dimanche 11 octobre 2009

Profil d'un poète 4. Claude Esteban


Poétique de l’île chez Claude Esteban,
Ce texte est un extrait d’un article que j’avais écrit sur Claude Esteban. J’avais perdu puis complètement oublié ce texte jusqu’au jour où il fut retrouvé dans les archives du poète après sa mort en 2006. Je mettrai en ligne le texte dans son intégralité après sa parution en revue (je ne sais pas encore laquelle).

…Dans sa prédilection pour la synecdoque, la poésie d’Esteban se contente de l’elliptique. Le temps avec lequel elle est aux prises n’est qu’un jour et l’espace qu’elle investit est celui d’une île, d’un jardin.
L’île est une barricade derrière quoi le poète se réfugie. Nous savons depuis Thomas Moore que les îles nous préservent des époques médiocres. Bien que parisien, le poète est un insulaire. Insulaire des îles rêvées ou perdues. En tout cas, insulaires des îles signifiantes, celles qui, ne se trouvant dans aucun atlas, ponctuent les poèmes.
L’île est un lieu et surtout une époque utopique. Elle ne se trouve que dans ce que Bachelard appelle « géographie intime » ; elle relève d’une géographie revue et corrigée par le poétique. L’univers se prêtant à la taille, le poète détient tant de pouvoir sur son espace. Ici, il en modifie à l’envi les contours ; là, il se crée une île dans l’île, se met dans ce qui est déjà un dedans réalisant de la sorte un double emboîtement :
«Je marche dans cette île. Dans les mots de cette île. Clôture double, encerclement délibéré. Je m’applique. Dans mes pas, dans mes phrases. C’est encore la même syntaxe. Arpentage des sentiers battus. Je fais plus. Le territoire est trop vaste, je le divise. Je découpe une autre île dans l’île. Un jardin sans issue. [1]»
Etre « dans le dedans [2]», n’est pas un pléonasme. C’est accéder au noyau central des choses ; pallier de la sorte cette béance entre le mot et la chose, s’appliquer à faire du signe un pur signal.
L’intériorité qu’offre l’île est ce qui semble être susceptible de nous soustraire à une temporalité coercitive, contraignante. L’emboîtement qui sied le mieux au poète est celui qui ne peut se réduire à un retranchement, à une réclusion définitive. A cet égard, l’île est le lieu idoine de la submersion provisoire. C’est pourquoi Sindbad y rencontre tous les périls mais n’y meurt pas. Qu’est ce qu’une île ? Un espace aussi indécis que celui de la page écrite : lieu du liminal et du final. Lieu-instant où la mer prend fin et où elle commence, lieu d’une clôture ouverte, d’une ouverture fermée. Lieu du paradoxe. Un lieu hors de tout lieu. Voué au large, l’île est un lambeau de terre si peu terrienne. Paradoxalement, le lieu total ne s’obtient qu’à la faveur d’une miniaturisation du monde. Ile, chambre, jardin sont à cet égard des étendues archétypales. L’expression rhétorique de cette réduction procédant d’une visée unifiante du monde est de type synecdotique.
Les îles, comme les oasis, sont d’abord des réalités langagières. Une île, c’est avant tout î+l+e. Le langage est, chez Esteban, ce fil tendu entre la chose écrite et les éléments du monde. Ecrire, c’est d’abord se réconcilier avec son mode de vie. En nomade, Esteban vit selon le rythme d’une transhumance qui le mène tantôt en espagnol et tantôt en français. Deux pays que cernent des livres. D’où son besoin d’une écriture nomade.
Il est aussi des îles métaphoriques qui, parce que terriennes, ne doivent rien à la mer. Le désert se présentant comme correspondant de la mer, Palmyre, capitale mondiale du silence, est perçue comme une île. Chez Esteban, le monde est un désert ponctué d’oasis, fragments de miroir où le poète voit le silence intérieur.
L’insularité gagne de la sorte les superficies les moins maritimes, l’oasis, le corps, le jardin : « Ce qui s’imposait à mes yeux. Pour le dire, me fixant des provinces de signes. Une île, une insularité plus précise. Ce jardin par exemple dans son décor…Ce jardin et tout son décor. Devenu mien par le biais de quelques signes, toujours les mêmes.[3] » ….

[1] Le Nom et la Demeure. p. 202.
[2] Ibid, p. 230.
[3] Ibid, Section « Proses dans l’île » p. 200.

11 commentaires:

giulio a dit…

"L’île est une barricade derrière quoi le poète se réfugie", dis-tu, mais finis pas en faire une piste pour tous les envols. Cependant, l'île ne devient-elle pas trop souvent, et dans la plupart des sens du terme, forteresse assiégée (Dino Buzzati) ou/et excroissance sous perfusion ou/et - Santorin ou Krakatoa - éphémère illusion ?

Pour Vigny, c'est les villes:

"Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main"

Avocat du diable, comme de coutume, je l'aime pourtant mieux dans ton acception d'oasis, corps, jardin... et notamment celui de Mahmoud Darwich(Rien que la lumière) que tu me fis connaître jadis dans ta traduction.
However, suis impatient que tu nous permettes de lire ton article sur Claude Esteban.

Jalel El Gharbi a dit…

@Giulio : Qu'est-ce qui a fait qu'au XIXe on ait pu associer ville et île ? Il me semble que cela n'existait pas auparavant.
Merci cher Giulio.

La petite librairie des champs a dit…

Dès le XVIII, en Europe, le lien est fait entre l'île et l'isolement, qu'il soit voulu ou subi, je pense au succès des aventures de Robinson Crusoe mais aussi au retrait de Rousseau ou encore à certaines oeuvres du romantisme allemand et à Stifter. Sur l'isola, on s'isole ou on est isolé.
La croissance des villes au XIX explique peut-être l'image nouvelle de l'île. C'est aussi l'époque où certaines îles deviennent des prisons.
En ville on va parler d'îlots et je pense également aux insulae romaines. Chaque entité urbaine (le quartier)peut être perçue comme un microcosme et dès lors peut devenir une île...
De ce point de vue certaines villes de la Méditerranée fonctionnent de cette manière, comme s'il y avait des frontières entre les quartiers qui les transformeraient en îles. Marseille par exemple, ou Tunis. D'autres encore possèdent une vraie île enserrée par des fleuves, c'est le cas de Lyon, mais aussi de certaines petites villes comme Martigues dont un quartier s'appelle l'île...
Ne rêvons-nous pas souvent de nous réfugier dans un lieu qui deviendrait une île, un îlot de paix?
L'atelier du peintre, la table du poète, autant d'îles à parcourir.
Esteban savait transformer les territoires déserts en îles de mots.
Et cher Jalel, c'est un bonheur que les poètes continuent à exister, même après leur mort!
Merci!

Jalel El Gharbi a dit…

@ Petite librairie des champs : ajoutons à cela que l'île est un endroit propice à toutes les utopies (je pense à Thomas More, à Hay Ibn Yakdhan...). Tout semble y être possible.
Merci

giulio a dit…

... L'Ile des pingouins d'Anatole France ou, comme en en négatif, quelques km plus haut, le Shangri-La de James Hilton...

christiane a dit…

Quand j'étais enfant, je croyais que les îles flottaient sur la mer comme des bateaux et qu'elles pouvaient être emportées par une tempête et puis, elles paraissaient si minuscules sur les atlas.... J'ai attendu longtemps avant qu'un bateau me pose sur une île et j'ai senti l'île porter la mer et se relier aux autres terres par le sol.
Aujourd'hui, je prends le temps d'apprivoiser une île, d'accepter qu'elle ne se livre que lentement, d'accepter ses codes, sa mémoire ancestrale, son "vivre" avec la mer et ses défenses contre les envahisseurs. Elle est grande mon île, si grande que parfois quand je la regarde dans les yeux je ne vois plus la mer. alors je deviens île pour mon île, un minuscule petit point de l'atlas de son coeur brûlé et je flotte sur la mer si vaste de son imaginaire.
Que c'est beau ce blog...

Jalel El Gharbi a dit…

@ Christiane : vous me faites penser à une chose : j'en ai mis du temps pour me rendre compte qu'il y avait des îles sur la Seine.

christiane a dit…

ah, Jalel, flâner dans l'île Saint-Louis....

giulio a dit…

Mais, elles peuvent flotter, Christiane! Suffit qu'elles le veuillent. Léo Ferré n'a-t-il pas chanté (sa fille Manuella, sculptrice, dont je présentai il y a peu une expo, me l'a d'ailleurs confirmé):
"L'île Saint-Louis en ayant marre
D'être à côté de la Cité
Un jour a rompu ses amarres
Elle avait soif de liberté
Avec ses joies, avec ses peines
Qui s'en allaient au fil de l'eau
On la vit descendre la Seine
Elle se prenait pour un bateau..."

Et si les Seychelles n'arrivaient plus à tenir leurs palmiers hors de l'eau et décidaient de remonter la Seine, pensez-vous qu'Éric Besson leur chercherait des crosses?

Jalel El Gharbi a dit…

@ Giulio : tout cela illustre l'imprescriptible exterritorialité des îles.
PS : as-tu pu établir des liens entre les sculptures de Manuella et l'oeuvre de son père ? des échos ?
Amicalement

christiane a dit…

Comme cela me parait couler de source... cher Giulio. Merci, j'embarque au fil de l'île...