Soyons tous des
traducteurs
Padiamenopé, chef des prêtres-lecteurs. Thèbes. Tombe 33. VIIeme siècle a J.C
Qui
ne connaît pas le bon mot italien «Traduttore =Traditore», qui stigmatise
la traîtrise ou, pour le moins, le manque de fiabilité des traducteurs!? Le ton est à la plaisanterie, bien sûr. On les connaît en fait très peu et très mal,
ces innombrables bâtisseurs de ponts entre les gens et les cultures. Discrets et, la plupart du temps anonymes de
fait, rares sont ceux qu ont abusé de leur position d’intermédiaires obligés. En règle générale, le profane qui leur confie
son texte doit et peut leur apporter la confiance du tétraplégique à son
infirmière. Totale! A-t-il d’ailleurs le choix? Les malentendus graves imputables à des
erreurs de traduction ne sont par ailleurs guère plus nombreux que ceux pouvant
surgir entre interlocuteurs ou correspondants de même langue. De leur côté, ceux-ci seraient bien inspirés
de se voir d’une certaine manière eux-mêmes comme traducteurs. Car toute pensée, même formulée et entendue
dans une seule langue, exige une sorte de traduction entre sa formulation (expression)
et sa perception (réception), deux aspects essentiels, complémentaires, mais
très différents, voire parfois opposés, de la communication humaine.
Mais
revenons à la traduction, disons, «normale», entre deux langues. On est loin de la sinécure. C’est que chaque langage a son propre génie, et
ses locuteurs nagent depuis des générations dans de eaux à nulles autres
pareilles. La majorité des expressions
idiomatiques n’ont pas d’équivalent précis hors de leurs frontières linguistiques
ou vernaculaires. J’en connais plein des
mots, des tournures, des locutions italiennes, anglaises, espagnoles ou allemandes
intraduisibles en français et réciproquement. D’autre part, bien d’expressions, de mots, de termes
se sont maintenus dans une langue et ont disparu de l’autre.
Considérons
par exemple la «casualité»,(1) dont Johannes Erich Heyde constate la dépréciation
dans son fameux «Die Entwertung der Kasualität». Voilà un terme désignant un principe
primordial qui a disparu en français de la majorité des livres et
dictionnaires,(2) lorsque l’allemand «Kasualität», l’anglais «casualty», l’Italien
«casualitá» ou l’espagnol «casualitad» sont d’un usage courant. Un comble au pays de Blaise Pascal, le
découvreur des probabilités! «Bof», dira
le Français. «Est-ce donc si grave? Si un mot tombe en désuétude chez nous, c’est
qu’on en ressent plus le besoin». Oui,
mais quand il n’existe plus aucun équivalent, il y a appauvrissement de la
langue. Que fait celui qui doit se triturer
méninges pour traduire vers le français moderne un texte allemand, anglais ou
italien contenant ce mot? Circonlocution? Approximation? Trahison?
Et
voilà ce à quoi nous, Luxembourgeois, comme tous les peuples que l’histoire a
faits polyglottes, sommes confrontés jour après jour. Voilà ce que nous affrontons vaillamment,
quoique, parfois – reconnaissons-le – sans trop d’enthousiasme, nous dont les
vocables maternels doivent constamment céder à d’autres parlers. Petite ombre d’envie, certes fugace, mais quand
même, pour ces trans-mosellans ou trans-ardennais qui n’ont qu’à maîtriser une
seule langue.(3) Et qui pourrait-il nous
en tenir rigueur, à nous, qui sommes en permanence nos propres traducteurs, dont
la cervelle est parcourue par d’incessants messages et échanges polyglottes,
équivalences et similitudes, termes et leur transposition ou transformation de
ou vers le luxembourgeois, l’allemand et le français? Sans compter que viennent parfois s’y ajouter
l’anglais, ponctuellement l’Italien, parfois l’espagnol et de plus en plus
souvent le portugais, tout un chassé-croisé qui nous donne plus souvent qu’à
notre tour l’impression d’avoir un mélangeur-batteur à la place du cerveau.
Douloureusement
conscients de nos carences de culture, compréhension et expression dans ce hall
de gare intellectuel qu’est le multilinguisme, nous avons beaucoup d’estime
pour ceux qui ne perdent pas le nord dans leur tour de Babel. Aussi sommes-nous particulièrement bien
placés dans l’agitation frénétique de cette salle des mots perdus, cherchés,
retrouvés, rassemblés, recomposés, traduits, qu’est le Grand-duché, pour
apprécier le travail du traducteur compétent, perspicace, honnête et
consciencieux. Admiratifs, oui, devant
ces personnes qui consacrent tout ou bonne part de leur vie à faciliter la
communication, l’accès à d’autres manières de penser et, par là, la compréhension
entre les gens! On est loin de la sombre
et ingrate besogne que décrivait l’écrivain et traducteur Charles Morice en
parlant de son gagne-pain.
Les
plus grands s’y frottèrent. Citons parmi
bien d’autres, justement, Charles Morice, mais aussi Giacomo Leopardi,
Prosper Mérimée, Johann Wolfgang Goethe, Gustave Flaubert, Charles Baudelaire, Stefan
Zweig, ou les moins renommés mais tout aussi méritoires Ludwig von Alvensleben,
Georg Herwegh, Ji Xianlin, Nabil Ajan, Gloria Lazzoni, Georges Hérelle, Fayza el-Qasem,
Jalel el Gharbi, Rüdiger Fischer, et j’en passe... des millions. À quand un dictionnaire des grands
traducteurs!?
Qualifier,
comme Morice, cette besogne par l’adjectif «sombre» est effectivement pour le
moins exagéré, mais il faut quand même reconnaître que la traduction, surtout de
textes littéraires, est particulièrement ingrate, voire paradoxale. La première difficulté majeure est que les
traducteurs qui sont aussi écrivains, sont tenus de s’effacer devant l’esprit
et les intentions des auteurs qu’ils traduisent, et ce même si leur renommée est
supérieure à celle de ces derniers. Des
personnalités par ailleurs remarquables mais plus ou moins égocentriques
peuvent ne pas y parvenir. Et quand ils
ne sont pas capables de sortir d’eux-mêmes pour devenir l’autre, les choses se
gâtent. Un assez bon exemple de cette
difficulté – qui a d’ailleurs généré cette réflexion – m’a été donné par une traduction
publiée sur le blog d’un écrivain,
essayiste, poète et... traducteur bien connu.
Le Caravage, Saint-Jérôme écrivant
On
peut notamment y lire un poème anglais du poète Norton Hodges traduit en
français par cet autre excellent écrivain et poète qu’est Athanase Vantchev de
Thracy. Le problème, c’est que, loin de
s’oublier lui-même pour mieux pénétrer l’esprit et les intentions de Hodges,
Thracy, pourtant un traducteur de poésie chevronné, embellit, recompose, interprète
le texte à sa manière. Norton Hodges y parle
avec sobriété et retenue d’un problème de la (sa?) vie de poète et de la poésie,
dont il a vidé son esprit pour le voir se matérialiser sur l’espace blanc des
pages du livre achevé et imprimé. Voici
ses trois derniers vers:
«...
yet his own eyes are dry, empty of
the feelings he squeezed onto the
pages,
longing for less words, more
white space. »
que l’on peut
traduire simplement par :
«...
mais ses yeux à lui sont secs, vides
des
sentiments exprimés sur les pages,
aspirant
à moins de mots, à plus d’espace blanc.»
Thracy, lui,
enfourche ses grands chevaux lyriques et nécessite 4 vers pour en faire...
«Mais
ses yeux à lui restent secs, vides de tous
Ses sentiments qu'il a déjà
exprimés de son coeur sur les pages
Rêvant
à des poèmes où les mots sont des îles
Perdues
dans
l'immense page blanche.»
Les
termes (que je souligne) tous, ses, déjà, de son cœur,
sont des îles, perdues dans, sont déjà en soi de trop, mais les
deux derniers vers (au lieu d’un seul dans l’original) font pire. Ils expriment une idée poétique imaginée par
le traducteur, qui se substitue ainsi au poète.
Très jolis vers à par ça, mais partiellement superfétatoires. Le traducteur y interprète de manière personnelle
et fantaisiste l’esprit de l’original. Contrairement au tour de force réussi par Charles
Baudelaire avec les contes d’Edgar Poe, où, le temps d’une traduction, le plus
grand des poètes français devient ce maître du suspense anglo-saxon, Thracy ne
cesse à aucun moment d’être Thracy. Pis
encore (pour la traduction), il va jusqu’à «parfaire» d’éléments tirés de sa
propre oeuvre poétique le poème original qui lui a été confié. Et c’est dans le très beau poème «Les
Mots» d’Athanase Vantchev de Thracy lui-même que l’on peut lire: «Oui, mon Ami, les mots sont des îles...». Soit,
l’allégorie n’est pas vraiment neuve et se lit agréablement. Mais de là à l’employer pour traduire «less
words», «moins de mots» (l’idée du «moins» étant d’ailleurs arbitrairement
remplacée par celle du «peu / rare/ isolé»), il y a une ligne que le traducteur
ne doit pas franchir: la réinterprétation arbitraire de la pensée l’auteur.
Quelle
différence avec le rapport de connivence quasi-symbiotique qui lie par exemple le
poète Pierre Joris et son traducteur Eric Sarner,(4) pourtant écrivain de renom
lui-même! Les traductions de Sarner sont
de véritables friandises. D’une aisance
trompeuse, elles sont à la fois simples, précises et fidèles. Voilà, par exemple, comment dans sa série «Rothenberg
Variations», au # 3, «old legs & fish / terror sees behind mountains
/ how to be mountains...» devient «vieilles
jambes & poisson / la terreur voit derrière les montagnes / comment être
montagnes...».
C’est que Sarner oublie d’être Sarner le temps qu’il «est» Pierre Joris. Ce dernier peut dès lors lui confier son
texte les yeux fermés et, quoique écrivant parfaitement le français
lui-même, laisser à Sarner la traduction de ses poèmes anglais.
Aujourd’hui
il me semble qu’en suivant ce raisonnement on peut peut-être mieux comprendre à
quel point le rôle des traducteurs capables et consciencieux est éminemment
civilisateur. Ils ne jettent pas
seulement, comme je l’ai écrit plus haut, des ponts entre les gens de cultures
et de langues différentes. Ils
représentent aussi la personnification et la concrétisation de l’entente, aussi
possible que souhaitée tous azimuts, entre les individus et, par là, entre les peuples. Si, en effet, au coeur de toutes les ethnies
et les nations, les femmes et hommes qui les composent, ainsi que leurs
dirigeants essayaient, à l’instar de bons traducteurs, de se mettre systématiquement
dans la peau de leurs interlocuteurs, tentaient de pénétrer leur esprit et de
comprendre le cheminement de leur pensée, il y aurait sûrement moins de malentendus,
de discorde, d’affrontements et de guerres.
Le
fait que le Luxembourgeois fasse de la traduction au quotidien, un peu comme
monsieur Jourdain faisait de la prose, expliquerait-il son aversion pour la
violence? La solution de cette plaie (et
de bien d’autres) ne serait-elle pas, en fin de compte, que nous devenions
tous, chacun à son niveau et selon ses capacités, de bons traducteurs!?
*
1) Casualité : qualité de, respectivement
principe régissant, ce qui est casuel, occasionnel, fortuit. (du latin casualitas,
de casus: hasard, occasion, accident). Ne pas confondre avec son paronyme causalité: rapport de cause à effet,
respectivement principe rattachant cause et effet.
2)
Sauf
le Littré et, depuis peu, le wiktionnaire.
3)
Combien
de temps encore pourront-ils se permettre ce luxe?
4)
Sur
Eric Sarner, ainsi que sur les recueils Aljibar et Aljibar II de Pierre Joris
(né à Luxembourg en 46 et parti aux USA à 19 ans), voir mes articles dans
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 6.4.2007 et 17.7.2008.
Giulio-Enrico
Pisani
Zeitung vum
Lëtzebuerger Vollek
Luxembourg, 23.12.2008
4 commentaires:
C'est la faute de nos ancêtres qui ont oublié que les Dieux sont coléreux (sinon ils ne seraient pas des Dieux) et ont eu l'audace d'ériger sans permis une Tour qui monte jusqu'au ciel ... Et ce qui devait arriver, arriva. La Tour a emporté dans sa chute notre langue originelle commune, et les bâtisseurs dispersés se sont contenté de jargons régionaux bigarrés, portés péniblement à bout de bras à travers les époques et indéfiniment rafistolés. La disparition de cette langue souche a créé tant d'incompréhensions, de discordes, d'intolérances et de cahots. A défaut de pierre de Rosette, certains ont tenté vainement de restaurer notre langue originelle. Mais est-ce bien raisonnable? Ne risquent-ils pas, en effet, de réactiver le courroux des Dieux?
Retrouver la langue originelle des hommes ? Pourquoi pas ? Siffit de trouver leur petit commun dénominateur : un ensemble de cris, hurlements, borborygmes, onomatopées, murmures, claquements de langue + ou - organisés, de quoi faire perdre son latin à n'importe quel dieu, Thot, mon saint patron, inclus.
Sorry, lire "suffit de trouver leur plus petit...
Babel est la Tour même du sens. C'est grâce à Babel que le sens s'est ouvert aux hommes, qu'il a renoncé à l'unicité pour la polysémie. Il y a toujours du sens, et il part de l'in-sensé. Il y a toujours une part d'insensé dans le sens, la sensation d'un sentiment. La Grande Babel est là pour nous dire combien la traduction et l'interprétation sont les seules balises à la folie.
Beau site que je découvre à l'instant. Voici la mien, mais en construction :
http://epistrophe.skynetblogs.be/
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