mardi 17 septembre 2013

Poème de Christian Garaud


Ecrire, c'est ajouter si peu que ce soit à la rumeur des mots dans la rumeur du monde. 
C'est essayer de mettre ensemble la parole et le silence, le mot qu'on cherche et la main qui se pose sur le genou. 
C'est répondre comme on peut à la voix qui demande en passant : pourquoi tu es encore vivant ?


Christian Garaud, D'où vient la voix. Editions des Vanneaux

vendredi 13 septembre 2013

Tunisie-Algérie

Dans l'article ci-dessous, notre ami Boubaker Ben Fraj montre que l'intervention de l'Algérie dans la crise politique tunisienne ne relève pas de l'ingérence. 



 Notre voisin Algérien et nous
 Par Boubaker ben Fraj

A un jour d’intervalle, le Président algérien Abdelaziz Bouteflika, à peine remis de sa lente convalescence, reçoit à Alger, successivement Rached Ghannouchi, chef du parti Ennahdha, et Béji Caid Essebsi, leader du parti Nida Tounes ; deux personnalités clés qui dirigent les deux partis prépondérants dans la scène politique tunisienne : le premier au pouvoir et le second, chef de file de la coalition de l’opposition.
 Ghannouchi et Essebsi disent, sans convaincre personne, s’être précipités à Alger avant tout, pour s’enquérir courtoisement et fraternellement de la santé de Bouteflika, et pour le féliciter de  la récente reprise de ses activité.
 Quant aux communiqués officiels, supposés rapporter tant la teneur des longues entrevues avec le Président algérien, que celle des réunions préparatoires confidentielles avec les hauts dignitaires de son gouvernement , ils sont, comme on devait s’y attendre, formulés en des termes généraux, conventionnels et diplomatiques, qui laissent transparaitre très peu de choses d’un côté, sur les véritables tenants et aboutissants de ces deux visites , et de l’autre, sur le contenu des discussions qui ont eu lieu, entre Bouteflika et ses deux hôtes.
 Mais, secret de Polichinelle, les commentaires fusent, et tous les observateurs, tant tunisiens qu’algériens et internationaux,  savent par la force des choses, que cette rapide escapade algéroise à un jour près, des deux principaux adversaires politiques du moment, n’est nullement de l’ordre des coïncidences.
Tous le monde sait aussi, que le premier objet de ces deux visites, organisées à l’initiative des autorités algériennes à leur plus haut niveau, n’est autre que la recherche d’une issue rapide à l’impasse politique qui bloque aujourd’hui notre pays, et d’une fin au bras de fer, qui perdure entre le pouvoir en place de la Troïka, et l’opposition.
Une impasse, qui risque, aux yeux des Algériens si elle persiste, de compromettre la stabilité politique de la Tunisie, et de compliquer gravement et durablement une situation sécuritaire devenue, après tout ce qui est arrivé, trop alarmante.
Alarmante, non seulement pour les Tunisiens, mais aussi pour les responsables algériens ; eux qui savent mieux que quiconque, que les groupes armés, étroitement liés à Al-Qaïda dans le Maghreb islamique « AQMI », qui ont réussi à la faveur du relâchement sécuritaire qui a suivi la révolution à prendre pied en territoire tunisien, à un jet de pierre de chez eux, ne reconnaissent pas de frontières et n’en font aucun cas. Et de ce fait, ces groupes jihadistes aguerris comptent, au cas où ils parviennent à élargir ou à pérenniser leur présence en Tunisie, constituer une rallonge stratégique et un renfort opérationnel de taille, pour les groupes combattants  de la même allégeance, qui infestent depuis deux décennies, et encore aujourd’hui, le territoire algérien lui-même.
Aussi, les Algériens, qui semblent ces derniers temps aléatoirement rassurés du côté de leur frontière Sud avec le Mali, ont-ils du même coup, les raisons sérieuses de s’inquiéter de la détérioration dramatique de la situation sécuritaire dans notre pays, notamment  le long d’une frontière commune, longue d’un millier de kilomètres, qu’ils savent de part et d’autre, trop perméable, difficilement contrôlable ; et qui s’apprête bien, tant aux infiltrations des hommes que des armes, sans parler des trafics de toutes sortes, qui leurs servent de terreau et de source de financement. Longue frontière commune, enchevêtrée, souvent montagneuse, peuplée et boisée, qu’il est très difficile, sinon impossible de maîtriser militairement, quels que soient les moyens que l’Etat algérien  serait en mesure de mobiliser et les sacrifices qu’il serait obligé de consentir.
 C’est donc la raison essentielle, voire l’urgence, qui a pressé nos voisins algériens au cours de ces derniers jours, à ouvrir les canaux les plus courts, les plus directs et les plus rapides, du dialogue avec les deux principaux protagonistes de la scène politique tunisienne. Ils veulent avant tout parer autant que faire se peut, aux menaces réelles qui pèsent sur leur propre sécurité, à partir de la Tunisie et à cause de ce qui passe chez nous.
 Nos voisins de l’Ouest seraient, en prenant cette initiative de dialogue, beaucoup plus soucieux d’écarter l’incendie de leur propre demeure, ou au moins d’en diminuer les risques, que motivés par une volonté délibérée d’ingérence dans nos affaires intérieures ; une volonté d’ingérence improbable guidée par une arrière pensée hégémonique, et qui serait pour l’Algérie elle-même, autant que pour la Tunisie, une aventure aux conséquences hasardeuses, dont ni l’un ni l’autre des deux pays voisins, n’est actuellement en mesure d’engager, ou d’en d’assumer le prix et les conséquences .
 Cessons alors d’établir à la va-vite des comparaisons entre des incomparables ; comparaisons qui ne résistent, ni aux arguments de l’Histoire, ni à ceux de la géographie : la Tunisie n’est et ne sera jamais le Liban, et l’Algérie n’est et ne sera pas la Syrie.


jeudi 12 septembre 2013

Politique, Siyassa et boulitik en deux mots

Le mot "politique" vient du grec πολιτική . Dans sa polysémie, il signifie d'abord "civilité", "civisme". Il se traduit en arabe par السياسة "Siyassa" qui vient du verbe ساس "sassa", diriger, orienter, mener, gérer, gouverner. Farabi (Alpharabius), grand commentateur persan de Platon,  a longuement écrit sur ce concept. En persan, la "politique" se traduit, comme en arabe, par  السياسة .
Dans le dialecte tunisien, le mot السياسة signifie "douceur", "non-violence". 
Entendue comme mensonge, supercherie, complot, micmac, manoeuvre, conspiration,  manigance, "politique" se dit "boulitik". 
Ceux qui défendent les valeurs tunisiennes le font avec "siyassa". Ils font de la "siyassa", ce qui est la négation même de la petite politique. Le reste n'est que "boulitik" à ceci près que dès lors que le sang coule ce n'est plus de la "boulitik" mais crime. 

mardi 10 septembre 2013

De la traduction par Giulio-Enrico Pisani

Soyons tous des traducteurs

Padiamenopé, chef des prêtres-lecteurs. Thèbes. Tombe 33. VIIeme siècle a J.C

Qui ne connaît pas le bon mot italien «Traduttore =Traditore»,  qui stigmatise la traîtrise ou, pour le moins, le manque de fiabilité des traducteurs!?  Le ton est à la plaisanterie, bien sûr.  On les connaît en fait très peu et très mal, ces innombrables bâtisseurs de ponts entre les gens et les cultures.  Discrets et, la plupart du temps anonymes de fait, rares sont ceux qu ont abusé de leur position d’intermédiaires obligés.  En règle générale, le profane qui leur confie son texte doit et peut leur apporter la confiance du tétraplégique à son infirmière.  Totale!  A-t-il d’ailleurs le choix?  Les malentendus graves imputables à des erreurs de traduction ne sont par ailleurs guère plus nombreux que ceux pouvant surgir entre interlocuteurs ou correspondants de même langue.  De leur côté, ceux-ci seraient bien inspirés de se voir d’une certaine manière eux-mêmes comme traducteurs.  Car toute pensée, même formulée et entendue dans une seule langue, exige une sorte de traduction entre sa formulation (expression) et sa perception (réception), deux aspects essentiels, complémentaires, mais très différents, voire parfois opposés, de la communication humaine.

Mais revenons à la traduction, disons, «normale», entre deux langues.  On est loin de la sinécure.  C’est que chaque langage a son propre génie, et ses locuteurs nagent depuis des générations dans de eaux à nulles autres pareilles.  La majorité des expressions idiomatiques n’ont pas d’équivalent précis hors de leurs frontières linguistiques ou vernaculaires.  J’en connais plein des mots, des tournures, des locutions italiennes, anglaises, espagnoles ou allemandes intraduisibles en français et réciproquement.  D’autre part, bien d’expressions, de mots, de termes se sont maintenus dans une langue et ont disparu de l’autre. 

Considérons par exemple la «casualité»,(1) dont Johannes Erich Heyde constate la dépréciation dans son fameux «Die Entwertung der Kasualität».  Voilà un terme désignant un principe primordial qui a disparu en français de la majorité des livres et dictionnaires,(2) lorsque l’allemand «Kasualität», l’anglais «casualty», l’Italien «casualitá» ou l’espagnol «casualitad» sont d’un usage courant.  Un comble au pays de Blaise Pascal, le découvreur des probabilités!  «Bof», dira le Français.  «Est-ce donc si grave?  Si un mot tombe en désuétude chez nous, c’est qu’on en ressent plus le besoin».  Oui, mais quand il n’existe plus aucun équivalent, il y a appauvrissement de la langue.  Que fait celui qui doit se triturer méninges pour traduire vers le français moderne un texte allemand, anglais ou italien contenant ce mot?  Circonlocution?  Approximation?  Trahison? 

Et voilà ce à quoi nous, Luxembourgeois, comme tous les peuples que l’histoire a faits polyglottes, sommes confrontés jour après jour.  Voilà ce que nous affrontons vaillamment, quoique, parfois – reconnaissons-le – sans trop d’enthousiasme, nous dont les vocables maternels doivent constamment céder à d’autres parlers.  Petite ombre d’envie, certes fugace, mais quand même, pour ces trans-mosellans ou trans-ardennais qui n’ont qu’à maîtriser une seule langue.(3)  Et qui pourrait-il nous en tenir rigueur, à nous, qui sommes en permanence nos propres traducteurs, dont la cervelle est parcourue par d’incessants messages et échanges polyglottes, équivalences et similitudes, termes et leur transposition ou transformation de ou vers le luxembourgeois, l’allemand et le français?  Sans compter que viennent parfois s’y ajouter l’anglais, ponctuellement l’Italien, parfois l’espagnol et de plus en plus souvent le portugais, tout un chassé-croisé qui nous donne plus souvent qu’à notre tour l’impression d’avoir un mélangeur-batteur à la place du cerveau.

Douloureusement conscients de nos carences de culture, compréhension et expression dans ce hall de gare intellectuel qu’est le multilinguisme, nous avons beaucoup d’estime pour ceux qui ne perdent pas le nord dans leur tour de Babel.  Aussi sommes-nous particulièrement bien placés dans l’agitation frénétique de cette salle des mots perdus, cherchés, retrouvés, rassemblés, recomposés, traduits, qu’est le Grand-duché, pour apprécier le travail du traducteur compétent, perspicace, honnête et consciencieux.  Admiratifs, oui, devant ces personnes qui consacrent tout ou bonne part de leur vie à faciliter la communication, l’accès à d’autres manières de penser et, par là, la compréhension entre les gens!  On est loin de la sombre et ingrate besogne que décrivait l’écrivain et traducteur Charles Morice en parlant de son gagne-pain.  

Les plus grands s’y frottèrent.  Citons parmi bien d’autres, justement, Charles Morice, mais aussi Giacomo Leopardi, Prosper Mérimée, Johann Wolfgang Goethe, Gustave Flaubert, Charles Baudelaire, Stefan Zweig, ou les moins renommés mais tout aussi méritoires Ludwig von Alvensleben, Georg Herwegh, Ji Xianlin, Nabil Ajan, Gloria Lazzoni, Georges Hérelle, Fayza el-Qasem, Jalel el Gharbi, Rüdiger Fischer, et j’en passe... des millions.  À quand un dictionnaire des grands traducteurs!? 

Qualifier, comme Morice, cette besogne par l’adjectif «sombre» est effectivement pour le moins exagéré, mais il faut quand même reconnaître que la traduction, surtout de textes littéraires, est particulièrement ingrate, voire paradoxale.  La première difficulté majeure est que les traducteurs qui sont aussi écrivains, sont tenus de s’effacer devant l’esprit et les intentions des auteurs qu’ils traduisent, et ce même si leur renommée est supérieure à celle de ces derniers.  Des personnalités par ailleurs remarquables mais plus ou moins égocentriques peuvent ne pas y parvenir.  Et quand ils ne sont pas capables de sortir d’eux-mêmes pour devenir l’autre, les choses se gâtent.  Un assez bon exemple de cette difficulté – qui a d’ailleurs généré cette réflexion – m’a été donné par une traduction publiée sur le blog d’un écrivain, essayiste, poète et... traducteur bien connu.


Le Caravage, Saint-Jérôme écrivant
On peut notamment y lire un poème anglais du poète Norton Hodges traduit en français par cet autre excellent écrivain et poète qu’est Athanase Vantchev de Thracy.  Le problème, c’est que, loin de s’oublier lui-même pour mieux pénétrer l’esprit et les intentions de Hodges, Thracy, pourtant un traducteur de poésie chevronné, embellit, recompose, interprète le texte à sa manière.  Norton Hodges y parle avec sobriété et retenue d’un problème de la (sa?) vie de poète et de la poésie, dont il a vidé son esprit pour le voir se matérialiser sur l’espace blanc des pages du livre achevé et imprimé.  Voici ses trois derniers vers:

«... yet his own eyes are dry, empty of
the feelings he squeezed onto the pages,
longing for less words, more white space. »

que l’on peut traduire simplement par :

«... mais ses yeux à lui sont secs, vides
des sentiments exprimés sur les pages,
aspirant à moins de mots, à plus d’espace blanc.»

Thracy, lui, enfourche ses grands chevaux lyriques et nécessite 4 vers pour en faire...

«Mais ses yeux à lui restent secs, vides de tous
Ses sentiments qu'il a déjà exprimés de son coeur sur les pages
Rêvant à des poèmes où les mots sont des îles
Perdues dans l'immense page blanche

Les termes (que je souligne) tous, ses, déjà, de son cœur, sont des îles, perdues dans, sont déjà en soi de trop, mais les deux derniers vers (au lieu d’un seul dans l’original) font pire.  Ils expriment une idée poétique imaginée par le traducteur, qui se substitue ainsi au poète.  Très jolis vers à par ça, mais partiellement superfétatoires.  Le traducteur y interprète de manière personnelle et fantaisiste l’esprit de l’original.  Contrairement au tour de force réussi par Charles Baudelaire avec les contes d’Edgar Poe, où, le temps d’une traduction, le plus grand des poètes français devient ce maître du suspense anglo-saxon, Thracy ne cesse à aucun moment d’être Thracy.  Pis encore (pour la traduction), il va jusqu’à «parfaire» d’éléments tirés de sa propre oeuvre poétique le poème original qui lui a été confié.  Et c’est dans le très beau poème «Les Mots» d’Athanase Vantchev de Thracy lui-même que l’on peut lire: «Oui, mon Ami, les mots sont des îles...».  Soit, l’allégorie n’est pas vraiment neuve et se lit agréablement.  Mais de là à l’employer pour traduire «less words», «moins de mots» (l’idée du «moins» étant d’ailleurs arbitrairement remplacée par celle du «peu / rare/ isolé»), il y a une ligne que le traducteur ne doit pas franchir: la réinterprétation arbitraire de la pensée l’auteur

Quelle différence avec le rapport de connivence quasi-symbiotique qui lie par exemple le poète Pierre Joris et son traducteur Eric Sarner,(4) pourtant écrivain de renom lui-même!  Les traductions de Sarner sont de véritables friandises.  D’une aisance trompeuse, elles sont à la fois simples, précises et fidèles.  Voilà, par exemple, comment dans sa série «Rothenberg Variations», au # 3, «old legs & fish / terror sees behind mountains / how to be mountains...» devient «vieilles jambes & poisson / la terreur voit derrière les montagnes / comment être montagnes...».  C’est que Sarner oublie d’être Sarner le temps qu’il «est» Pierre Joris.  Ce dernier peut dès lors lui confier son texte les yeux fermés et, quoique écrivant parfaitement le français lui-même, laisser à Sarner la traduction de ses poèmes anglais.

Aujourd’hui il me semble qu’en suivant ce raisonnement on peut peut-être mieux comprendre à quel point le rôle des traducteurs capables et consciencieux est éminemment civilisateur.  Ils ne jettent pas seulement, comme je l’ai écrit plus haut, des ponts entre les gens de cultures et de langues différentes.  Ils représentent aussi la personnification et la concrétisation de l’entente, aussi possible que souhaitée tous azimuts, entre les individus et, par là, entre les peuples.  Si, en effet, au coeur de toutes les ethnies et les nations, les femmes et hommes qui les composent, ainsi que leurs dirigeants essayaient, à l’instar de bons traducteurs, de se mettre systématiquement dans la peau de leurs interlocuteurs, tentaient de pénétrer leur esprit et de comprendre le cheminement de leur pensée, il y aurait sûrement moins de malentendus, de discorde, d’affrontements et de guerres. 

Le fait que le Luxembourgeois fasse de la traduction au quotidien, un peu comme monsieur Jourdain faisait de la prose, expliquerait-il son aversion pour la violence?  La solution de cette plaie (et de bien d’autres) ne serait-elle pas, en fin de compte, que nous devenions tous, chacun à son niveau et selon ses capacités, de bons traducteurs!?

*

1)    Casualité : qualité de, respectivement principe régissant, ce qui est casuel, occasionnel, fortuit. (du latin casualitas, de casus: hasard, occasion, accident). Ne pas confondre avec son paronyme causalité: rapport de cause à effet, respectivement principe rattachant cause et effet.
2)    Sauf le Littré et, depuis peu, le wiktionnaire.
3)    Combien de temps encore pourront-ils se permettre ce luxe?
4)    Sur Eric Sarner, ainsi que sur les recueils Aljibar et Aljibar II de Pierre Joris (né à Luxembourg en 46 et parti aux USA à 19 ans), voir mes articles dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 6.4.2007 et 17.7.2008.

Giulio-Enrico Pisani
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
Luxembourg, 23.12.2008

   

mercredi 4 septembre 2013

Attilio Carissimi : rêves et autres plastiques

 Chers amis, en attendant que nous aussi nous puissions pâtir de ces étés où il ne se passe rien, où "une étoile pourrait naître qu'on ne la remarquerait pas". Je vous invite à suivre notre ami Giulio-Enrico Pisani écumant les galeries d'art et découvrant des merveilles sur leurs cimaises.  

Carissimi, Violenza

Attilio Carissimi : rêves et autres plastiques

Giulio-Enrico Pisani

Lux., septembre 2013

Zeitung Vum Lëtzeburger vollek  

Ah, les vacances, la pause estivale, le trou d’été, désert culturel, désert politique, désert tout court!  Comme si tout le monde était parti.  Comme si personne n’avait pas déjà été en vacances ou n’y était pas encore allé.  Comme si la majorité des résidents luxembourgeois, donc tous les non partis n’étaient personne, comme si seuls les aoûtiens, les absents du mois d’août, valaient le coup.  L’époque qui amène Luc Caregari à écrire «Quand les chiens écrasés - voire les ânes - apparaissent sur les unes des titres de presse, c'est le signe que nous traversons le trou d'été».[1]  Pas de nouveautés muséales, pas de vernissages non plus, bien sûr, à la rigueur quelques expos pot-pourri, bric-à-brac, capharnaüm, laissé-pour-compte, fonds de tiroir, etc... Bon, ce n’est pas grave en soi, mais le problème, c’est qu’on s’installe à tel point dans l’inertie, le farniente, le non-évènement, le rien, qu’on s’en irrite d’abord, puis on s’y résigne et que l’on rate même ce qui vaut le coup.  Une étoile pourrait naître, qu’on ne la remarquerait pas, ou une merveille, ou un grand artiste italien traversé peut-être par l’idée saugrenue que, rien n’ayant lieu en Italie au mois d’août, pourquoi ne pas monter et se montrer au Grand-duché.  Or, cela revient un peu à tomber de la poêle dans la braise, de Charybde en Scylla ou du Sahel dans le Sahara.

Mais la faute n’en incombe pas exclusivement aux galeries d’art; en fait, c’était à moi d’aller les explorer, au lieu d’attendre d’hypothétiques invitations.  Je bats par conséquent mon mea culpa, ma faute, ma très grande faute.  Et... voilà déjà le pardon, la grâce, la trouvaille – tardive est-il vrai; mieux vaut tard que jamais – d’une affiche de la Galerie d’art contemporain Maïté,[2] collée au zinc du bistro où j’ai mes habitudes.  Ah, c’est qu’elle n’a pas besoin d’églises, la grâce, pour se manifester.  Vous souvenez-vous, amis lecteurs, c’est déjà chez Maïté, que j’ai fait il y a huit mois l’extraordinaire découverte de l’artiste luxembourgeois Roger Dornseiffer.[3]  Mais, pourquoi tardive?  Eh bien, parce que je découvre fin août une exposition ouverte depuis la mi-juillet et qu’il ne vous reste que jusqu’au 15 septembre pour la visiter à votre tour.  Vous ne m’en voudrez pas au moins?  Et ce d’autant moins que, grâce à un gouvernement incompétent, nous voilà avec des élections anticipées, où j’espère que certains d’entre vous voudront bien me donner leur voix, ou, mieux encore, à toute la liste 3.  Mais passons, ou plutôt rendons-nous avenue Marie Thérèse à l’angle du boulevard Prince Henri face au parc municipal – en fait près du pont Adolphe – et poussons la porte vitrée de l’Immobilière Maïté, derrière laquelle s’ouvre, côté droit, la belle galerie de même nom.  

Carissimi, Al teatro

Et là, c’est – croyez-moi – l’éblouissement, la surprise, la joie des yeux et de l’esprit face à la valse lente, à la troublante pavane, au chant plus onirique que dramatique (sauf exception, surtout dans les plastiques), que forme l’univers poétique d’Attilio Carissimi, concrétisé en peinture et sculpture.  Et là encore, j’ai envie de vous dire «laissez toutes vos idées préconçues au vestiaire», tout comme «oubliez tout ce que vous savez d’histoire de l’art», voire même que «si vous ne savez pas distinguer un Renoir d’un Giotto, c’est tant mieux».  Les personnes, les foules, choeurs, groupes ou bacchanales peintes par Attilio parfois aux limites de l’abstraction sont impressionnantes de réalisme, de sensibilité; ses femmes et hommes au visage sans visage étant d’une expressivité intérieure troublante.  Plus poignant que celui des anonymes d’un J. A. Cardon ou des soldats du peloton d’exécution de Goya, cet occulté des figures n’a rien de la froideur des visages sans visage de Malevitch ou De Chirico et rappelle plutôt l’expressivité sous-tendue des faces sans visage de Giacomazzi.  Tout dans la peinture d’Attilio est sensibilité – parfois d’écorché vif –, mais aussi rêve, nuance, douceur, compréhension profonde et complicité tacite.  Il est vrai que ses sculptures sont souvent moins tendres, plus tranchées, comme si pour Attilio la troisième dimension devait enfanter une dose de dureté.  Lorsque face à ses tableaux, ses sfumati, ses personnages mi-humains mi-esprits, j’imaginais le passage de l’art graphique au plastique tout en douceur, via la terracotta peut-être, ou via le bois, notre artiste préfère sculpter dans le bronze, le pugnace airain des anciens.  Et c’est dans le bronze qu’il forge une pléthore de formes et de créations, qui vont de l’abstraction la plus pure (rare) et sans autre signification que sa propre beauté jusque, à travers tout ce que l’on peut imaginer, à une figuration tellement réaliste qu’elle en est poignante.  Sa féroce «Violenza», le grand Rodin lui-même ne la désavouerait pas, et elle n’eût pas déparé dans la «Porte de l’enfer» du maître français.

Attilio Carissimi est né en Lombardie, à Bergamo, en 1939, s’est adonné très tôt aux arts aussi bien graphiques que plastiques et a suivi régulièrement, à côté de ses études de chimie à l’Institut technique industriel, des cours de dessin dans sa ville natale.  L’un de ses principaux professeurs fut le sculpteur bergamasque Piero Brolis.  Jusqu’en 1975 il travaille comme technicien chimiste tout en participant à de nombreuses expositions collectives qui lui valent maintes distinctions, dont le 3e prix au concours «Il Palladio» à Vincenza en 1970.  En 1975, la famille Carissimi déménage sur les rives du lac de Garde, dans le pittoresque village de Malcesine, où Attilio travaillera d’abord dans l’atelier du peintre Ottavio Giacomazzi, lui-même élève du célèbre Manfred Henninger de Stuttgart.  Il est d’ailleurs étonnant, combien de Henninger on retrouve en Carissimi, au point que parler d’une filiation spirituelle (par dessus Giacomazzi?) Cézanne > Henninger > Carissimi ne me paraît pas aventureux.  Plongé désormais dans le milieu des beaux-arts, Attilio y établira de nombreux contacts et participera dès lors à un grand nombre d’expositions, aussi bien en Italie que dans le reste de l’Europe.

Et voilà, en attendant d’aller visiter l’atelier de l’artiste dans ce lieu paradisiaque qu’est le village de Malcesine (province de Verone) sur le lac de Garde, ne manquez surtout pas de venir le découvrir à la galerie Maïté.  Outre la «Violenza» citée plus haut, vous attendent également d’extraordinaires bronzes comme «Materia nascosta», «Enigma donna» et bien d’autres, ainsi que les splendides peintures «Baccanali», «Spiaggia» ou celles de la série «Ricupero» et j’en passe.  L’exceptionnel talent d’Attilio Carissimi, sa polyvalence, son indépendance de style et la subtile harmonie que dégage le concert des oeuvres exposées, si différentes du connu et s’inscrivant pourtant parfaitement dans le paysage du grand art, ne peuvent laisser personne indifférent.  À voir et à revoir !





[1] Éditorial Woxx Nr. 1228 du 14 aôut.
[2] Maïté, Galerie d’Art contemporain, 12 avenue Marie-Thérèse, Luxembourg ville, expo Attilio Carissimi jusqu’au 15 septembre, lundi à vendredi de 9.00 heures à 19 heures, samedi après-midi de 14.00 à 18.00.
[3] Si vous n’avez pas lu ma présentation sur Roger Dornseiffer dans nos colonnes le 15 janvier, vous pouvez vous rattraper en ligne sur www.zlv.lu/spip/spip.php?article8755