dimanche 18 décembre 2011

Cri d’une enseignante Indignée par Fadhila Laouani

par Fadhila Laouani, dimanche 18 décembre 2011, 20:51
   

Cri d’une enseignante Indignée

                        
Ce texte m’a été dicté par un profond sentiment d’injustice suscité par l’intervention de tout un chacun dans  le dossier du port du voile intégral, «  niqab », à l’université.
Que l’on permette à une enseignante, qui a plus de trente ans d’ancienneté, d’exprimer son avis sur cette question qui, faut-il le rappeler relève autant du pédagogique que du politique, du psychologique, du sociologique voire de l’anthropologique car le corps est vraiment le lieu par excellence de tous les paradoxes. Mon propos n’abordera pas la question sous aucun de ces angles  tout en les résumant tous.
Je me place aujourd’hui du point de vue éthique car notre dur métier se base, en plus du savoir, sur un pacte moral sans lequel  aucune transmission n’est possible.
Et si nous nous attachons à nos élèves, à nos écoles et à nos universités ce n’est certainement pas pour les salaires «  mirobolants !! » que nous percevons eu égard à nos diplômes et aux exigences du métier. Ce que ce travail nous donne de plus important c’est une satisfaction comparable à celle du potier qui sent la glaise prendre forme sous la pression de son pouce ; à celle du forgeron qui  reconnait à sa résonance que le fer  obéit à son marteau ; à celle du sculpteur qui voit au bout de ses ciseaux  le bloc de marbre se muer en œuvre d’art .
  Je m’indigne donc qu’on veuille me priver de ce droit de Voir se concrétiser mes efforts quand durant mon cours je ne puis lire sur les visages de mes étudiants que le message  passe ou qu’il peine à accrocher leur attention !
  Je m’indigne qu’on veuille m’aliéner et me mettre en rapport, au sein de mon espace pédagogique, avec des corps cachés derrière un voile intégral, des visages dissimulés derrière un «  niqab », des personnalités éclipsées, retirées de la circulation des  estimes réciproques indissociables de l’expérience de l’apprentissage.
  Je m’indigne parce qu’on veut empêcher ma classe d’être  un espace interactif où, dans la rencontre des intelligences, se crée la solidarité autour du projet d’un savoir partagé.
  Je m’indigne parce que personne ne semble comprendre que la consécration pour un enseignant  ce n’est pas tant de construire une «  carrière » mais qu’au bout de cette carrière il y ait ce bonheur insigne d’être reconnu par ses étudiants et de les reconnaître, de les Voir accomplis dans l’espace social, de voir qu’ils sont allés au-delà de ce qu’a été leur professeur.
C’est là mon droit d’enseignante que je ne cèderai pas parce que c’est là mon complément de salaire, mon complément de richesse.
Car on peut avoir une retraite modique mais se sentir tellement riche de ce visage d’ingénieur, de médecin, d’artiste, de ministre,  d’instituteur, de président …   à qui un jour on a transmis une parcelle de savoir qui lui a permis d’avancer dans la société, d’avancer dans la vie ! Riche de ce visage où je reconnais la valeur de mon labeur, ce que pendant une vie j’ai r
   Notre métier,  plus que les autres, repose sur un mouvement de gratitude constitutive du lien social : celle de l’apprenant qui reconnait le don à lui accordé par l’enseignant et celui-ci qui reconnait le don que lui accorde l’étudiant par sa présence, sa participation, son regard …
Là où cesse ce double don cesse notre métier et on meurt  de ce manque et meurt  la flamme qui fait notre profession  .
   Enseigner est un sacerdoce, on l’a suffisamment dit, mais nous ne le ressentons pas comme un fardeau ou une contrainte, c’est un sacerdoce qui fait notre joie, notre fierté, notre Dignité.
Si on insiste à satiété  aujourd’hui sur cette valeur primordiale qu’est la dignité, pour nous elle d’abord inscrite dans notre rapport à nos étudiants, c’est là que nous la vivons concrètement et qu’elle devient pour nous tangible.
   Comment puis-je accepter qu’on me retire cette Dignité, valeur suprême de mon métier et rester silencieuse quand on vient me dire, me signifier que mes semblables et moi sommes des satyres, des monstres lubriques incapables de contenir nos instincts… C’est là une insulte pour ce que nous sommes et ce que sont nos institutions scolaires et universitaires.
   Qu’on reconnaisse notre droit d’être des diffuseurs de savoirs non pas dans la juxtaposition d’entités étrangères les unes aux autres mais dans la conjonction de personnalités, certes autonomes, mais  oeuvrant ensemble pour la confluence, l’affinité, la cohérence.
    Qu’on nous permette cette dernière remarque : en français comme en arabe, le sens étymologique d’Université  signifie Communauté. Qu’on nous laisse, dans le respect des différences, faire, avec nos étudiants et nos étudiantes, communauté intellectuelle aux solidarités profondes, multiples, durables.
                                                      Fadhila Laouani
                                             Professeur à la faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba

mardi 13 décembre 2011

La Manouba, pourquoi le niqab par Heikel Ben Mustapha

Syndicaliste, notre ami Heikel Ben Mustapha donne ici sa lecture d'universitaire indépendant de l'affaire du niqab.
Les cours ont été suspendus à la fac des Lettres de Manouba. Pourquoi ?

Répondre à cette question  est devenu une tâche  extrêmement  complexe, l’opinion publique s’en étant, désormais, emparée. Il est inutile de relater les faits, parce que tout le monde en a parlé ; je voudrais simplement rappeler comment, dès le début de l’année, a été entretenue cette situation de blocage de certains cours : une fille portant le voile intégral (niqab) se présente dans la salle de cours sans en être empêchée à l’entrée. Une fois en classe, le professeur lui demande de se découvrir le visage. Face au refus de l’étudiante (qui se répètera à chaque fois), le professeur se retire de la salle de classe. Des tentatives de discussion avec les étudiants de la faculté des lettres de Manouba soutenant leur camarade n’ont abouti à aucune avancée vers une résolution du problème et un dialogue de sourds a fini par s’installer opposant deux parties campant dans leurs arguments respectifs
 Pour comprendre cette situation, il est nécessaire d’examiner la position des uns et des autres. Les enseignants d’un côté, qui développent principalement deux arguments : un premier d’ordre pédagogique et un second relatif à l’autonomie de l’université ; les sit-inneurs de tous bords de l’autre (leur majorité est inconnue à l’institution !), qui soutiennent que le port du Niqab constitue une obligation religieuse et un des droits fondamentaux de l’homme.
I- les arguments du corps enseignant et du conseil scientifique :
1-        l’argument pédagogique : Pour que cet argument soit mieux explicité, il me semble  nécessaire de définir en quoi consiste la relation pédagogique à l’Université. Contrairement à ce qu’on peut penser, l’opération pédagogique ne se limite pas à la situation de classe. Elle intègre en fait, successivement, l’inscription, la formation avec la situation de classe qu’elle engage, l’évaluation et les délibérations suivies de la déclaration des résultats.
    Qu’il me soit permis de commencer par la fin de l’opération, les délibérations, là où les professeurs, face aux cas de rachat des étudiants dont les moyennes varient entre 9,00 et 9,99, se trouvent devant la nécessité de se prononcer sur un POFIL où sont pris en compte la présence, l’assiduité, le sérieux, l’interaction, l’implication et la participation d’une personne identifiée et identifiable au déroulement du travail collectif,  et ce en mettant un NOM sur un VISAGE.
L’on peut se poser ici la question de savoir qui pourrait accorder cette faveur du rachat à quelqu’un dont il ne connaît pas le visage, à un ANONYME ? Personne évidemment. Il est donc légitime de poser que, pour que l’étudiant(e) puisse bénéficier de cet avantage, soit offerte  à   l’enseignant la possibilité de reconnaître et d’identifier le visage de celui-ci/ celle-ci.
 Le deuxième aspect pédagogique retenu par les enseignants dans leur argumentaire contre le port du niqab tient à la question de la transmission ses conditions, ses modalités et son efficience.
 Est-il besoin de rappeler, ici, que le temps des cours ex-cathedra, où le professeur prodiguait son savoir du haut de sa chaire dans une indifférence presque totale à son auditoire, est définitivement révolu au profit d’un rapport plus humain fondé sur la communication la plus étroite avec l’apprenant et sur une proximité propice à l’échange et à l’interaction. Cela a été une demande des enseignants, mais également des étudiants qui avaient longtemps souffert de ce vieux rapport vertical qui les isolait de leurs professeurs et les mettait hors de leur portée. Dans le cadre de la nouvelle pédagogie développée dans ce qu’on appelle « cours intégrés », c’est dans les regards des étudiants et en fonction de l’expression de leurs visages que le professeur peut constater si son message est passé ou non. La transmission devient tributaire des capacités de l’enseignant à lire et à décoder les signes que lui renvoient les regards des étudiants, généralement inhibés à verbaliser directement leurs demandes.
Reste alors le troisième volet de l’argumentaire qui touche la question des examens et des problèmes que le niqab peut introduire à ce niveau. « Laissez-nous passer l’examen, et nous ne viendrons pas au cours », nous crie-t-on. « Nous sommes d’accord pour qu’une femme vienne contrôler notre identité, mais nous passerons l’examen avec le voile intégral », ajoutent-ils, par ailleurs ! Mais de quelle vision des études et de la formation universitaire relève une pareille demande !? S’inscrit-on à l’université juste pour passer un examen comme à un concours ou, alors, pour apprendre à réfléchir, à développer et à produire du savoir dans l’ajustement des outils, la confrontation des méthodes et des hypothèses, le débat des idées et l’échange ? Cette réduction du problème posé à la question du droit à l’examen est désolante pédagogiquement comme elle est indéfendable sur le plan éthique. Pourquoi une catégorie d’étudiants aurait-elle le droit de profiter de conditions spéciales susceptibles de leur accorder des avantages dont ne pourront pas bénéficier les autres. C’est là une injustice inadmissible ! A cela s’ajoute une dimension « sécuritaire » non moins négligeable : le port du voile intégral ne permettant pas d’identifier la personne, une usurpation d’identité n’est pas impossible ! Et qu’on ne nous rétorque pas qu’il serait possible qu’une collègue sorte de son cours pour contrôler l’identité de la fille intégralement voilée. Cette proposition est peu courtoise vis-à-vis d’un Docteur ES Lettres, que de le transformer en contrôleur d’identités pour le compte de ses collègues. D’ailleurs, un cas de fraude caractérisée a été constaté à l’Ecole Supérieure de Commerce : une étudiante portant le niqab a usurpé l’identité de sa collègue pour passer l’examen à sa place.

2- l’autonomie de l’université : depuis des années, la gestion de l’université a été l’objet de luttes syndicales continuelles, parce que du temps de Ben Ali, l’université a souffert des improvisations de l’administration centrale qui ne savait que produire des circulaires, et elle n’est pas la seule institution à avoir souffert. Depuis l’ère de la dictature aussi, les facultés ont réussi à arracher l’élection du doyen et des membres du conseil scientifiques. La mission de ce conseil est de réguler l’opération pédagogique dans toutes ses phases. Les décisions prises par le conseil scientifique, en général, en concertation avec le corps enseignant, constituent un règlement intérieur. Mais, dans les textes fondamentaux, le dit conseil, n’est point présenté comme le législateur de la vie universitaire. C’est bien un conseil à caractère consultatif, et cela est vrai ! Or, qu’est-ce que l’adjectif  « consultatif » peut signifier ? Cela veut-il dire que ce sont des gens, qui sont élus, pour passer du temps, car toutes les décisions sont prises doivent provenir d’un ministère ? Ou alors est-ce que ces gens, élus, proposent des décisions pédagogiques à l’autorité de tutelle, laquelle valide ou invalide la décision ? Dans la tradition universitaire, c’est le deuxième scénario qui correspond à la situation : le conseil évalue une situation, prend ses décisions en concertation avec le corps enseignant et soumet sa décision à l’autorité de tutelle. Lorsque le ministère ne remet pas en question cette décision au bout d’une semaine, elle se transforme en règlement interne !
« Mais, il y a, sur le même campus, des institutions qui ont géré différemment cette question du voile intégral », objecte-t-on. Et y a-t-il meilleure manifestation de l’autonomie de l’université, dans cette dimension où chaque conseil scientifique évalue la situation de manière libre !?
II- L’argumentation des sit-inneurs : Ainsi que je l’ai souligné plus haut il y a deux arguments centraux avancés par les sit-inneurs : un argument religieux et un argument en rapport avec les aspects juridiques des droits de l’homme. Pour ce qui de l’argument religieux, je pense que c’est aux Ulémas de nous répondre, et n’appartenant pas à ce cercle savant, j’éviterai, par honnêteté intellectuelle, de me hasarder dans ce domaine, bien que je sache, comme tout le monde, que la question est plus que controversée. Reste la question des droits humains. Dans cette logique, nos étudiantes sont présentées comme une minorité dont le droit fondamental aux études est bafoué. Mais, attendons un peu. Je crois savoir que la majorité des Tunisiens est musulmane, or les étudiantes intégralement voilées sont musulmanes avant d’être caractérisées par le port du Niqab, donc elles font partie de la majorité ! La contradiction est lancinante ! Par ailleurs, si on peut être d’accord sur le fait qu’il y a dans ce bas monde des droits de l’homme à respecter et surtout des libertés individuelles à faire valoir, je crains que l’on oublie que nous avons également des devoirs envers la société. Cela est d’autant plus certain qu’il s’agit d’un espace public que partagent des personnes qui peuvent différer de quelque manière que ce soit, et l’université en est un ! Du coup, on est appelé à respecter les normes, qui ne sont pas forcément des lois, mais des normes d’usage régulant l’espace de l’école au sens large du terme.
 Les sit-inneurs considèrent que, étant donné qu’un texte de loi interdisant le port du niqab n’existe pas, l’interdire en classe constitue le non respect des droits de l’homme. Je pense que cette vision juridique de la question est peu pertinente, car, il y a là une extrapolation hasardeuse pour ne pas dire dangereuse. D’ailleurs, c’est là que se manifeste l’autonomie de l’université : c’est lorsqu’il y a un vide juridique que les structures élues interviennent pour réguler l’espace public. Aucune règle juridique ne peut réguler un espace comme la classe. Jusque là, dans les pays démocratiques, aucun texte ne dit au professeur s’il faut écrire au tableau ou ne pas écrire : c’est du ressort de la pratique pédagogique ! Aucun texte juridique ne peut exiger du prof de passer entre les rangs ou de rester derrière son bureau, et c’est aussi la pratique pédagogique qui le détermine. Il est inutile de multiplier les exemples. Cette position par trop juriste n’a que des limites devant de tels espaces publics très spécifiques. Du reste, dans les pays dits démocratiques, les Etats-Unis par exemple ou alors la France, il existe des institutions scolaires, où le port d’un uniforme est obligatoire, pour des raisons diverses. Faut-il alors dire que c’est une atteinte aux droits de l’homme, parce que les personnes qui fréquentent ces institutions ne s’habillent pas comme elles veulent !?

Ainsi pouvons-nous constater que les violons ne sont pas vraiment accordés et que l’on mêle, dans cette affaire, le son et le mil. Si, chez les sit-inneurs il y a un sentiment de frustration parce qu’il leur semble qu’il n’y a pas de débat, confondant ici débat et négociation autour de leurs revendications ; il y a chez les enseignants le sentiment que ce mouvement disproportionné, mené par une majorité étrangère à la faculté, est une tentative de plier l’université à des ordres et non un appel au débat. Ce qui peut donc paraître comme une bipolarisation, est en fait le résultat de ce qu’il n’y a pas de problématique commune, celle justement qui unit le prof et l’étudiant. En d’autres termes, la faculté des lettres de Manouba est aujourd’hui en situation critique, parce que les sit-inneurs, étrangers à la faculté, et les professeurs ne parlent pas de la même chose! Pour que nous puissions converger vers la véritable problématique, il faut que cessent d’intervenir tous les corps étrangers à l’institution, afin qu’un débat serein et familial se déclenche entre les étudiants de la faculté et les structures élues et que nous puissions préparer nos étudiants, qui ne sont pas en grève, ni ne s’inscrivent dans ce sit-in, aux examens imminents!
                                                                      
Heikel Ben Mustapha, Universitaire, syndicaliste.

lundi 12 décembre 2011

Eclatements, lecture de Giulio-Enrico Pisani

Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek,
2.12.2011, de Giulio-Enrico Pisani


Quand Simone Cukier et Michèle Frank s’éclatent
«Aboutissement de toute une vie d’écriture», pouvons nous lire sur la poésie de Simone Cukier au dos de ce bel ouvrage qu’est le recueil Éclatements.[1]  Mais quel aboutissement?  Aucun, bien sûr, car rien ne saurait prétendre être abouti en art et en poésie.  Ce serait en faire bon marché.  Art et poésie: deux mots gravides d’horizons illimités, mots en équilibre instable, mots en recherche de soi permanente, où rien n’existe jamais per se, n’est ni achèvement, ni aboutissement.  En effet, ici, dans ce splendide concert imprimé, traversé de vers ici émouvants, là bouleversants, rhapsodie accompagnée de feux d’artifice picturaux aussi thématiquement justes que chatoyants, l’incomplétude triomphe.  Elle est, bien plus encore que dans une toccata et fugue, davantage palpable dans la dynamique que dans la plénitude, moins dans l’accomplissement que dans la fuite. 
Géométriquement, cette sorte de contrepoint qui implique la virtuosité interactive de deux arts aussi fugaces que le staccato poétique de Simone Cukier et les abstractions passionnées de Michèle Frank, évoque davantage les maelströms du temps et de la vie que leur expression accomplie.  C’est la fougue des Michel-ange, Beethoven et Rimbaud, plutôt que la sérénité des Constable, Couperin ou Lamartine.  Aussi, quand ces deux grandes dames de la poésie et de la peinture nous offrent «Éclatements», ne nous attendons surtout pas à pouvoir y pénétrer légèrement et à nous en tirer indemnes.
C’est, j’en conviens sans ambages, «Cendres», la première partie du recueil, qui m’a le plus touché, dans la mesure où tout y affronte la mort, tout en l’exorcisant et en allant puiser dans un deuil sans fin le courage de la braver et de poursuivre ce qu’on voudrait qu’une vie de survivant ait de fini: «… Mon père / Cinquante ans après / Où sont les cendres / à Birkenau?...».  Deux pages plus loin, face à la violente  dramaturgie d’un carton de bleus et d’ocres, ensanglanté de blanc, zébré de noir et sous-titré Barbelés, point une dédicace: «À mon père embrassant les barbelés» qui évoque le dernier acte d’homme libre d’un martyr de la Shoah.  
Dans la deuxième partie, «Éclats de vie», Simone Cukier, en train de se construire à partir des tessons de son passé, s’adresse au lecteur, avec lequel et pour lequel le témoin doit vivre en dépit du passé, en dépit aussi du père électrocuté et malgré la petite fille disparue à Bergen-Belsen: «... Je vous écris d’un temps / entre deux temps, / entre l’avant / et l’après, / l’avant de la vie / et bientôt l’après de la vie, / le rien...».  Et la vie continue dans les vers de «Sienne», où elle crie, face à une somptueuse huile sur toile intitulée Sanguine, où l’huile des ors, ocres et terre de Sienne explose en fulgurances blanches sur une toile volcanique: «Sienne me brûle. / Ô ma sanguine...» et, plus loin «... L’argile contre l’or du sang / Là où je veux aller / Pour savoir d’où je viens».  Une fois de plus, on ne peut qu’admirer la parfaite entente et la réciprocité artistique des deux amies dont les couleurs vibrent à l’unisson: l’artiste peintre et la poétesse.
De ces vibrations, la passion n’exclut pas le moderato, voire l’adagio.  À la question de Michèle, «Quel horizon?», sorte de rhapsody in blue de Prusse et de turquoise, Simone répond: «Je resterai assise sur la jetée / Parce que la mer s’en va aussi derrière l’île, / de l’autre côté de l’enfance (...) Et mes larmes rempliront la mer jusqu’au raz de marée / qui m’amènera au bout de la vie»... et nous vers la troisième partie du recueil.  Après avoir été persuadée, en 2, d’être et de continuer dans cette troisième partie, «Amour, désir», la vie reprend décidément ses droits.  Cependant, même sous le «Soleil éblouissant», que Michèle illustre par une houle de mer en fusion, et avec «Lui / dont la chair obscure / est entrée en moi...» se dresse «… une pierre tombale / où je dépose / chaque année / un caillou de mémoire…».  Et voilà qui m’évoque la dramaturgie du poète Charles Dobzynski,[2] qui la considère «à revoir, la mémoire» et affirme «Je ne suis qu’un fil / passant par le chas / d’une survie improbable». 
Alors, passé ou futur, mémoire ou espoir, mort ou vie?  «Je ne sais plus / Je ne sais plus où amasser mes feuilles mortes / et quoi faire de ce corps d’argile...» (se) demande la poétesse, que Michèle Frank place, dans «Entre deux feux», le premier tableau figuratif que je vois d’elle, face à l’exigence de vie.  Ici, le poème et le tableau forment comme un somptueux diptyque dont l’ensemble est décrit de manière aussi frappante que prémonitoire par deux vers de la regrettée José Ensch: «... la femme au lait d’amande amère (...) jusqu’au roi qui s’embrase dans les roses...»[3]
Peut-être que José eût pu aussi écrire «J’ai vu le sablier du ciel et de la mer se renverser (...) Je regarde le jour venir parmi les pierres», mais c’est Simone Cukier qui a vu, regardé, conçu et formulé ces vers dans «Le sablier» dont Michèle Frank projette l’étranglement force d’huile sur toile dans son déchirant «Terre solaire».  C’est que, loin de s’écouler avec la fluidité impalpable du sable fin, celle-ci pousse ses éléments vitaux à travers un présent trop étroit pour espérer permettre le passage indolore d’un passé cauchemardesque vers un futur incertain.
Après sa première enfance dans les Landes à l’ombre du souvenir de son père tombé à la frontière allemande, Michèle Frank va vivre avec sa mère en Lorraine chez ses grands-parents maternels, tandis que son frère reste là-bas avec ses grands-parents paternels.  Double séparation: source de déchirement, solitude et révolte qui marqueront sa vie et son oeuvre.  Son roman autobiographique, Ressac, paru en 2005, en sera le fruit.  Après ses études de Lettres et au-delà de sa passion pour la littérature, elle découvre la peinture, où elle s’explose, sans se livrer, en un feu d’artifice de créations d’une indicible magie.  De fil en aiguille, l’art lui apporte l’amour et lui ouvre de nouveaux horizons en la personne du génial sculpteur luxembourgeois René Wiroth.  Quoique chacun des deux artistes reste ancré dans sa discipline et s’y épanouisse, leur profonde union tant maritale que culturelle se traduit par un grand nombre d’expositions et de publications communes.[4]
Simone Cukier est née en 1939 en Vendée dans une famille juive originaire de Sedan. Arrêté par la police française, son père est déporté et meurt à Auschwitz Birkenau.  Simone grandit en Suisse, où sa mère s’est remariée après la guerre, donc au sein d’une famille recomposée.  «Est-ce ce parcours douloureux qui est à l’origine de sa sensibilité exacerbée?» lisons-nous en quatrième de couverture.  La réponse est: oui, bien sûr.  Et déjà appert le parallélisme de destin entre les deux auteures du livre, où nous lisons une fois de plus le déchirement, la solitude et la révolte qui marqueront la vie et l’oeuvre de Simone, comme elles ont marqué celles de Michèle.  Aussi, tout comme celle de Michèle, la construction de Simone sera lente.  Portée vers la poésie dès l’adolescence, elle étudie les Lettres, enseigne français et latin et monte durant trente ans sur les planches afin de faire vivre et aimer la poésie.  Depuis plus de quarante ans elle jalonne de poèmes et autres textes le chemin de sa vie.
Quel bonheur pour nous, que de pouvoir rencontrer ensemble ces deux victimes de la guerre, cette folie des hommes, ces deux orphelines de père, pères nécessairement idéalisés, de ces deux femmes tourmentés, écorchée vives, mais fortes, que l’amour des lettres et de l’art, de l’autre et des autres portèrent vers l’avenir et l’une vers l’autre!  Et quel bonheur, que cette rencontre entre ces deux auteures et entre elles et nous se concrétise aujourd’hui en un exceptionnel recueil:
ÉCLATEMENTS !


 



[1]  Éclatements : recueil de poèmes de Simone Cukier illustré (couleur) par Michèle Frank, livre-album 21 x 21 cm, avril 2011, 15,- €, dans les bonnes librairies, ou à commander par mail à mfrank@pt.lu ou contact@frank-wiroth.lu
[2]  Sur le poète Charles Dobzynski, né en 1929 à Varsovie, v. notamment Wikipedia, ainsi que mon article dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek du 4.7.2006.
[3]  Vers extraits du recueil «L’aiguille aveugle» de l’immense poétesse que fut José Ensch (1942-2008).
[4]  Sur Michèle Frank et René Wiroth v. leur site http://frank-wiroth.lu/, ainsi que mes articles dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek des 15.7.2006, 7.6.2007, 11.12.2007, 16.5.2008 et 10.5.2011, 

samedi 10 décembre 2011

A La Manouba... No comment

Message de "nos étudiantes" : A l'intention des professeurs qui refusent d'enseigner à des étudiantes portant le niqab, il y a de nombreux enseignants au chômage qui sont prêts à enseigner...