal, on est frappé par le verbe parcimonieux, la phrase incisive mais comme essoufflée qui caractérisent les premiers mois. L'écriture semble être à l'image de son auteur marqué par cette souffrance d'être qui vient moins de son passé d'enfant de troupe que d'une conscience de l'aspect dramatique de la condition humaine, de la misère inhérente à l'être humain. Le phrasé devient au fil des jours plus ample. Les notes du diariste gagnent en longueur. Tout se passe comme si le souffle de l'auteur se prolongeait. En fait la phrase dit l'adhésion à la vie. Adhérer à la vie est chose vitale puisqu'elle nous met à l'abri de l'absurde et nous dispense de certaines questions. " à partir du moment où on adhère à la vie on n'a plus à lui chercher un sens" le triomphe du principe de vie supplante la tentation du suicide. L'appétit de vivre, de donner vie s'affirme et donne lieu à un engagement pour l'homme contre tout ce qui peut porter atteinte à sa dignité : intolérance, racisme (dans l’infini de ses manifestations), indifférence et refus de la différence.
L'écriture libèrera la part féminine du poète, celle de l'adhésion instinctive à la vie. La femme étant "proprement sérénité, ouverture, consentement, complicité quasi organique avec le monde dans lequel elle est puissamment enracinée (ma nostalgie de la féminité est de même nature que ma nostalgie d'un repos définitif, de la mort. Elle en est la forme mineure).
Parallèlement à la rédaction de son journal, Juliet écrit des poèmes brefs qui s'adressent à l'intellect du lecteur tout autant qu'à sa sensibilité et où le poète s'adonne à une découverte du monde qui se résout en introspection, en quête d'un anéantissement de soi, d'une fonte que Juliet appelle "non-savoir" et "non-pouvoir". Syntaxiquement, la démarche du poète se traduit par la récurrence de la voie pronominale. Cette forme verbale dans laquelle le sujet, se prenant pour objet, exerce une action sur lui-même. Pour Juliet cette action tient dans cet impératif : accepter la vie et s'y abandonner. S'abandonner à cet anéantissement qu'on appelle vie.
Mieux que tout autre poète, Juliet illustre cette idée que les poètes sont les mystiques de notre époque. La poésie est la spiritualité de ceux qui pensent que le chemin vers soi passe par une quête dans et par le verbe, dans l'image et par elle. S'il y a chez Juliet une démarche qui l'apparente aux mystiques rhénans (Maître Eckart), espagnols (saint Jean de la Croix) et musulmans (Jalel eddine Rûmi), il se distingue d'eux par l'objet de la quête. Juliet cherche d'abord à se rencontrer. Il lui faut être à l'affût de lui-même, opérer un forage de soi. A cet égard, la disposition typographique du poème est éloquente :
du fluide
je passe
au visqueux
du visqueux
au compact
et soudain
je suis
ce galet
qui brasille
et les mots
m'éjaculent
par sa verticalité - le vers contient le plus souvent un ou deux mots - le poème tient du foret, de la vrille. Ce qui y est dit est le plus souvent chose simple mais essentielle comme la naissance d'un sourire, la rupture d'un silence, un moment de désir intense. Le poème est l'instrument de cette descente en soi qu'un rien suffit à déclencher. Chez Juliet, la quête ne vise pas à rencontrer Dieu mais soi-même. Ne faire qu'un avec soi-même. Cesser d'être partagé par cet "étrange et douloureux divorce" comme dit Aragon. C'est à la faveur de cette rencontre de soi que le poète peut aller à la rencontre d'autrui. Les rencontres sont décisives pour Juliet. Il préfère rencontrer des hommes que des dieux à moins que ceux-ci ne se déguisent en hommes. Ce poète pour qui le poème n'est pas le lieu d'une grandiloquence a la simplicité et la force de reconnaître ce que des rencontres ont apporté à sa fragilité : Reverzy, Bram Van Velde, ce marocain ne parlant pas français et qui cherchait son fils en France, Christian Bobin et tant d'autres.
En 1990, La sortie du film de Gérard Corbiau L'Année de L'Eveil tiré de l'oeuvre autobiographique de Juliet révèle au grand public un auteur d'une sensibilité d'écorché vif, d'une suave délicatesse Le poète qui n'était connu que dans des cercles restreints jouit désormais de la notoriété qui devrait être celle des poètes dans une société moins prosaïque. Je crois que l’université de Tunis a été la première à l'inscrire dans ses programmes et à l'accueillir dès 1992. J'ai vu l'homme et je puis dire qu'un poète ressemble à son oeuvre. Sa voix douce mais qui porte. Son regard dans un lointain triste. L'homme est discret, timide et profond.

lundi 5 octobre 2009

Profil de deux poètes par Giulio-Enrico Pisani


Nic Klecker.

Giulio-Enrico Pisani vient de publier ce texte dans le Zeitung. Il y rend compte d’un ouvrage de Nic Klecker et un autre d’Alain Jégou publiés dans un même coffret.


Collection 99 : nostalgie et effluves marines

Beau coffret, que nous présente cette fois l’équipe des Editions Estuaires ! (1) Je ne parle pas de la présentation sobre, voire sévère, que nous commençons à bien connaître. Mais quels millésimes cette fois, que « L’écoute du Silence » de Nic Klecker et « Une meurtrière dans l’éternité » d’Alain Jégou !
Et aussi quel plaisir je pris à les déguster, puis à écrire cette présentation, à commencer par le joyaux poétique de
Nic Klecker
Jamais je n’ai en effet lu de Nic un recueil de vers aussi élégants, aériens, chaleureux, suggestifs, émouvants, voire bouleversants. De plus, ses poèmes se lisent avec aisance, même au premier degré, car les symboles, allusions, ou métaphores, dont il les ajoure et renforce, ne prennent jamais le pas sur le langage commun. Intelligible sans décryptage laborieux, dédié à Laura comme le Canzoniere de Pétrarque et tout aussi sempervirent, l’amour exprimé dans « L’écoute du Silence » nous fait accéder en filigrane à ce subtil lacis de pensées, sentiments et sensations qui lui font mériter le A majuscule. Grâce à la magie du poète, les couleurs de l’Amour, de son Amour, nous pénètrent et finissent par devenir les nôtres, celles de ses lecteurs.
Tout d’abord, la pensée de l’auteur semble vouloir flâner au loin, dans les vastités où poétisent les Abou Madhi, Chebbi ou Jalel El Gharbi, pour chanter : « Tu es la fleur / lointaine / au milieu du désert // Tu es l’énigme / plantée dans l’espace... ». Mais on se rend bientôt compte, que Nic Klecker n’a jamais vraiment quitté son jardin. Tel une irrésistible force gravitationnelle, sa nostalgie le ramène toujours et encore à ces racines qui sont siennes, mais dont il dit : « ... Tes racines / sont nos années / enfuies dans le sable du temps // L’espoir s’est raréfié / dans l’air de ton absence ». Il se souvient ensuite que « Tes mains se joignent encore / et prennent le sable fin / que tes yeux laisseront glisser / entre tes doigts / Sablier du bonheur / Sablier de ma peine ». Ne vous rappelle-t-il pas un peu Serge Basso et sa prose poétique dans « L’envers du sable », dont Portante disait : « Serait-ce un sablier retourné qui, comme un compte à rebours intérieur, repart vers le début... ? ».
Certes, il y a la parenté du souvenir, de la mémoire des omniprésents absents, et lorsque Nic écrit « ... tu chauffes la paume / de ma main / comme jadis le pain rond / dont la croûte craquait », comment ne pas penser au « C’était le temps des dimanches de farine transfigurés par l’enjeu des mains blanches... » de Serge Basso ? (2) Mais toute comparaison boîte et la mienne n’ira pas plus loin. En effet, à partir de là Nic s’envole, magistral, au-delà et au-dessus du commun des poètes et les paroles qu’il adresse à Laura, son épouse défunte que la Reine des neiges a repris, vibrent à tel point d’émotion contenue, qu’il a du mal à ne pas exploser sa sobriété innée. Je frémis encore d’avoir lu : « Le soleil retient ses rayons / et le vent sa fraîcheur / Tes pas hésitent / à quitter le seuil // Le temps même / est fissuré ». Et, un peu plus loin : « Les fleurs / et les arbres / crient / après ta présence // C’est leur beauté / que je pleure / à travers l’absence de tes yeux ». Puis, après un dernier sursaut de révolte, le poète clôt son élégie sur la résignation et... la vie : « Il reste à regarder / ce qui éclot ».
Avec
Alain Jégou,
cet ancien pêcheur de Lorient, nous abordons un tout autre registre. Encore que... dans « Une meurtrière pour l’éternité » les disparus de la mer n’exigent pas d’être cités nommément. Ils en font tout simplement partie intégrante et se fondent entre les vagues d’une poésie vigoureuse parcourue de grains furieux entrecoupés d’imprévisibles embellies. C’est la houle longue et longanime de l’Atlantique brisée par les plages mouvantes de l’île de Groix et par la Pointe de Gâvres ; c’est les chaluts, les odeurs de cale et c’est « le sourire mouillé salé » du capitaine face aux embruns. Mais c’est également « l’amertume sur la langue / des instants déprimants / poisse des jours tenaces / et mornes addictions », ainsi que la rude existence des pêcheurs et des novices de la mer. Et toujours la mer, même le matin au réveil : « À la dérobée / embuée de foutre et de nacre confuse / murmure dans le ventre des femmes / l’aurore aux doits fouisseurs ».
S’inspirant pour son titre d’une phrase de Jack Kerouac, chez qui il remplace les « ...nuits brutales, violentes (...) et toutes remplies du gémissement des sirènes... » de « Sur la route », par sa vision façon « meurtrière sur mer » (3), Alain Jégou démarre sur le chapeaux des roues. Son premier coup d’oeil, un poème qui m’évoque « Bourlinguer » de Cendrars, ou autres bateaux ivres à la Rimbaud, invite le lecteur à lâcher du lest bourgeois pour embarquer sur son rafiot ivre, lui, de souvenance : « À chaque partance sa part d’insouciance (...) se libérer de la routine et du confort (...) inspiré par l’impérieux besoin / d’errances, de quêtes et découvertes / la passion dévorante qui fait pousser des ailes / sourire l’univers et reculer la mort ».
Le recueil d’Alain Jégou ne s’arrête en effet pas aux vagues, aux marées, aux goélands ou aux embruns. Aux deux tiers du parcours, après vous avoir fait traverser des pages 28 jusqu’à 33 un fameux coup de tabac, le voilà qui passe ex abrupto de la lyrique marine à la satire sociale. Ce sera le tour de la rumeur, des racontars, des calomnies et autres conneries, dont on peut se préserver grâce à « ... tous ces grains empreints / d’un beau brin de folie ». Quant à la gerbe d’allusions satiriques tournées en poésie somptueuse dont notre poète couronne son recueil, c’est un régal. Et c’est brillamment qu’il parvient, grâce à la richesse inouïe d’un langage dont on négligera les quelques rugosités et qui nous bouscule au rythme de ses fureurs souvent (mais pas toujours) marines, qu’il parvient donc, à nous interpeller « contre vents et marées / pour juste découper / une meurtrière dans l’éternité ».
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1) Les 2 livres en 1 coffret bibliophile à offrir, s’offrir ou se faire offrir, est disponible dans les bonnes librairies ou à commander aux Éditions Estuaires, moyennant 45,- Euro à verser au CCPL IBAN LU90 1111 0047 4589 0000 de René Welter, L-3447 Dudelange.
2) v. mon article sur « L’envers du sable » de Serge Basso dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek du 27.03.09.
3) « meurtrière » n’a ici bien entendu rien à voir avec « assassine », mais signifie plutôt archère, lucarne, petite fenêtre étroite. Encore que chez Jégou le double sens ne soit pas exclu, je m’en suis tenu à cet signification, même en faisant un petit clin d’oeil à Hitchcock (Fenêtre sur cour).
Giulio-Enrico Pisani
jeudi 23 juillet 2009

jeudi 1 octobre 2009

Profil d'un poète 2 René Guy Cadou


Cadou par lui-même.

René Guy Cadou et l'école de Rochefort.
René Guy Cadou naît à Sainte-Reine-de-Bretagne (Loire Atlantique) le 15-2-1920. A l'âge de 16 ans, il rencontre Michel Manoll, libraire et poète, avec qui il nouera une amitié indéfectible. Un autre libraire, Michel Laumonier, poète lui aussi, contribuera à incliner les goûts littéraires de Cadou vers Lautréamont, Rimbaud et les contemporains : Jean Follain, Jean Rousselot, Louis Guillaume aux dépens de Sully Prudhomme et François Coppée dont son père, qui rimait volontiers, lui conseillait la lecture. Dès 1936, Cadou entre en correspondance avec Max Jacob et publie les primeurs de sa poésie aux éditions Les Feuillets de l'îlot de Jean Digot. En 1941 il participa à l'avènement de L'Ecole de Rochefort qui fut selon l'expression du poète " une cour de récréation" beaucoup plus qu'une école littéraire à proprement parler. Elle regroupa de jeunes poètes qui sous l'occupation étaient décidés à écrire pour exprimer un attachement viscéral à la terre, au pays. Ces jeunes partageaient les mêmes valeurs, le même culte de l'amitié érigée en valeur suprême, le même attachement à une nature où se reflètent les passions du poète et la même quête d'une fusion avec cette nature vénérée. Tel est -me semble-t-il- le sens qu'il convient d'attribuer à ce que Cadou appelle le "surromantisme".
* * * *
Aux bords de la Loire, Marcel Béalu, Luc Bérimond, Jean Bouhier, René Guy Cadou , Maurice Fombeure, Jean Rousselot –à l'époque le plus connu de tous- signent en octobre 1941 un programme qui peut être résumé en une phrase : dire la vie, toute la vie. D'autres poètes rejoindront le groupe qui n'impose aucune contrainte à ses membres contrairement au groupe surréaliste dont les membres auront à subir l'autorité papale d'André Breton.
Evoquant l'esprit qui régnait dans le groupe, Jean Rousselot écrit : " pairs nous fûmes, chacun avec ses propres humeurs, ses propres certitudes, ses propres ambitions et sa propre espérance, et non point écoliers, encore moins professeurs"
René Guy Cadou, jeune instituteur suppléant, s'investit profondément dans le groupe et s'épanouit dans cette fraternité qu'il lui offre.
La poésie de Cadou cultive le culte de la nature ressentie comme le vivier du poète enraciné. Il y a chez lui une fascination pour le végétal. Le poète est à l'image d'Antée reprenant force à chaque contact avec Gaia, la terre.
Ce qui ne fut d'abord qu'une métaphore devient une vision du monde. Tout devient végétal chez Cadou : Hélène, la passion de sa vie qu'il épouse en 46, est "l'algue marine et la plante sauvage", le ciel "est une grande pelouse". Le végétal semble être le levain de cette poésie.
La flore, parce que terrienne par son enracinement, aérienne par sa poussée, hydrique par sa sève et ignée par son besoin de soleil, réalise l'unité des éléments. On comprend dès lors qu'elle prolifère dans l'oeuvre d'un poète soucieux de fusion avec les éléments naturels. La profusion se mue en fusion avec le végétal. Le poète devient littéralement boisé: "Je ne porte sur moi que les forêts d'automne". Cette confusion de l'humain et du végétal confère aux textes de Cadou l'essentiel de sa sève, une fraîcheur certaine et cette verdeur naïve qui la caractérisent.
La verdeur du poète se devine surtout aux "emprunts" qu"il fait aux autres poètes ( Supervielle, Apollinaire...) et aux prosaïsmes qui entachent une oeuvre qui n'a certainement pas eu le temps de s'enraciner, de pousser et de mûrir. Une poésie qui n'a pas réussi à se délester de ce qui l'alourdit.
La poésie de Cadou fait prévaloir la nostalgie sur l'aspiration. En elle, l'enracinement qui découle de l'identification à la flore occulte toute dynamique d'un élan vers l'ailleurs. La fixation sur le végétal dit bien cette primauté de l'enracinement sur l'envol. Profondément enraciné, Cadou se meut dans un univers ancré, statique qu'aucune mutation n'est à même d'affecter : rien ne bouleverse l'univers du poète pas mˆme la passion amoureuse : quand Hélène entre dans l'univers du poète, elle y trouve une place toute prête. Hélène n'est pas pour Cadou ce que Elsa est pour Aragon. Hélène est l'eau
qui coule dans une rivière dont le lit est déjà creusé :
Comme un fleuve s'est mis
A aimer son voyage
Un jour tu t'es trouvée
Dévêtue dans mes bras
........
Et je n'ai plus songé
Qu'à te couvrir de feuilles
En 1950, Cadou subit une intervention chirurgicale. Malade, il le sera jusqu'à la date fatidique du 20 mars 1951.Pour avoir longtemps méprisé son corps, Cadou s'éteint à 31 ans.
A la mort du plus jeune des poètes de Rochefort, ses amis multipliant les hommages le mettent littéralement au premier plan tant et si bien que Cadou finit par devenir le plus connu des poètes de Rochefort et sa notoriété aura vite fait d'éclipser tous les autres à commencer par Hélène dont la poésie est d'une verve exquise. Des ouvrages aussi sérieux que le Petit Larousse notent qu'il est " le principal représentant de l'Ecole de Rochefort" , le Robert fait de lui le " fondateur" de cette école. Ce qui était un hommage s'est transformé en erreur consacrée. Il faudra attendre de longues années avant que la « supercherie » ne devienne insupportable. La vérité fut rétablie par Jean-Yves Debreuille dont le travail(1) reste le maître ouvrage pour l’étude cette période de la poésie française. En 1991, à l'occasion du cinquantenaire de l'Ecole de Rochefort, se tient à Agen le colloque : Rochefort et ses marges. Des universitaires dont J.Y.Debreuille et des anciens de Rochefort (Rousselot et Bouhier) y prennent part et nonobstant l'hommage que tous s'accordent à rendre à Cadou, ce qui avait pris la tournure d'une mystification est définitivement levée . Ceux qui ont contribué à la création du mythe réussissent à rétablir la vérité : Cadou n'est pas le fondateur de L'Ecole de Rochefort pas plus qu'il n'en est le poète principal. Notons aussi la part que prit Jean-Louis Depierris dans la dissipation du malentendu : il montre avec rigueur(2) et vigueur que Bouhier fut le véritable fondateur de l'Ecole.
Je relis Hélène ou le Règne végétal, je relis Hélène Cadou : celle qui ne fut qu'une muse a des tonalités poétiques que je ne trouve pas à la lecture de R.G. Cadou


1 Jean-Yves Debreuille : L'Ecole de Rochefort Théories et pratiques de la poésie 1941-1961. Presses Universitaires de Lyon; 1987.
2- Jean-Louis Depierris : Tradition et insoumission dans la poésie française Presses universitaires de Nancy.
Bibliographie : Oeuvres poétiques Complètes Seghers
Hélène ou le règne végétal Seghers