dimanche 27 février 2011

Où en est la Tunisie

Où en est la Tunisie ?

Le gouvernement intérimaire de Mr Mohamed Ghanouchi est fortement remis en question par quelque 100 000 personnes qui assiègent la place de la Kasba, où se trouve le premier ministère. Des échauffourées ont eu lieu vendredi et samedi entre la police et les manifestants avenue Bourguiba, devant le ministère de l’intérieur. On déplore trois morts.
La jeunesse de facebook semble constituer le plus gros des manifestants mais il y a aussi les extrémistes de gauche et les islamistes qui depuis un certain temps se trouvent des affinités. Tous redoutent les infiltrations des caciques du RCD et des ripoux.
La Tunisie vit ce moment délicat dans l’histoire d’une révolution où les intérêts de la gauche et de la droite se chevauchent ; ce moment où la révolution peut faire le lit de la contre-révolution. En Tunisie, où l’on n’a jamais vécu en démocratie, la contestation a toujours été un acte progressiste. Or le pays vit ce stade où la contestation n’est pas toujours révolutionnaire. Le gouvernement est confronté à la pression de la rue, à des revendications sociales quasi générales – souvent soutenues par l’UGTT dont le bureau exécutif (pour ne nommer personne) oublie qu’il n’était pas particulièrement hostile à Mr Ben Ali.
Aujourd’hui, être contestataire ne coûte pas aussi cher qu’auparavant. C’est sans doute pourquoi on trouve place de la kasba des professeurs venus avec leurs élèves et des enfants.
Ces manifestations ont été relayées par la chaîne nationale mais le ton a monté hier. La TV a organisé à 20h, un débat auquel elle a invité de jeunes manifestants. Le plateau était animé par une jeune journaliste sans expérience aucune qui a laissé passer à plusieurs reprises un lynchage du Premier ministre, Mohamed Ghanouchi. Plus d’une fois, les jeunes invités ont repris des slogans appelant à l’exécution du Premier ministre avant de rectifier en précisant qu’il s’agissait d’une « exécution sur le plan politique ». Rien de pire que les tribunaux révolutionnaires improvisés ! L’émission est arrêtée et le soir même sur facebook on crie à la censure. A la place du 20h, annulé pour cause de grève des journalistes, la Tunisie a assisté à un débat d’une qualité, pour le moins, douteuse. De méchantes langues soutiennent que si les journalistes de la TV avait fait grève avant le 14 janvier, le sang n’aurait pas coulé autant.
La révolution tunisienne peut-elle continuer ? Autrement dit, peut-on éviter le passage à un scénario à l’égyptienne, où c’est l’armée qui prend le pouvoir. Deux défis, l’un interne l’autre externe, doivent être invoqués à ce sujet. Sur le plan interne, la révolution doit survivre à l’insécurité qui commence à être inquiétante. Une insécurité qui n’est pas uniquement due aux caciques du RCD mais également à l’incivilité, au manque de civisme de certaines personnes. Ce sont ces petits riens qui ne font pas la une des journaux mais qui affectent la qualité de la vie.
La révolution peut-elle survivre aux pressions internationales qui sont d’autant plus fortes qu’elles sont « discrètes » et qu’elles émanent de pays amis, aussi bien ceux qui ont soutenu la révolution que ceux qui, jusqu’à la dernière minute, ont soutenu Ben Ali, estimant depuis Chirac que pour les Tunisiens, on pouvait se contenter d’une version allégée des droits de l’homme, une version plus « digest » selon laquelle l’enseignement et le travail suffiraient aux Tunisiens. Peut-être que la condescendance n’est pas toujours synonyme de racisme mais il n’en demeure pas moins que l’image de la France en Tunisie est fortement affectée. La France ne peut pas continuer à agir avec la Tunisie de la même manière que sous Ben Ali. La France aurait dû s’inquiéter que les Tunisiens n’aient pas du tout réagi aux déclarations de Mme Alliot-Marie. Ce silence signifiait clairement qu’ils n’espéraient pas le soutien de la France, pour dire les choses sous le mode de l’euphémisme.
Les officiels américains et européens se succèdent à Tunis, depuis la chute de Ben Ali. On murmure ici que la France serait même intervenue dans la nomination de certains ministres et hauts fonctionnaires. Des vidéos circulent sur les réseaux sociaux où l’on voit des navires militaires, sans pavillon, croiser au large des côtes tunisiennes. Il s’agirait sans doute de navires italiens. L’erreur de nos amis occidentaux est de penser que si le gouvernement est faible, la Tunisie l’est ; l’erreur du gouvernement tunisien est de se croire faible. S’il s’ouvrait au peuple sur ce point de la pression étrangère, il serait soutenu par toute la population.
Mais, confronté aux problèmes économiques auxquels il faut ajouter les retombées de la révolution libyenne et l’afflux de refugiés, le gouvernement tunisien a besoin d’être soutenu. Et il attend beaucoup de la Conférence de Carthage, qui vraisemblablement apporterait un plan Marshall à la Tunisie. Or, à Tunis on a appris à être sceptique. « Si nos amis occidentaux veulent nous aider, ils n’ont qu’à annuler la dette de la Tunisie qui absorbe près de 60 % du PIB » ai-je entendu dire. Tout porte à croire que la révolution tunisienne pâtit autant de ses ennemis que de ses amis.

Jalel El Gharbi (Babelmed http://www.babelmed.net/ )

vendredi 25 février 2011

Fulgurances d'un troubadour. Par Giulio-Enrico Pisani


Ahmed Ben Dhiab : fulgurances d’un troubadour au 21e siècle


Étrangement, c’est l’ineffable sourire de Siddhârta Gautama, le Bouddha Sakyamuni, qui semble nous accueillir sur la couverture de ce petit livre d’un poète aussi tunisien de naissance et arabe de coeur qu’il est chez lui près de Milan ou à Paris. Est-ce Michel Cassir, qui dirige la collection Levée d’ancre avec Gérard Augustin chez L’Harmattan Poésie (1), à qui ces poèmes ont inspiré ce sourire de Joconde orientale ? Et ce même Michel Cassir qui écrit « La voix d’Ahmed Ben Dhiab possède le clair-obscur des troubadours » ? Lui aussi pour qui « Fulgurances est une prise de possession de l’invisible qui fait tant défaut à nos esprits cernés par les mots d’ordre et les images calibrées » ?
Sans doute, car le mot troubadour (2) s’applique avec bonheur à cet artiste franco-tunisien tout à la fois peintre, poète, metteur en scène, compositeur et chanteur, dont la poésie titille tous les parfums, les mélodies, mais aussi les cris de cette immense culture qui embrasse l’Occirient. (3) Ahmed Ben Dhiab est en effet bien un fils de cette culture transcontinentale millénaire unissant l’Alhambra aux Bouddhas de Bâmiyân via Pétrarque, Les Misérables et les Droits de l’homme, que les barbares de l’histoire, de la politique, de la guerre et de l’intégrisme religieux ne sont jamais parvenus à étouffer. À l’instar de toute poésie authentique, les fulgurances d’Ahmed Ben Dhiab ne tiennent de la foudre ni vitesse, ni force de frappe destructrice, mais bien cette fulgurance qui, à l’opposé des projections d’un corps ardent, jaillit et brille dans les deux sens entre deux pôles en éruption : l’auteur et le lecteur. Leur éclat tient à l’art du poète de provoquer l’étincelle, l’arc électrique, ce passage interactif que sont les mots : atomes et briques fondamentales dont, au-delà des différences et des particularités culturelles, on bâtit ces ponts où l’on se rencontre.
La poésie d’Ahmed Ben Dhiab a beau être exprimée en français, l’arabité y est omniprésente et s’il affiche d’emblée la couleur de sa dualité occirientale (4), il ne s’en dissimule pas les difficultés. N’écrit-il pas dès son second poème : « ... loin de mon orient second / un cheval de légende / porte l’orage et la douleur d’autrui / je parle à deux absences / El-Maari (5) et Dante... ». Mais c’est un peu plus loin, aux pages 14 et 15, que nous trouvons déjà rassemblés les deux grands caractères, thèmes et lignes de force de tout l’ouvrage. D’un côté, l’élément pictural et graphique – toute la poésie de Ben Dhiab est autant peinture qu’écriture – dont mon ignorance de l’arabe ne me permet d’apprécier que l’esthétique, développe une imagerie allégorique récurrente à travers tout le recueil. De l’autre, le poème affirme son rêve de remise à zéro, de « da capo », de nouveau départ : « Je voudrais revivre / le cri premier de ma naissance / et celui de demain / pour me parfaire encore (...) je voudrais dire partager l’autre séisme / la sauvagerie de l’enfance... » Soixante-dix pages plus loin, c’est encore ce désir permanent de régénération qui s’exprime dans ces vers sublimes : « J’ai égaré mon chant / dans la maison de ma mère / car le soleil d’octobre / nous a fait ses adieux... »
Voilà qui me rappelle « Seul le vieux tapis fleurissait le sol » (6), l’un des plus bouleversants poèmes de Salah Al Hamdani, cet autre cosmopolite prisonnier de la liberté ! Mais si les deux poètes chantent l’un comme l’autre le cocon, le paradis perdu, chez Ahmed Ben Dhiab, aucune amertume n’est liée à l’image de la mère, qui reste à travers les âges cette terre que le géant Atlas doit toucher pour retrouver sa force. Et ce monde désiré de l’enfance, de l’innocence, de la naissance, de la renaissance, de la pureté, d’une nouvelle chance, de la mère, du recommencement, du regard d’enfant, nous accompagne tout au long de cette oeuvre somptueuse qui, après quelques tergiversations, s’embrase d’amour, connaît la tristesse, souffre du tragique et découvre la fureur… Par et grâce à l’écriture, bien sûr, qui, bien davantage qu’outil ou vecteur d’expression poétique, constitue avec la renaissance – dont elle sera l’instrument – les fondations de l’édifice poétique de Fulgurances. Et les mots langue, écrire, lettre, grammaire, alphabet, calame, encre, calligraphie, signe, chiffre, syllabe, qui y pullulent, sont autant d’éléments lisibles de cette « grammaire de l’invisible » où nous introduit le poète.
Ces deux thèmes majeurs – d’une part l’écriture et d’autre part l’enfance – se retrouvent dans la splendide dramaturgie de l’étudiant, l’enfant papier, de l’un des derniers poèmes du recueil : « écrire / l’hymne du printemps... » qui s’achève (ou renaît) en fanfare par l’« écrire / l’excès du rêve du jasmin / l’enfant pa-pier / la question / la distance du monde / alliée du cri du blé et de l’oeillet. ». Formidable prémonition, que ce chant écrit longtemps avant la révolution de jasmin qui vit les étudiants tunisiens soulever le peuple et renverser la dictature en chantant l’hymne du prin-temps arabe face à un monde qui garda prudemment ses distances !
La réponse au mystère de cette « voyance » nous serait-elle donnée par ce chantre d’un nouveau soufisme qu’est Ahmed Ben Dhiab à la page suivante, où les mots « écrire le moi peau / l’exil de l’orange / les braises du silence / l’incandescence / les souffrances de l’autre... » culminent neuf vers plus loin dans l’(auto ?)invocation : « O derviche / d’où te vient le poème / sinon du même lieu que la transe / et ton chant qui dit trop l’abîme la souffrance / a-t-il plus de rage et de lumière que le sang de ta danse » ? Notez, chers lecteurs, que ce point d’interrogation est le mien, car dans cette dernière strophe de ce dernier poème du recueil, le poète se répond à lui-même, comme s’il voulait nous faire comprendre, que chacun doit trouver en soi réponse à ses questionnements. Autre interrogation, est-il vrai, mineure : pourquoi, quand « le poème naît de toi de moi » page 38, a-t-il perdu le « soleil bleu sourire » qui l’éclairait encore dans sa première version, page 30 ? À vous de le découvrir tout en vous délectant de ce beau recueil et, si vous ne trouvez pas, de poser la question à l’auteur, dont le mail celebrazionefestival@alice.it figure d’ailleurs en première page de son très intéressant site http://bendhiab-peinture.wifeo.com/.

*** (1) Ahmed Ben Dhiab : Fulgurances, poèmes, 120 p. L’Harmattan Poésie, décembre 2010.
(2) Sur l’origine du terme Troubadour, du provençal (langue d’oc) trobador, Maria Rosa Menocal donne comme hypothèse du mot « Troubadour » le verbe arabe tarab, chanter, et le suffixe roman dour, tourner. Richard Lemay propose que l’origine de trobar et trobador viennent d’une racine arabe popularisée dans le dialecte roman espagnol du XIIe siècle pour désigner le chanteur-poète qui s’accompagne d’instruments de musique. (Wikipedia)
(3) Occirient : terme synthétisant l’Occident et l’Orient cher à l’essayiste, poéticien et poète Jalel El Gharbi.
(4) Voir note 3
(5) Sur El-Maari, lire notamment mon article sub www.zlv.lu/spip/spip.php ?article2262
(6) « ... Je t’ai trouvée enfin / dans un jardin nu / avec ton grand châle noir / l’esprit en dérive / enfilée dans tes prières / l’âge cousu sur le visage // J’ai cru serrer un palmier agonisant / Puis dans mes bras, / j’ai reconnu ma mère. » Sur Salah Al Hamdani, lire aussi mon article sub www.zlv.lu/spip/spip.php ?article2852
Giulio-Enrico Pisani

dimanche 20 février 2011

Tahrir Square by Sanford Fraser

February 11, 2011

Your sleek bicycle
wrapped with a thick chain
is locked to a bike rack
on the sidewalk.
Your lean, muscular body
inside the New York Sports Club
walks on a treadmill to
nowhere.

In Tahrir Square, thousands
of smiling, shouting men
women and children, stand
on your Abrams Tank
and wave the V-sign
at you.

.........................................................

Le 11 février 2011
Ta superbe bicyclette
est attachée sur le trottoir
par une lourde chaîne
au râtelier à vélos.
Au club Sportif New Yorkais
Ton corps svelte et musclé
avance sur un tapis
qui ne va nulle part.

Place Tahrir, des milliers
d'hommes, de femmes et d'enfants
souriants, crient debout
sur ton Char Abrams :
c'est à toi qu'ils font
le signe de la victoire.
2011. Traduction: Françoise Parouty

mercredi 16 février 2011

Robert Cahen, vidéo art


 
Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, février 2011
Robert Cahen : « Vidéo art » du côté de chez Schweitzer
Né en 1945 à Valence, Robert Cahen vit et travaille à Mulhouse, mais aujourd’hui, ce pionnier de l’instrumentation électronique qui a déjà présenté ses films, musiques et installations dans le monde entier, occupera jusqu’au 2 avril l’espace de la galerie Lucien Schweitzer[1] avec son exposition
« d’un côté, de l’autre  ».
Voici tout d’abord un abrégé de ce que nous en dit le galeriste: «Artiste vidéo, réalisateur, compositeur de formation, Robert Cahen puise son esthétique dans les études de composition électroacoustique au Conservatoire national supérieur de musique (CNSM) à Paris, Cahen a su apporter à la vidéo son caractère expérimental tout en l’associant avec la musique concrète. Plus tard chercheur à l’O.R.T.F (Office de radiodiffusion télévision française), il exploite la potentialité des instruments électroniques. Son et image sont ses matières premières et sont traitées de concert. Cahen les organise, les synthétise et offre une vision maîtrisée de la possibilité d’échange entre genres, modèles, et supports. Particulière en son genre, l’esthétique vidéo de Cahen est fondée sur la simultanéité (ou quasi-simultanéité). Il y a confusion des différents fuseaux horaires, qui agissent en interaction les uns avec les autres. Certains éléments y sont récurrents: défilement d’images, ralentis et accélérés, relations animées – inanimées, juxtaposition d’images fixes et en mouvement, oscillation et multiplicité des points de vue... »
Tout cela peut bien sûr vous paraître bien savant, amis lecteurs, et je reconnais avoir eu quelque peine à comprendre, en lisant ces phrases, à quoi pouvait bien ressembler cette exposition.  Puis je me suis dit que «vidéo» n’étant après tout que la première personne de l’indicatif présent du latin «videre», c’est à dire je vois (comme amo = j’aime ou cogito = je pense), le mieux c’était d’y aller, justement, voir.  Et là, surprise!  C’est tout simple, en fait d’une simplicité déconcertante... du moins au premier degré, comme d’ailleurs n’importe quelle oeuvre d’art figurative, dont seul l’artiste et l’amateur éclairé connaissent complexité et symbolique.  Des tableaux donc, entre réalisme et surréalisme, mais qui peuvent être sonorisés et dont les scènes se déroulent sur des écrans vidéo ou sont projetés sur écran «mural».
Première salle: «Sept Visions», sept moniteurs diffusant chacun une séquence vidéo de 5 minutes en boucle sont installés au fond de sept caisses oblongues.  Celles-ci tiennent psychologiquement lieu de télescope et accroissent l’impression à la fois d’exotisme et d’incroyable proximité dans la découverte du quotidien de gens et de paysages lointains.  Toujours dans la salle 1, «Paysages de Chine» un tableau vidéo, muet cette fois, nous rapproche par des images à couper le souffle d’un monde chinois à l’immensité et aux couleurs féeriques.  Puis, étrange curiosité, mais de génie, nous découvrons dans le 1er couloir une projection «Tombe (avec les objets)», de 23 minutes en boucle représentant toute sortes de «choses» tombant au ralenti avec une grâce et un art consommé. C’est totalement zen.
Nous ne sommes cependant pas au bout de nos surprises.  Dans la salle 2, apparaît à notre droite «Attention ça tourne», cercle de bois recouvert de toile peinte par l’artiste Guido Nussbaum,[2] tournant grâce à un moteur et servant d’écran à une vidéo de 7 minutes en boucle.  Les «acteurs» y évoluent en flou artistique sur une carte géographique qui ressort par intermittence.  Une merveille et... mon préféré!  Toujours dans la salle 2, «Paysages d’hiver», deux films identiques pris en Antarctique sont projetés en parallèle avec un décalage de vingt secondes, ce qui a pour effet à la fois de relativiser le temps et de suspendre, du moins en partie, ses effets.  Ce binôme vidéo de 18 minutes est peut-être le film le plus caractéristique de l’oeuvre et de l’esprit de Cahen.  Sa spécificité réside en ce qu’il suggère la contraction, voire la suppression pour les êtres et les choses de l’écoulement du temps, qu’il semble vouloir réduire à une sorte de spot mobile éclairant successivement les espaces d’un présent omniprésent et illimité.[3]
Dans le couloir suivant trois nouvelles version de «Tombe (avec les mots)» cette fois, nous font vivre la lente descente en milieu liquide de paroles allemandes, italiennes ou françaises.  Tout comme «Tombe avec les objets», ces tableaux vivants quoique muets sont de véritables cours de méditation sur la beauté intemporelle des choses et des mots qui les désignent et qui conservent toute leur richesse même au sein du silence.  
Dans la salle 3 nous attend «Traverses», peut-être une ellipse de «Tu traverses l’écran... pour venir à nous», tableau encadré de blanc où s’approchent puis se retirent successivement dans un brouillard laiteux, comme pour montrer aux visiteurs ce qu’ils sont, pourraient être ou pourraient avoir été: femme, homme avec enfant, deux gamins, etc. ... Autre version de l’idée "les autres c’est moi" d’Arturo Brachetti, ou spectre versus spectateur?  Magique!
Peut-on s’étonner que Robert Cahen n’ait pas fait davantage usage de ses remarquables qualités musicales, donc de sa maîtrise de l’harmonisation image-mouvement-couleur-son?  Peut-être, de premier abord, mais, après réflexion, il appert vite que, pour paraphraser Groucho Marx et son célèbre oxymore "l'homme est une femme comme les autres", dans les oeuvres de Cahen, le silence est une musique comme les autres.[4]

[1] Lucien Schweitzer Galerie et éditions, 24 avenue Monterey, Luxembourg ville,  www.lucienschweitzer.lu. Mardi - Samedi: 11h - 18h ou sur rendez-vous. Expo Robert Cahen jusqu’au 2 avril.
[2] Outre Guido Nussbaum, d’autres artistes et techniciens ont secondé Robert Cahen. Citons Bernard Bats et Thierry Maury au montage de certaines vidéos ou Patrick Zanoli dans la série «Tombe (avec les mots)»
[3]  Lorsqu’il se réduit à l’instant dans notre perception courante, coincé entre passé et futur.
[4] Les visiteurs qui voudraient garder un souvenir de cette visite et, surtout, jouir tranquillement chez eux de ces joyaux de l’art vidéo peuvent acquérir le «coffret DUD réunissant 2 DVD (29 films – 313’) et 1 CD audio (6 oeuvres musicales inédites – 47’), ainsi qu'un livret de 80 p. d’analyses critique par Stéphane Audeguy et Hou Hanru.
 

mardi 8 février 2011

Ecrire après Mahmoud Darwich: le chant poétique de Tamim al-Barghouti

Dessin de Naji Al Ali offert à Tamim al-Barghouthi
Ecrire après Mahmoud Darwich: le chant poétique de Tamim al-Barghouti



Jalel El Gharbi (texte écrit pour http://www.babelmed.net/)

Lorsque, à la mort de Darwich, Tamim al-Barghouti rédige un faire-part, il s’est trouvé plus d’une personne pour s’émouvoir devant la piété filiale. Plus d’un trait rapproche les deux hommes. Cela va de l’identité palestinienne, de l’attachement à la cause du peuple jusqu’aux références intertextuelles en passant par la force de la déclamation. Mais qui est Tamim al-Barghouti?
Fils de Mourid Al-Barghouti, poète et militant palestinien réfugié au Caire et de la romancière égyptienne Radwa Ashour, il a grandi parmi les livres mais aussi dans le tumulte des tracasseries administratives allant jusqu’à l’exil de son père. Tamim est diplômé en sciences politiques de l’université de Boston. Il enseigne à l’université américaine du Caire et à l’Université Libre de Berlin. Il est professeur associé à Georgetown et il a occupé diverses fonctions au sein de l’ONU. Par rapport à Darwich, c’est une première divergence : en communiste, l’aîné est allé chercher le savoir du côté du Moscou et c’est vers l’Ouest qu’est parti Tamim. Comme Darwich, ce dernier, aiguillonné par le sentiment d’injustice qu’il ressent, commence à écrire très jeune, à l’âge de douze ans. Il s’initie à la musique et en applique les rythmes et les tempos au vers arabe classique. Il commence par écrire dans les deux dialectes égyptien et palestinien. En 2007, il participe à une émission de télévision à Abu Dhabi «Le Prince des poètes», un concours de poésie ouvert à tous les poètes arabes. Son succès est fulgurant bien qu’il n’ait obtenu qu’un petit cinquième prix !
Comme Darwich, il réussit par la diction, par sa déclamation qui enflamme l’auditoire. Ainsi donc, la poésie semble mieux portée par la voix, par la présence. Du jour au lendemain, ce jeune homme très peu connu même au Caire est admiré partout où l’on parle arabe. Le 15 octobre 2010, Al-Jazira consacre une émission à la famille Barghouti où la star était Tamim. Les extraits que le père, Mourid, lit de sa propre poésie sonnent comme une pâle imitation de Darwich alors que ceux du fils, Tamim comportent des inflexions autres. Mais commençons d’abord par le poème lu à la télévision d’Abu Dhabi. Le texte s’intitule «A Jérusalem» et comporte une centaine de vers dont nous traduisons les deux premières strophes :
«Voulant me rendre chez mon amour, j’en fus dissuadé
Par les lois des ennemis et leur mur
Alors je me suis dit c’est peut-être une bénédiction
Car que peut-on voir à Jérusalem
Quand du sentier on en aperçoit les maisons
On ne voit que l’insoutenable
Et il n’est pas dit que rencontrer son amour
Soit toujours un bonheur ni que toute distance soit néfaste
Si l’on est heureux de retrouver son amour alors qu’on doit se dire adieu
C’est son bonheur même qu’on devrait redouter
Quand on a vu l’antique Jérusalem une seule fois
Où que l’on regarde, c’est elle qu’on aperçoit
Il y a à Jérusalem un marchand de légumes de Géorgie
Las de son épouse, il pense à ses vacances ou à repeindre la maison
Il y a à Jérusalem un homme de Manhattan Uptown
Qui enseigne à de jeunes Polonais les préceptes de la Torah
Il y a à Jérusalem un policier éthiopien interdisant l’accès au souk
Une mitrailleuse sur l’épaule d’un colon de moins de vingt ans
Un chapeau qui s’incline devant le mur des lamentations
Des touristes français blonds qui ne voient absolument rien de Jérusalem
Se contentant de se prendre en photo avec une femme qui toute la journée vend des radis sur la place
A Jérusalem les soldats marchent avec leurs bottes sur les nuages
A Jérusalem nous avons prié à même l’asphalte
A Jérusalem, il y a tout le monde excepté Toi»
La nouveauté ici c’est le caractère classique du poème s’inspirant de la poésie antéislamique. Certes, de telles références ne sont pas rares chez Darwich mais ici elles sont plus explicites. L’image du poète passant avec ses compagnons devant la maison de la bien-aimée remonte à Imrou’l Qays, le prince errant né vers l’an 500 et mort vers 540 à Ankara. Après Imrou’l Qays, s’arrêter devant les vestiges laissés par la famille de la bien-aimée est devenu un topos qui ne sera remis en question que par Aboû Nouwâs (762- 813). Pour aller vite, il semble que la (post) modernité à laquelle on peut rattacher la poésie de Darwich et celle de Barghouti ait comme expression un retour vers des formes poétiques anciennes. Le paradoxe d’une modernité puisant dans le classicisme le plus évident n’est qu’apparent. Entendons par (post)modernité la remise en question des notions de modernité et de ce classicisme. La distinction entre Darwich et Barghouti réside ailleurs. Si tous les deux se réfèrent aussi bien à l’islam qu’au christianisme entendu comme composante fondamentale de l’identité palestinienne. Par moment, il n’est pas aisé de dire si Darwich est musulman ou chrétien, ce qui n’est pas le cas chez Barghouti. On peut soutenir que la poésie de Barghouti ne heurte pas les valeurs de la tribu.
On trouve dans ses textes un imaginaire plus classique que celui de Darwich. Ce dernier est le poète d’une époque où les révolutionnaires pensaient que l’on pouvait s’approprier les valeurs occidentales pour la libération de la Palestine et pour la création d’un état laïc où musulmans, chrétiens et juifs pourraient vivre ensemble. Tamim est malgré lui le témoin de l’échec de ce projet. Même pour un non islamiste, force est de constater que seuls les islamistes ont su tenir tête à Israël. Cette idée gagne du terrain dans le monde arabe.
Chez Barghouti, les valeurs identitaires sont affirmées avec vigueur. Faut-il voir en cela l’expression d’un paradoxe de la jeunesse arabe actuelle menant un train de vie occidental et en même temps fermement attachée à ses valeurs ? L’ombre du passé est désormais fortement présente. Et c’est une ombre apaisante, bienfaisante. Ecoutant Barghouti, je pense à «la cruauté de [s]es vers réguliers» (Aragon). Voici un extrait d’un poème de Tamim au charme irrésistible :
Laisse-moi mes péchés car les nuits sont parcimonieuses
Dis, ma providence, depuis quand les conseils m’ont-ils servi ?
Il y en moi un jeune homme facile à vivre et bon
Qui taquine une époque renfrognée et peu portée sur la plaisanterie
Qui chante souvent la guerre et non pas l’amour
Parce que, comparée à la guerre, l’amour est cinglant
En toute guerre, il y a un parti de droit et un parti injustice
Or en amour on ne peut les démêler
S’il dit qu’il n’aime pas, ce n’est que pur mensonge
Et s’il dit « j’aime », il en a honte à cause des massacres
Il y a dans sa poésie un sens éloquent et obscur
Et dans sa poitrine un cœur résident et en exode
Un peuple vivant sous des tentes qu’on dirait
L’ombre de la poésie de jadis qui nous hante
La force de Barghouti est d’avoir su faire place à cette ombre et d’avoir réussi la prouesse d’extraire d’un lexique commun des vers si singuliers. Personne n’a mieux réussi non plus à associer les topoï de la poésie la plus classique à une vision contemporaine de la réalité. Avec Barghouti, ce sont de nouvelles inflexions qu’on retrouve. C’est Imrou’l Qays rajeuni ou tout autre poète d’antan portant un regard inflexible sur l’indécence du réel. Ne préjugeons pas du devenir de cette poésie. Nous croyons y avoir décelé les signes d’une aptitude à faire du poème le lieu d’une réflexion sur la poésie.
Barghouti semble s’inscrire dans la filiation de Darwich non pas parce qu’il est dans sa lignée mais parce qu’il s’en écarte et qu’il le renie, à sa manière, c’est-à-dire pieusement.



dimanche 6 février 2011

La poésie arabe aujourd'hui 1

Faire du beau avec la boue... Portrait de Mahmoud Darwich

(ce texte a d'abord été publié sur http://www.babelmed.net/)

Jalel El Gharbi

Comment transformer l’immonde du monde en splendeur? La réussite technique du poème suffit-elle à métamorphoser la souffrance lyrique en lyrique de la souffrance? Et surtout comment faire du terreau de la haine une inépuisable source d’amour? Aujourd’hui, j’ai tendance à penser que Darwich n’est pas mort d’une défaillance cardiaque seulement. La mort de l’homme suit celle des idées qui le soutiennent : le projet laïc arabe a échoué, le rêve d’une société œcuménique en Palestine longtemps brandi par la gauche palestinienne a fait place à l’ambition de quelques opportunistes. Oslo n’était pas seulement la fin de la résistance mais surtout celle du projet laïc.
Mahmoud Darwich est né en 1941 à Al-Birwa, village aujourd’hui disparu, près de Saint-Jean-d’Acre en Galilée. Mais tout commence en 1948, quand il est chassé de son village natal. Il a connu les prisons israéliennes. A dix-neuf ans, il publie son premier recueil Oiseaux sans ailes et en 1964, il écrit le texte qui fera de lui le poète de la résistance : «Inscris, je suis Arabe/ Carte d’identité numéro cinquante milles/ J’ai huit enfants/ Le neuvième viendra après l’été/ Cela ne te rend-il pas furieux ?...». Le poème est très vite lu, appris par cœur et chanté partout dans le monde arabe. La gauche, les nationalistes arabes ont leur poète. Mais ce sont surtout les communistes qui le porteront aux nues. Dès 1961, Darwich adhère au parti communiste d’Israël. C’est en prison qu’il écrivit le poème qui le consacrera comme l’un des poètes les plus connus dans le monde arabe, surtout après que Marcel Khalife l’a mis en musique «Je me languis du pain de ma mère/ du café de ma mère/des caresses de ma mère/jour après jour/l’enfance grandit en moi/j’aime ma vie/car si je meurs/j’aurai honte des larmes de ma mère…». Assigné à résidence en 1970, il finit par choisir l’exil et se rend à Moscou où il commence des études en économie politique, puis on perd sa trace et on le retrouve au Caire où il collabore au journal Al-Ahram. Commence ensuite la route de l’exil : Beyrouth, Tunis, Paris. En 1987, il est élu membre du comité exécutif de l’OLP et en 1988 un de ses poèmes suscite un tollé à la Knesset. Nous sommes le 28 avril 1988, quelques mois après le déclenchement de l’Intifadha. Ysaak Shamir monte à la tribune pour dénoncer un poème, il est furieux: «L’expression exacte des objectifs recherchés par les bandes d’assassins organisés sous le paravent de l’OLP vient d’être donnée par l’un de leurs poètes, Mahmoud Darwich, soi-disant ministre de la Culture de l’OLP… J’aurais pu lire ce poème devant le parlement, mais je ne veux pas lui accorder l’honneur de figurer dans les archives de la Knesset.» Voici un extrait de ce poème:
«Oh passants parmi les mots passagers/Prenez vos noms et partez /Retirez vos heures de notre temps et allez-vous-en/Prenez autant que vous voudrez du bleu de la mer et du sable de la mémoire/Prenez toutes les photos que vous voudrez pour savoir/Que vous ne saurez jamais/Comment une pierre de chez nous peut faire le toit du ciel/ Vous qui passez parmi les paroles passagères/Vous fournissez l’épée ; nous fournissons le sang/ Vous fournissez l’airain et le feu ; nous fournissons la chair/Vous fournissez un autre char ; nous fournissons les pierres/ Vous fournissez la bombe lacrymogène ; nous fournissons la pluie / Mais le ciel et l’air/Sont les mêmes pour vous et pour nous/Prenez alors votre part de notre sang et partez…»
Pourtant, ce serait une grande méprise que de réduire la poésie de Mahmoud Darwich à une poésie de combat. La Palestine est bien plus qu’une réalité historique, une réalité ontologique. Elle est bien plus qu’une réalité géographique, une réalité intérieure comme par la vertu de cette métamorphose qui fait que les territoires du bonheur peuvent ressusciter dans la mémoire de l’homme qui chemine. Le poète est dès lors celui qui chante. Darwich qualifie son lyrisme d’épique : «J’habite ma poésie et je choisis d’être Troyen car j’aimerais demeurer une victime. J’ai tant de fois souhaité être victorieux pour mettre à l’épreuve mon humanisme, ma capacité à être solidaire d’une victime qui, d’une certaine façon, a contribué elle-même à façonner mon propre destin» écrit-il dans La Palestine comme métaphore.
En 1993, la direction palestinienne signe les accords d’Oslo. Darwich démissionne du bureau exécutif de l’OLP suite à ce qu’il ressent comme une reddition mais il se gardera longtemps de s’exprimer sur la question sans doute pour ne pas susciter de discorde au sein des Palestiniens. Le 9 août 2008, il décède dans un hôpital de Houston. Il repose à Ramallah. Sur sa tombe, on peut lire l’ouverture de ce poème :
«Il y a sur cette terre
Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : les hésitations d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les débuts d’un amour, de l’herbe sur des pierres, des mères se tenant debout sur la ligne d’une flûte et la peur qu’éprouvent les conquérants du souvenir.
Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre, la fin de septembre, une dame qui franchit la quarantaine avec tous ses fruits, l’heure de la promenade au soleil en prison, un nuage mimant une nuée de créatures, les ovations d’un peuple pour ceux qui montent à la mort souriants et la peur qu’ont les tyrans des chansons.
Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre: il y a sur cette terre, la maîtresse de la terre, le commencement des commencements, la fin des fins, On l’appelait Palestine et on l’appelle désormais Palestine. Madame je mérite, parce que vous êtes ma dame, je mérite de vivre.»
On le voit ici, Darwich a opté pour une célébration des petits riens de la vie plutôt que pour une dénonciation des grands travers du monde. Cette attention pour l’infime, qu’on trouve aussi chez Hugo ou chez Supervielle, prend chez Darwich la forme d’un attendrissement face aux petites choses où habite le beau: un papillon, la neige dans une cour d’école, les tresses d’une jeune fille. Hédoniste à sa manière, Darwich insinue surtout que «tout» et «rien» ne sont pas des réalités antinomiques. Cela n’induit en rien une désaffection pour la question nationale. Dans un recueil comme Murale, recueil dont l’inspiration plonge dans la poésie antéislamique, le tragique de la condition humaine et celui de la condition palestinienne font un. Un mot «La Palestine» est mis pour un autre «Moi». Il y a un sublime propre à Darwich : il consiste à se détacher des horreurs de l’histoire et du vécu, d’où la fréquence des motifs de l’oiseau, de l’envol et du ciel. Comment faire du beau avec la boue? La question avait été posée par Baudelaire et elle ressurgit ici. La réponse de Darwich tient dans la refonte des coordonnées du réel : l’ailleurs est ici, l’ici est un ailleurs.
On pourrait invoquer encore cette autre ressource de la poésie qu’est la citation. Cela va du Coran jusqu’à la Bible en passant la poésie antéislamique (Tarafa et Imrou’l Qays) ou encore l’épopée de Gilgamesh. Le tout dans une entreprise qui insinue que l’autre n’est pas étranger. L’autre est en nous, dit Darwich, car être est un devenir autre. Et le poète peut s’ériger en compagnon des choses en devenir. Un des mots les plus utilisés dans cette poésie est «nuage», ce qui est protéiforme et se prête à la lecture et à l’habitat poétique. Dès lors, le poème peut devenir promesse d’un «jour féminin/aux métaphores transparentes/de constitution parfaite.» Poème inscrit dans le rêve d’un rêve, dans cela qui tient de l’essence poétique.
C’est le monde qui est à réécrire, insinue la poésie de Darwich. Il le dit lui-même de manière explicite : «Ce qui nous intéresse, c’est de briser ce regard sclérosé que nous portons sur la relation entre intérieur et extérieur sans craindre de dire que l’exil n’est pas toujours dans l’exil, que la patrie n’est pas toujours dans la patrie.»
A la question de Manuel Carcassonne : Votre poésie peut-elle aider à une meilleure connaissance du monde arabe, qui suscite une méfiance grandissante en Occident ? Mahmoud Darwich a eu cette réponse qui mérite d’être longuement citée : « L’Arabe est obsédé par l’identité. Le projet national laïc a été battu. La modernité arabe datant du début du siècle a été battue. Mais aucun Arabe ne peut vivre sans l’Occidental qui est en nous. Il y a un obscurantisme qui nous guette. Le conflit existe entre deux fondamentalismes, deux intégrismes. Comment ne pas être attentif au fondamentalisme américain ? Qu’un professeur de linguistique compare un discours de Bush avec un discours de Ben Laden: l’ange et le démon, le Bien et le Mal, les croisés contre la Djihad, cela se ressemble dangereusement. Il faut plus que jamais s’opposer à la montée de ces dangers. Les américains mènent leur Djihad. Il faut chercher les racines communes de l’Islam et de l’Occident. Le monde arabe a besoin du sentiment de la justice. Comment veut-on que l’Arabe de la rue réagisse à l’invasion de l’Irak par les Américains ? Il n’a pas la vision de la justice.»
Cette modernité arabe avortée essentiellement suite au revers humiliant de 1967 trouve son expression dans les lectures poétiques de Darwich qui ne se contente pas des classiques arabes notamment l’inégalable Ma’ari, mais aussi Abu Tamam, Moutanabi et plus près de nous Seyyeb. Il lit également Walcott, Ginsberg, Char, Tagore, Baudelaire, Lorca, Pound, Czeslaw Milosz, le Cantique des cantiques (il le lit en hébreu), des romans : ceux de Dostoïevski, par exemple. Mais il lit surtout des livres d’histoire, de philosophie, de politique. En cela, il était comme mû par un désir de réécrire la genèse (celle de l’être, de l’être au monde et celle du Verbe) : «Le désespoir peut recommencer la Création. Car il est capable de trouver les débris nécessaires, ceux des choses premières, des premiers éléments de la création». Refaisons le monde murmure tout poète. Mais il semble que l’histoire et la mort aient tendance à les démentir. Pourtant, nul ne voit ce qu’un poète peut voir. Darwich est le premier à avoir vu René Char, Heidegger et Al Ma’ari depuis leur mort. Il aura été le premier à avoir vu sa lignée.

mercredi 2 février 2011

Le printemps des peuples arabes. Giulio-Enrico Pisani

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent
Tunisie, Algérie, Egypte, Jordanie, Yémen... L’histoire ne se répète jamais à l’identique, mais elle se répète. Et si trop de facteurs différents la déterminent entre ici et là, entre un siècle et l’autre, rendent unique chacun de ses évènements, tourments, pulsions, sursauts, bouleversements, assez d’éléments, de causes et d’effets se ressemblent, pour que l’on en tire d’utiles leçons. Aussi, pour n’être que lointaine, la parenté entre le Printemps des Peuples en 1848 et les évènements qui, partis de Tunisie, secouent aujourd’hui le monde arabe, n’en est pas moins évidente. Et les enseignements que l’on peut tirer au sud de la Méditerranée de ce qui se passa il y a 163 ans à son septentrion, sont nombreux, le premier à retenir étant que ceux qui animent les peuples ne doivent jamais relâcher l’attention et la pression. Trop facilement en effet, dès quelques satisfactions mineures (alimentaires et culturelles) obtenues, les masses inertes, égoïstes et craintives, galvanisées un instant, refluent, pour laisser aux renards occuper l’espace ouvert par les nouvelles libertés de circulation et d’alimentation dans le « poulailler » national. 1
C’est en novembre 1847 qu’éclata dans l’un de plus petits pays d’Europe, la Suisse, où les forces progressistes se soulevèrent contre la dictature des conservateurs, une révolution qui, flammèche tombant sur la poudrière sociale du continent, explosa en ce qu’on allait appeler le Printemps des Peuples. Et lorsque cette « Guerre du Sonderbund » s’acheva dès février 1848 par l’accession des helvètes à une constitution démocratique (pour l’époque), le feu révolutionnaire des forces libérales et sociales se propagea comme une traînée de poudre à travers l’Europe. En fait faudrait-il plutôt dire : se ralluma. Car, dans plusieurs pays, le feu, entretenu par la misère de l’industrialisation naissante, ne s’était jamais vraiment éteint depuis la dernière décade du 18e siècle. Tout au plus avait-il été étouffé. Tour à tour, les peuples de France, d’Autriche, de Hongrie, d’Italie, de Pologne, de la Confédération Germanique et de Roumanie s’enflammèrent, renversèrent ici leur gouvernement, obtinrent là quelques concessions, firent partout chanceler l’ordre monarchique, mais payèrent cette ouverture sur l’avenir par des flots de sang.
À Paris, en février 1848, les « Trois glorieuses » entraînent la chute de Louis Philippe et de sa monarchie de juillet ; le même mois, Karl Marx et Friedrich Engels publient le Manifeste du Parti communiste. Mais – avertissement de taille en 2011 au peuple tunisien – « déroutée par la facilité de sa victoire, l’opposition parlementaire ne sait que faire de sa République (...) Subrepticement, à Paris, les revendications sociales ont pris le pas sur les idéaux politiques. Plusieurs signes pourraient éclairer les contemporains (...) C’est la Seconde République ; elle échouera sur la question sociale (...) et ouvrira, (sous l’oeil navré de Victor Hugo et de tant d’autres), la voie au Second Empire ». 2 Et c’est Victor Hugo qui met en garde dans un terrible poème les forces vives des nations contre ce que j’appelais plus haut « les masses inertes, égoïstes et craintives », mais aussi lâches, opportunistes, ne faisant ni le bien ni le mal. Partiellement entendu ( ?) en 1848, son avertissement fut hélas oublié en 1851 et en 1871. C’est qu’il n’est pas tendre, Victor Hugo, avec cette engeance qui traverse toutes les classes du lumpenprolétariat à la cour impériale et dont nous n’avons nous-mêmes, hélas, par lassitude, indifférence, égoïsme ou peur, que trop souvent tendance à faire partie. Dans son poème « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », il loue, c’est vrai, avant tout les vaillants ; mais lisez la suite, amis lecteurs, cette suite qui désigne les fautifs de l’étiolement, du fourvoiement et de l’échec de tant de justes soulèvements et révolutions !
« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont / Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front. / Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime. / Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime. // Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour, / Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour. / C’est le prophète saint prosterné devant l’arche, / C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche // Ceux dont le coeur est bon, ceux dont les jours sont pleins. / Ceux-là vivent, Seigneur ! … ». Et autant pour les louanges accordées aux braves !
Suit la dure stigmatisation des égoïstes, des lâches, des veules. Fleuri pour, avec et sur la révolution de 1848, le poème accuse dans sa deuxième partie ceux qui ne font ni le bien ni le mal, sinon par hasard, faiblesse, suivisme ou inadvertance et dénonce tous ceux dont le non-engagement et l’attentisme prudent coûteraient même aux « Trois glorieuses » la pleine victoire3 et des rivières de sang. Et, tout comme moi-même, le lecteur lucide (et Hugo quinze ans plus tard) de se demander si, en d’autres temps ou circonstances, ils ne risqueraient pas d’être eux-mêmes pusillanimes et trop prudents. Mais alors impitoyable et fort de sa fougue juvénile, le grand poète n’hésite pas à vouer aux gémonies les non-héros que le commun des mortels peut souvent être.
De par sa fureur moins fin, ironique e gouailleur qu’il ne sera bien des années plus tard par la voix de Gavroche, plus féroce qu’Henri de Régnier et bien plus sévère que de nos jours Darwich, Hugo devient ici le justicier dantesque. Difficile de ne pas voir surgir de ses vers furibonds le fantôme du comte Ugolin4 vengeur, s’en prenant cruellement au crâne de l’archevêque Ruggeri Ubaldini. Mais étrangement, si la parenté de ton avec l’oeuvre de Dante Alighieri nous mène au chant XXIII de l’Enfer dans la Divine Comédie, ce n’est pas ici que l’on retrouve les vers dont Hugo aurait pu s’être inspiré. Non, c’est au chant III, 31-69, qu’à Virgile et Dante s’offre en spectacle « Le misérable sort des âmes sans courage, / De ceux qui sans opprobre et sans gloire ont vécu… ». Plus loin Dante précise : « Dans le monde leur nom n’a pas laissé de trace ; / Trop bas pour la Justice et trop bas pour la Grâce ! » et définit ces êtres qu’il considère méprisables comme « Ces lâches, qui jamais ne vécurent ». Plus de cinq siècles passèrent après cette écriture, dont, après avoir loué ceux qu’il estime, Victor Hugo retrouve quasi-inchangés les sinistres acteurs dans son « Ceux qui vivent, sont ceux qui luttent » et dont les vers se poursuivent, colériques :
« ... ... ... Les autres, je les plains. Car de son vague ennui le néant les enivre, Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre. Inutiles, épars, ils traînent ici-bas Le sombre accablement d’être en ne pensant pas. Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule. Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule, Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non, N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ; Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère, Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère, Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus, Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus. Ils sont les passants froids sans but, sans nœud, sans âge ; Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ; Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas, Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas. L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ; Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule, Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit, Ils errent près du bord sinistre de la nuit. »
À bon lecteur salut !

(1) Même en Europe occidentale, la maxime selon laquelle « le libéralisme, c’est la liberté du renard libre dans le poulailler libre » se vérifie toujours davantage depuis une trentaine d’années, et ce en dépit des pauvres combats d’arrière-garde des sociaux-démocrates. (2) Lire l’article complet sur www.Hérodote.net (3) Victoire en effet fort mitigée, puisque – nous l’avons vu plus haut – aboutissant à l’éphémère 2e république et au second empire. (4) Hugo aurait-il été influencé par sa parenté anthroponymique avec Ugolin ? Sans doute. Comment en effet son immense culture lui aurait-elle permis de l’ignorer ?



Giulio-Enrico Pisani