dimanche 27 février 2011

Où en est la Tunisie

Où en est la Tunisie ?

Le gouvernement intérimaire de Mr Mohamed Ghanouchi est fortement remis en question par quelque 100 000 personnes qui assiègent la place de la Kasba, où se trouve le premier ministère. Des échauffourées ont eu lieu vendredi et samedi entre la police et les manifestants avenue Bourguiba, devant le ministère de l’intérieur. On déplore trois morts.
La jeunesse de facebook semble constituer le plus gros des manifestants mais il y a aussi les extrémistes de gauche et les islamistes qui depuis un certain temps se trouvent des affinités. Tous redoutent les infiltrations des caciques du RCD et des ripoux.
La Tunisie vit ce moment délicat dans l’histoire d’une révolution où les intérêts de la gauche et de la droite se chevauchent ; ce moment où la révolution peut faire le lit de la contre-révolution. En Tunisie, où l’on n’a jamais vécu en démocratie, la contestation a toujours été un acte progressiste. Or le pays vit ce stade où la contestation n’est pas toujours révolutionnaire. Le gouvernement est confronté à la pression de la rue, à des revendications sociales quasi générales – souvent soutenues par l’UGTT dont le bureau exécutif (pour ne nommer personne) oublie qu’il n’était pas particulièrement hostile à Mr Ben Ali.
Aujourd’hui, être contestataire ne coûte pas aussi cher qu’auparavant. C’est sans doute pourquoi on trouve place de la kasba des professeurs venus avec leurs élèves et des enfants.
Ces manifestations ont été relayées par la chaîne nationale mais le ton a monté hier. La TV a organisé à 20h, un débat auquel elle a invité de jeunes manifestants. Le plateau était animé par une jeune journaliste sans expérience aucune qui a laissé passer à plusieurs reprises un lynchage du Premier ministre, Mohamed Ghanouchi. Plus d’une fois, les jeunes invités ont repris des slogans appelant à l’exécution du Premier ministre avant de rectifier en précisant qu’il s’agissait d’une « exécution sur le plan politique ». Rien de pire que les tribunaux révolutionnaires improvisés ! L’émission est arrêtée et le soir même sur facebook on crie à la censure. A la place du 20h, annulé pour cause de grève des journalistes, la Tunisie a assisté à un débat d’une qualité, pour le moins, douteuse. De méchantes langues soutiennent que si les journalistes de la TV avait fait grève avant le 14 janvier, le sang n’aurait pas coulé autant.
La révolution tunisienne peut-elle continuer ? Autrement dit, peut-on éviter le passage à un scénario à l’égyptienne, où c’est l’armée qui prend le pouvoir. Deux défis, l’un interne l’autre externe, doivent être invoqués à ce sujet. Sur le plan interne, la révolution doit survivre à l’insécurité qui commence à être inquiétante. Une insécurité qui n’est pas uniquement due aux caciques du RCD mais également à l’incivilité, au manque de civisme de certaines personnes. Ce sont ces petits riens qui ne font pas la une des journaux mais qui affectent la qualité de la vie.
La révolution peut-elle survivre aux pressions internationales qui sont d’autant plus fortes qu’elles sont « discrètes » et qu’elles émanent de pays amis, aussi bien ceux qui ont soutenu la révolution que ceux qui, jusqu’à la dernière minute, ont soutenu Ben Ali, estimant depuis Chirac que pour les Tunisiens, on pouvait se contenter d’une version allégée des droits de l’homme, une version plus « digest » selon laquelle l’enseignement et le travail suffiraient aux Tunisiens. Peut-être que la condescendance n’est pas toujours synonyme de racisme mais il n’en demeure pas moins que l’image de la France en Tunisie est fortement affectée. La France ne peut pas continuer à agir avec la Tunisie de la même manière que sous Ben Ali. La France aurait dû s’inquiéter que les Tunisiens n’aient pas du tout réagi aux déclarations de Mme Alliot-Marie. Ce silence signifiait clairement qu’ils n’espéraient pas le soutien de la France, pour dire les choses sous le mode de l’euphémisme.
Les officiels américains et européens se succèdent à Tunis, depuis la chute de Ben Ali. On murmure ici que la France serait même intervenue dans la nomination de certains ministres et hauts fonctionnaires. Des vidéos circulent sur les réseaux sociaux où l’on voit des navires militaires, sans pavillon, croiser au large des côtes tunisiennes. Il s’agirait sans doute de navires italiens. L’erreur de nos amis occidentaux est de penser que si le gouvernement est faible, la Tunisie l’est ; l’erreur du gouvernement tunisien est de se croire faible. S’il s’ouvrait au peuple sur ce point de la pression étrangère, il serait soutenu par toute la population.
Mais, confronté aux problèmes économiques auxquels il faut ajouter les retombées de la révolution libyenne et l’afflux de refugiés, le gouvernement tunisien a besoin d’être soutenu. Et il attend beaucoup de la Conférence de Carthage, qui vraisemblablement apporterait un plan Marshall à la Tunisie. Or, à Tunis on a appris à être sceptique. « Si nos amis occidentaux veulent nous aider, ils n’ont qu’à annuler la dette de la Tunisie qui absorbe près de 60 % du PIB » ai-je entendu dire. Tout porte à croire que la révolution tunisienne pâtit autant de ses ennemis que de ses amis.

Jalel El Gharbi (Babelmed http://www.babelmed.net/ )

7 commentaires:

giulio a dit…

S'ils ne veulent pas être la proie des rapaces de tous bords, qui s'apprètent à faire leur beurre sur le dos d'une révolution récupérée, les Tunisies ont tout intérêt à prendre leur destin à pleines mains et à faire preuve autant d'esprit civique que de solidarité. Du dehors personne ne les aidera substantiellement. Et pour ce qui est des offres alléchantes : n'oublie jamais, cher Jalel, quant à la conférence de Carthage, le "Timeo Danaos et dona ferentes" de Virgile, qui, plutôt que les grecs, eût d'ailleurs mieux fait de citer les romains (il est vrai que ceux-ci n'existaient pas encore au temps de l'Énéide).

Feuilly a dit…

Personnellement, je ne suis pas trop optimiste. L’Occident (comprenez : les dirigeants capitalistes, par forcément les peuples d’Occident, mais bon, ce sont les dirigeants qui prennent les décisions n’est-ce pas ?) acceptera quelques réformes sociales, il les encouragera même, pour se donner bonne conscience. Mais au final il attend d’avoir en face de lui des gouvernements (tunisien, égyptien, libyen peut-être) qui travailleront main dans la main avec lui et qui prendront les bonnes mesures, à savoir celles qui serviront ses intérêts propres.

Qu’attendre d’une armée égyptienne dont les cadres sont formés aux USA ? On attend qu’elle continue à mépriser les Palestiniens et qu’elle soutienne la politique israélienne. On attend aussi qu’elle évince les Frères musulmans et qu’elle les cantonne dans un rôle secondaire. Si elle faillit à sa mission, je ne sais pas ce qui se passera, mais la partie sera mal engagée.

En Tunisie, on a la chance que l’armée n’a pas encore pris le pouvoir, mais l’ancienne équipe dirigeante est encore en place. Il faudrait une transition rapide vers une vraie démocratie. Mais là aussi l’Occident est disposé à soutenir cette démocratie pour autant qu’elle ne fasse pas d’ombre à ses intérêts économiques. Si elle ne s’intéresse qu’au peuple tunisien, il y a fort à parier qu’elle sera vite renversée. On brandira la menace islamiste et il se trouvera bien un général (tout auréolé de son rôle dans la récente révolution) pour prendre le pouvoir.

Tout cela est complexe, très complexe.

J’ai tellement peur que les revendications légitimes des gens ne soient bafouées au nom précisément des intérêts économiques de l’Occident.

Mahdia a dit…

Où en est la Tunisie?
Je crois que la Tunisie va beaucoup mieux sans Ben Ali, et les problèmes que vous soulevez, cher M. El Gharbi, sont le mauvais legs de sa mal gouvernance dont héritent foncièrement aujourd’hui les Tunisiens et dont ils doivent rapidement se débarrasser pour ne pas se forcer un jour d’accepter comme une fatalité certains comportements nuisibles autant à leur authenticité qu’à la démocratie qu’ils cherchent à bâtir aujourd’hui, pour ensuite accepter la sentence combien justifiable dans notre monde arabe: "Les parents ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées”.

Mais comment s’en débarrasser, car ce qui naît à l’écart ou en dehors de la convenance grandit contre la bienséance et affecte surtout la vie de celui qui toute sa vie a perfectionné ses qualités et développé son humilité aux dépends de sa liberté. Car, je pense aussi que si les tunisiens ne se sont pas soulevés contre le gouvernement de Ben Ali bien longtemps avant le célèbre 14janvier 2011 , et que si (je vous emprunte ici un de vos mots avec une petite modification ou grande peut -être, ça dépend comment est-ce que vous la verrez) "la contestation a toujours été (en Tunisie)un acte progressiste" et jamais un acte réactionnaire, c’est parce que aussi, quelque part, par fierté et par respect à une tradition qui leur a toujours appris à être pacifiques et à œuvrer sagement pour le changement , même s’ils sont arrivés un jour à crier avec rage, comme vous : "Enough is enough" (article du 12 janvier 2011), vous qui êtes un modèle de ce magnifique pacifisme tunisien ( Orcident en est une des facettes de cette éducation exemplaire qui fait du respect de l’autre le premier travail à entreprendre sur soi) .

A la traîne de toute grande révolution s’accroche des tas de détritus, car la Révolution même si elle rafraîchit les gorges des assoiffés de liberté ne naît pas de l’eau de roche mais des océans affolés qui poussent leurs tréfonds vers la sortie.
La solution, c’est d’agir au plus vite, et je pense que les Tunisiens sont capables de bouleversements très positifs, si on ne leur met pas des bâtons dans les roux , et qu’on ne manipule pas à leurs dépends la très belle Révolution qu’ils ont , en très peu de temps , exportée en dehors de leurs frontières , à leurs voisins les plus proches d’abord, et qui attend de se répercuter incessamment en Europe (chez les pays déjà fragilisés par la crise économique ou déjà depuis longtemps précipités dans la pauvreté) et jusqu’en Amérique *avec certainement un passage du côté de l’Amérique latine en attendant le remue ménage que vont sans doute connaître certains pays asiatiques.

*Dans un commentaire très récent sur ce même blog, le poète américain Sanford Fraser écrit : "The protesting workers in Wisconsin are inspired by you, Tunisians and Egyptians": voir plus sur :
http://www.buzzfeed.com/mjs538/egypt-supports-wisconsin-workers

LE MAMI a dit…

La faiblesse des ressources tunisiennes en matières fossiles présente l'avantage de réduire les pressions étrangères sur sa révolution. Son haut niveau général en matière grise est une contre-partie dont je souhaite qu'elle tire le meilleur parti.
Quant à la politique étrangère de la France ... bien petite, étriquée, maligne.
Bon courage Jalel,

Baltha

laurence a dit…

Baltha a souvent les mots justes...je me joins à lui pour vous souhaiter Bonne route... tout en n'en doutant pas d'ailleurs...

Poinsignon a dit…

Bonsoir, je renvoie souvent vers votre blog et vers vos articles sur babelmed.
Ci-dessous le premier article que j'ai écrit sur la révolution en Tunisie et en Égypte :
http://3.ly/br3E
À bientôt,
Claire A. Poinsignon

Jalel El Gharbi a dit…

Claire A. Poinsignon
Je vous remercie. J'ai apprécié votre texte. Si vous le souhaitez, nous pourrions échanger sur Facebook
A bientôt