mercredi 2 février 2011

Le printemps des peuples arabes. Giulio-Enrico Pisani

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent
Tunisie, Algérie, Egypte, Jordanie, Yémen... L’histoire ne se répète jamais à l’identique, mais elle se répète. Et si trop de facteurs différents la déterminent entre ici et là, entre un siècle et l’autre, rendent unique chacun de ses évènements, tourments, pulsions, sursauts, bouleversements, assez d’éléments, de causes et d’effets se ressemblent, pour que l’on en tire d’utiles leçons. Aussi, pour n’être que lointaine, la parenté entre le Printemps des Peuples en 1848 et les évènements qui, partis de Tunisie, secouent aujourd’hui le monde arabe, n’en est pas moins évidente. Et les enseignements que l’on peut tirer au sud de la Méditerranée de ce qui se passa il y a 163 ans à son septentrion, sont nombreux, le premier à retenir étant que ceux qui animent les peuples ne doivent jamais relâcher l’attention et la pression. Trop facilement en effet, dès quelques satisfactions mineures (alimentaires et culturelles) obtenues, les masses inertes, égoïstes et craintives, galvanisées un instant, refluent, pour laisser aux renards occuper l’espace ouvert par les nouvelles libertés de circulation et d’alimentation dans le « poulailler » national. 1
C’est en novembre 1847 qu’éclata dans l’un de plus petits pays d’Europe, la Suisse, où les forces progressistes se soulevèrent contre la dictature des conservateurs, une révolution qui, flammèche tombant sur la poudrière sociale du continent, explosa en ce qu’on allait appeler le Printemps des Peuples. Et lorsque cette « Guerre du Sonderbund » s’acheva dès février 1848 par l’accession des helvètes à une constitution démocratique (pour l’époque), le feu révolutionnaire des forces libérales et sociales se propagea comme une traînée de poudre à travers l’Europe. En fait faudrait-il plutôt dire : se ralluma. Car, dans plusieurs pays, le feu, entretenu par la misère de l’industrialisation naissante, ne s’était jamais vraiment éteint depuis la dernière décade du 18e siècle. Tout au plus avait-il été étouffé. Tour à tour, les peuples de France, d’Autriche, de Hongrie, d’Italie, de Pologne, de la Confédération Germanique et de Roumanie s’enflammèrent, renversèrent ici leur gouvernement, obtinrent là quelques concessions, firent partout chanceler l’ordre monarchique, mais payèrent cette ouverture sur l’avenir par des flots de sang.
À Paris, en février 1848, les « Trois glorieuses » entraînent la chute de Louis Philippe et de sa monarchie de juillet ; le même mois, Karl Marx et Friedrich Engels publient le Manifeste du Parti communiste. Mais – avertissement de taille en 2011 au peuple tunisien – « déroutée par la facilité de sa victoire, l’opposition parlementaire ne sait que faire de sa République (...) Subrepticement, à Paris, les revendications sociales ont pris le pas sur les idéaux politiques. Plusieurs signes pourraient éclairer les contemporains (...) C’est la Seconde République ; elle échouera sur la question sociale (...) et ouvrira, (sous l’oeil navré de Victor Hugo et de tant d’autres), la voie au Second Empire ». 2 Et c’est Victor Hugo qui met en garde dans un terrible poème les forces vives des nations contre ce que j’appelais plus haut « les masses inertes, égoïstes et craintives », mais aussi lâches, opportunistes, ne faisant ni le bien ni le mal. Partiellement entendu ( ?) en 1848, son avertissement fut hélas oublié en 1851 et en 1871. C’est qu’il n’est pas tendre, Victor Hugo, avec cette engeance qui traverse toutes les classes du lumpenprolétariat à la cour impériale et dont nous n’avons nous-mêmes, hélas, par lassitude, indifférence, égoïsme ou peur, que trop souvent tendance à faire partie. Dans son poème « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », il loue, c’est vrai, avant tout les vaillants ; mais lisez la suite, amis lecteurs, cette suite qui désigne les fautifs de l’étiolement, du fourvoiement et de l’échec de tant de justes soulèvements et révolutions !
« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont / Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front. / Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime. / Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime. // Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour, / Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour. / C’est le prophète saint prosterné devant l’arche, / C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche // Ceux dont le coeur est bon, ceux dont les jours sont pleins. / Ceux-là vivent, Seigneur ! … ». Et autant pour les louanges accordées aux braves !
Suit la dure stigmatisation des égoïstes, des lâches, des veules. Fleuri pour, avec et sur la révolution de 1848, le poème accuse dans sa deuxième partie ceux qui ne font ni le bien ni le mal, sinon par hasard, faiblesse, suivisme ou inadvertance et dénonce tous ceux dont le non-engagement et l’attentisme prudent coûteraient même aux « Trois glorieuses » la pleine victoire3 et des rivières de sang. Et, tout comme moi-même, le lecteur lucide (et Hugo quinze ans plus tard) de se demander si, en d’autres temps ou circonstances, ils ne risqueraient pas d’être eux-mêmes pusillanimes et trop prudents. Mais alors impitoyable et fort de sa fougue juvénile, le grand poète n’hésite pas à vouer aux gémonies les non-héros que le commun des mortels peut souvent être.
De par sa fureur moins fin, ironique e gouailleur qu’il ne sera bien des années plus tard par la voix de Gavroche, plus féroce qu’Henri de Régnier et bien plus sévère que de nos jours Darwich, Hugo devient ici le justicier dantesque. Difficile de ne pas voir surgir de ses vers furibonds le fantôme du comte Ugolin4 vengeur, s’en prenant cruellement au crâne de l’archevêque Ruggeri Ubaldini. Mais étrangement, si la parenté de ton avec l’oeuvre de Dante Alighieri nous mène au chant XXIII de l’Enfer dans la Divine Comédie, ce n’est pas ici que l’on retrouve les vers dont Hugo aurait pu s’être inspiré. Non, c’est au chant III, 31-69, qu’à Virgile et Dante s’offre en spectacle « Le misérable sort des âmes sans courage, / De ceux qui sans opprobre et sans gloire ont vécu… ». Plus loin Dante précise : « Dans le monde leur nom n’a pas laissé de trace ; / Trop bas pour la Justice et trop bas pour la Grâce ! » et définit ces êtres qu’il considère méprisables comme « Ces lâches, qui jamais ne vécurent ». Plus de cinq siècles passèrent après cette écriture, dont, après avoir loué ceux qu’il estime, Victor Hugo retrouve quasi-inchangés les sinistres acteurs dans son « Ceux qui vivent, sont ceux qui luttent » et dont les vers se poursuivent, colériques :
« ... ... ... Les autres, je les plains. Car de son vague ennui le néant les enivre, Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre. Inutiles, épars, ils traînent ici-bas Le sombre accablement d’être en ne pensant pas. Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule. Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule, Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non, N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ; Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère, Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère, Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus, Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus. Ils sont les passants froids sans but, sans nœud, sans âge ; Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ; Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas, Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas. L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ; Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule, Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit, Ils errent près du bord sinistre de la nuit. »
À bon lecteur salut !

(1) Même en Europe occidentale, la maxime selon laquelle « le libéralisme, c’est la liberté du renard libre dans le poulailler libre » se vérifie toujours davantage depuis une trentaine d’années, et ce en dépit des pauvres combats d’arrière-garde des sociaux-démocrates. (2) Lire l’article complet sur www.Hérodote.net (3) Victoire en effet fort mitigée, puisque – nous l’avons vu plus haut – aboutissant à l’éphémère 2e république et au second empire. (4) Hugo aurait-il été influencé par sa parenté anthroponymique avec Ugolin ? Sans doute. Comment en effet son immense culture lui aurait-elle permis de l’ignorer ?



Giulio-Enrico Pisani

13 commentaires:

christiane a dit…

J'ai aimé poser ces mots à côté de ceux de Giulio, toujours si lucide.

Abdellatif Laâbi

Deux heures en train
En deux heures de train je repasse le film de ma vie
Deux minutes par année en moyenne
Une demi-heure pour l'enfance
Une autre pour la prison
L'amour, les livres, l'errance se partagent le reste
La main de ma compagne fond peu à peu dans la mienne
et sa tête sur mon épaule
est aussi légère qu'une colombe
À notre arrivée j'aurai la cinquantaine
et il me restera à vivre
une heure environ

In l'Etreinte du monde.Paris: La Différence, 1993.

ساعتان بالقطار
خلال ساعتين بالقطار
استعيد شريط حياتي
دقيقتان لكل سنة تقريبا
نصف ساعة للصبى
و نصف آخر للسجن
اما البقية
فيتقاسمها الحب و الكتب و الترحال
يد صديقتي
تذوب شيأ فشيأ داخل يدي
وراسها فوق كتفي
في خفة حمام
عند الوصول
ساكون في الخمسين
و سيبقى من عمري
ساعة تقريبا
عبد اللطيف اللعبي
Publié par Jalel El Gharbi à l'adresse 07:56 19 commentaires Liens vers ce message
jeudi 4 décembre 2008

laurence a dit…

La vie étonnante tourne parfois ses minutes avant d'ouvrir la bouche...quel beau poême

giulio a dit…

Grâce à Dieu, chère Christiane, l'heure que Laâbi disait encore avoir à vivre démontre une fois de plus la relativité du temps.

photos séparées par mail

Feuilly a dit…

Pour apporter de l'eau au moulin de notre réflexion:

http://www.voltairenet.org/article168311.html

giulio a dit…

Article très intéressant, Feuilly, quoique certaines affirmations de Meyssan mériteraient d'être nuancées.

Mais je me permettrai, avec toute l'humilité qui revient à un observateur extérieur, 2 autres remarques :

1) TUNISIE : j'ai été choqué de voir aux nouvelles télé. des scènes que je ne connaissais que des vieux fragments de films sur la libération (1944-45), où, du jour au lendemain, des gens qui n'avaient jamais résisté criaient haro et participaient à la chasse aux sorcières contre d'autres sur la base de simples soupçons de complaisance vis-à-vis de Vichy.
Aujourd'hui, ces "présumés coupables" sont sauvés du linchage par l'armée (quand elle est là), qui apaiserait les plus enragés de leurs persécuteurs en leur promettant que leurs "victimes" feraient l'objet d'enquêtes et jugements légaux. Éternel recommencement de l'histoire!

2)EGYPTE : ce que la presse dominante n'écrit pas, et les grandes chaines télé non plus, mais qui est signalé par le correspondant de mon journal en Egypte, c'est que ce ne sont pas principalement des civils pro-Moubarak qui s'opposeraient en masse aux anti-Moubarak, mais bien des policiers en civil (Moubarak ayant promis aux occidentaux de ne pas lancer sa police contre les manif's) qui ont organisé, mobilisé et étoffé les pro-Moubarak qui, ensemble avec cette police officieuse hypocrytement téléguidée par la présidence, ont attaqué les manifestants.

Anonyme a dit…

Pouvez-vous faire confiance à Thierry Meyssan et à Voltaire.net?Son livre de 2002, L'Effroyable Imposture a été un best-seller, traduit en vingt-huit langues, bientôt suivi par un second, Le Pentagate. Meyssan y défend la thèse selon laquelle les attentats du 11 septembre 2001 seraient un acte de terrorisme intérieur et non le fruit d'un complot extérieur.

Feuilly a dit…

Th Meyssan se trompe peut-être sur les commanditaires du 11 septembre, mais il n’en est pas moins vrai que cet attentant a rapidement été utilisé par l’administration Bush pour justifier la guerre en Irak. Et si on avait manipulé des terroristes arabes ? Et si Israël avait voulu « coincer » son allié en l’obligeant à se ranger plus activement dans son camp ? Sadam n’avait pas d’armes de destruction massive, mais l’Irak commençait à avoir un programme nucléaire…

Michèle (Pambrun) a dit…

Le régime égyptien est, de l'avis de nombre d'ONG, l'un des plus corrompus qui soient. Le forcing des États-Unis et de l'Union européenne pour que le Caire ouvre son économie aux investissements des multinationales a, depuis le début des années 70, été chèrement négocié par la grande bourgeoisie égyptienne et plus particulièrement par le cercle d'hommes d'affaires entourant les chefs de l'État successifs qui, à l'occasion de privatisations, en ont largement tiré profit.
La coopération policière est l'un des volets des accords de l'Union pour la Méditerranée conclus entre l'Europe et l'Égypte, mais aussi la Tunisie. C'est dans ce cadre que Mme Alliot-Marie, alors ministre de l'Intérieur, a accueilli place Beauvau à Paris, en décembre 2008, la première réunion des directeurs généraux de police des pays européens et méditerranéens. Cette assistance est l'expression politique des dirigeants européens et particulièrement des Français, à des régimes oppressifs vis-à-vis de leurs peuples mais bienveillants à l'égard des intérêts occidentaux.
Le 22 janvier 2011, Mme Alliot-Marie, devenue ministre des Affaires étrangères, en visite au Caire, évoquant l'attentat criminel contre les coptes d'Égypte, assurait que "c'est l'État égyptien, avec ses caractéristiques de démocratie et de tolérance" qui était visé par les auteurs de l'attentat.
A cette date, 23 manifestants étaient déjà morts sous les coups ou les tirs d'une police égyptienne formée à "la gestion des foules".

Feuilly a dit…

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/02/HALIMI/20112

Dans cet article une phrase à retenir :

la Maison Blanche abandonna (Ben Ali) à son sort, confiante en l’existence d’une relève libérale et bourgeoise.

Et personnellement, c’est ce qui me fait peur. Que la dictature dont une seule famille tirait avantage ne soit remplacée par une oligarchie de l’argent dont quelques-uns tireront profit. Et les autres alors ? Tous les autres ? Et ces jeunes sans avenir malgré leurs diplômes qui ont risqué leur vie pour faire la révolution (parce qu’ils n’avaient plus d’autre choix) ?

Halagu a dit…

Quelques affirmations me paraissent discutables :
- en 1847 on ne peut pas parler de "révolution" en Suisse, il s’agissait en fait d’une "guerre" entre les armées de cantons libéraux d’un côté et les armées de cantons conservateurs de l’autre. Les uns étaient protestants et les autres étaient catholiques. La dimension religieuse de cette guerre était donc évidente et l’absence d’homogénéité linguistique, religieuse et économique entre les cantons était déterminante.
- L’influence de la guerre des cantons Suisses sur les pays voisins, en particulier la France, me parait non fondée. Le soulèvement de 1948 à Paris fut une suite logique d’un mouvement qui a débuté au 19e siècle. Inversement, les Trois Glorieuses ont eu probablement des répercussions jusqu’en Suisse.
Un oubli de taille :
Pour la première fois, une mobilisation utilise massivement internet et les réseaux sociaux; les informations sont transmises à la vitesse de la lumière au monde entier...La Tunisie a l'un des taux les plus élevés au monde d'internautes (taux plus fort qu’en Egypte et deux fois plus qu’en Algérie !) et c’est pour cette raison que le soulèvement n’avait besoin d’aucune idéologie (islamisme, marxisme, socialisme...), ni d’aucun leader pour s’organiser et enfler.
Lorsque Robespierre disait, dans son premier discours au Club des Jacobins : « … depuis ce matin, tous nos ennemis parlent le même langage que nous. Tout le monde est réuni ; tous ont le même visage…», il dénonçait les ennemis de la révolution et se désolait de ne pouvoir les dévoiler. On connait la suite… On ne peut plus nous renvoyer à la révolution française.
A présent il y a une nouvelle vision et un nouveau message : il y a une mondialisation de l’opinion politique et la transparence est de mise.
Internet offre au monde entier des leviers pour rompre le « tête à tête » dans lequel s’enfermaient les dirigeants et leurs peuples, dorénavant ceux qui gouvernent sont forcés d’en tenir compte.

giulio a dit…

@ Halagu : Tu veux sans doute dire "Le soulèvement de 1848 à Paris fut une suite logique d’un mouvement qui a débuté au 18e siècle". Pour ce qui est d'inclure la guerre du Sonderbund dans le Printemps des peuples, c'est effectivement un peu aventureux.
De nombreux autres conflits civils eurent cependant lieu au cours de 1948 sans qu'ils ne soient autrement interconnectés sinon par une haine commune des anciens régimes royaux ou impériaux. Sûr qu'il n'y avait, par exemple, pas de lien direct entre les évènements suisses et le risorgimento italien, sinon la haine des autrichiens qui soutenaient en sous-main certains cantons. À part ça, il est exact que toute comparaison boîte. Mais je n'ai pas pu résister à la tentation de voir en cette traînée de poudre arabe d'aujourd'hui un nouveau Printemps des peuples. De son côte celui de 1848 se prolongea bien plus loin, puisque la révolution de mars à Vienne et à Berlin se prolongea en 1849 dans la Bade et la Pfalz. On oublie souvent que le capitaliste Engels y fut un véritable révolutionnaire et combattant pendant que Marx et Hugo jouaient les tifosi de la plume... Bof, un peu comme nous, quoi, enfin, toute proportion gardée, bien sûr.

Halagu a dit…

En effet je voulais dire 1848. Mille ...excuses!

giulio a dit…

@ Halagu : tout excusé. Excuse-moi à ton tour. J'ai fait itou à la 2e ligne du 2e para.