mercredi 16 février 2011

Robert Cahen, vidéo art


 
Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, février 2011
Robert Cahen : « Vidéo art » du côté de chez Schweitzer
Né en 1945 à Valence, Robert Cahen vit et travaille à Mulhouse, mais aujourd’hui, ce pionnier de l’instrumentation électronique qui a déjà présenté ses films, musiques et installations dans le monde entier, occupera jusqu’au 2 avril l’espace de la galerie Lucien Schweitzer[1] avec son exposition
« d’un côté, de l’autre  ».
Voici tout d’abord un abrégé de ce que nous en dit le galeriste: «Artiste vidéo, réalisateur, compositeur de formation, Robert Cahen puise son esthétique dans les études de composition électroacoustique au Conservatoire national supérieur de musique (CNSM) à Paris, Cahen a su apporter à la vidéo son caractère expérimental tout en l’associant avec la musique concrète. Plus tard chercheur à l’O.R.T.F (Office de radiodiffusion télévision française), il exploite la potentialité des instruments électroniques. Son et image sont ses matières premières et sont traitées de concert. Cahen les organise, les synthétise et offre une vision maîtrisée de la possibilité d’échange entre genres, modèles, et supports. Particulière en son genre, l’esthétique vidéo de Cahen est fondée sur la simultanéité (ou quasi-simultanéité). Il y a confusion des différents fuseaux horaires, qui agissent en interaction les uns avec les autres. Certains éléments y sont récurrents: défilement d’images, ralentis et accélérés, relations animées – inanimées, juxtaposition d’images fixes et en mouvement, oscillation et multiplicité des points de vue... »
Tout cela peut bien sûr vous paraître bien savant, amis lecteurs, et je reconnais avoir eu quelque peine à comprendre, en lisant ces phrases, à quoi pouvait bien ressembler cette exposition.  Puis je me suis dit que «vidéo» n’étant après tout que la première personne de l’indicatif présent du latin «videre», c’est à dire je vois (comme amo = j’aime ou cogito = je pense), le mieux c’était d’y aller, justement, voir.  Et là, surprise!  C’est tout simple, en fait d’une simplicité déconcertante... du moins au premier degré, comme d’ailleurs n’importe quelle oeuvre d’art figurative, dont seul l’artiste et l’amateur éclairé connaissent complexité et symbolique.  Des tableaux donc, entre réalisme et surréalisme, mais qui peuvent être sonorisés et dont les scènes se déroulent sur des écrans vidéo ou sont projetés sur écran «mural».
Première salle: «Sept Visions», sept moniteurs diffusant chacun une séquence vidéo de 5 minutes en boucle sont installés au fond de sept caisses oblongues.  Celles-ci tiennent psychologiquement lieu de télescope et accroissent l’impression à la fois d’exotisme et d’incroyable proximité dans la découverte du quotidien de gens et de paysages lointains.  Toujours dans la salle 1, «Paysages de Chine» un tableau vidéo, muet cette fois, nous rapproche par des images à couper le souffle d’un monde chinois à l’immensité et aux couleurs féeriques.  Puis, étrange curiosité, mais de génie, nous découvrons dans le 1er couloir une projection «Tombe (avec les objets)», de 23 minutes en boucle représentant toute sortes de «choses» tombant au ralenti avec une grâce et un art consommé. C’est totalement zen.
Nous ne sommes cependant pas au bout de nos surprises.  Dans la salle 2, apparaît à notre droite «Attention ça tourne», cercle de bois recouvert de toile peinte par l’artiste Guido Nussbaum,[2] tournant grâce à un moteur et servant d’écran à une vidéo de 7 minutes en boucle.  Les «acteurs» y évoluent en flou artistique sur une carte géographique qui ressort par intermittence.  Une merveille et... mon préféré!  Toujours dans la salle 2, «Paysages d’hiver», deux films identiques pris en Antarctique sont projetés en parallèle avec un décalage de vingt secondes, ce qui a pour effet à la fois de relativiser le temps et de suspendre, du moins en partie, ses effets.  Ce binôme vidéo de 18 minutes est peut-être le film le plus caractéristique de l’oeuvre et de l’esprit de Cahen.  Sa spécificité réside en ce qu’il suggère la contraction, voire la suppression pour les êtres et les choses de l’écoulement du temps, qu’il semble vouloir réduire à une sorte de spot mobile éclairant successivement les espaces d’un présent omniprésent et illimité.[3]
Dans le couloir suivant trois nouvelles version de «Tombe (avec les mots)» cette fois, nous font vivre la lente descente en milieu liquide de paroles allemandes, italiennes ou françaises.  Tout comme «Tombe avec les objets», ces tableaux vivants quoique muets sont de véritables cours de méditation sur la beauté intemporelle des choses et des mots qui les désignent et qui conservent toute leur richesse même au sein du silence.  
Dans la salle 3 nous attend «Traverses», peut-être une ellipse de «Tu traverses l’écran... pour venir à nous», tableau encadré de blanc où s’approchent puis se retirent successivement dans un brouillard laiteux, comme pour montrer aux visiteurs ce qu’ils sont, pourraient être ou pourraient avoir été: femme, homme avec enfant, deux gamins, etc. ... Autre version de l’idée "les autres c’est moi" d’Arturo Brachetti, ou spectre versus spectateur?  Magique!
Peut-on s’étonner que Robert Cahen n’ait pas fait davantage usage de ses remarquables qualités musicales, donc de sa maîtrise de l’harmonisation image-mouvement-couleur-son?  Peut-être, de premier abord, mais, après réflexion, il appert vite que, pour paraphraser Groucho Marx et son célèbre oxymore "l'homme est une femme comme les autres", dans les oeuvres de Cahen, le silence est une musique comme les autres.[4]

[1] Lucien Schweitzer Galerie et éditions, 24 avenue Monterey, Luxembourg ville,  www.lucienschweitzer.lu. Mardi - Samedi: 11h - 18h ou sur rendez-vous. Expo Robert Cahen jusqu’au 2 avril.
[2] Outre Guido Nussbaum, d’autres artistes et techniciens ont secondé Robert Cahen. Citons Bernard Bats et Thierry Maury au montage de certaines vidéos ou Patrick Zanoli dans la série «Tombe (avec les mots)»
[3]  Lorsqu’il se réduit à l’instant dans notre perception courante, coincé entre passé et futur.
[4] Les visiteurs qui voudraient garder un souvenir de cette visite et, surtout, jouir tranquillement chez eux de ces joyaux de l’art vidéo peuvent acquérir le «coffret DUD réunissant 2 DVD (29 films – 313’) et 1 CD audio (6 oeuvres musicales inédites – 47’), ainsi qu'un livret de 80 p. d’analyses critique par Stéphane Audeguy et Hou Hanru.
 

5 commentaires:

Mahdia a dit…

Dans ce monde où l'immonde est devenu une image quotidienne du vécu de l'homme, il y a, je pense, un jardin secret où se crée innocemment la beauté.

Le merveilleux, voici un mot plus grand que nos prétentions de voir ou de toucher, ou de goûter ou de sentir et pourtant, ce soir, c'est dans votre description cher Giulio, description très succincte d'ailleurs de cette exposition que vous racontez avec un beau plaisir, que je suis parvenue ou allée me créer le merveilleux dont j'ai besoin pour vivre l'instant que vous me décrivez.
Et là, je viens méditer cette expérience que vous dites d'abord "d'une simplicité déconcertante" et qui de l'artiste à vous à moi me met la métaphore à la bouche pour dire ceci: le merveilleux n'est pas uniquement dans la chose élaborée (poétiquement ou artistiquement)par l'artiste mais aussi dans la découverte épatée de l'autre qui la voit, qui la surprend tout en étant surpris par elle et nous la fait transmettre par amour du beau.
Le merveilleux est ce que voudrait affirmer le regard puissant du cœur de l'artiste attrapant le regard puissant du cœur du spectateur ( attrapant à son tour encore le regard du cœur de celui auquel il le raconte).
Mais le merveilleux peut-il nous être amené à même la main si ce n'est pas dans le mot qu'il nous est acheminé?car quoi que disent le silence et la musique, c'est le mot en fait qui est porteur de la magie du vu , de l'écouté , du toucher et du goûter. Et Mallarmé avait raison en s'y portant garant, de lui demander plus car, même en devenant fou, vexé par son impuissance à vivre comme respire l'homme, nous poursuivons encore aujourd'hui à sa place ( cette exposition des choses et des mots qui tombent n'a -t-elle pas cette prétention?)le rêve de prononcer le mot "fleur" et voir apparaître du bonheur du mot qui vit , "tout un bouquet"!

giulio a dit…

L'écriture est, chère Mahdia, ici pont, parfois simple passerelle entre à peu près tout ce que l'on veut; Mais elle est aussi lunette, belvedere, parfois guide, dans tous les cas vecteur.
Entre quoi et qui ? Entre qui et qui ? Le passage qu'elle permet entre ce qu'elle offre à imaginer et ce qui en est perçu dépend essentiellement de l'interaction entre écrivant et lecteur; ce dernier pouvant être bien plus lettré, fin, sensible ou poète que l'auteur. Il serait en effet un bien pauvre pont, celui qui ne permettrait qu'un seul passage dans un seul sens. Je ne peux en effet que m'étonner (et pourtant je l'ai compris depuis longtemps) chaque fois que je lis des réactions ou commentaires , comme les vôtres, à mes écrits, combien la perspicacité, la finesse de perception et d'interprétation, ainsi que la pertinence, voire la poésie de ces échos sont supérieures à la modeste passerelle alphabétique, bouteille à la mer, pensée ou réflexion, lancée un peu au hasard. Le semeur n'espère-t-il pas toujours recolter davantage qu'il ne sème ?
Merci !

Mahdia a dit…

Merci à vous cher Giulio.
Sachez que le seul fait de nous enchanter à travers un bel article de presse, une belle présentation d'une exposition ou d'un tissu ou même du rameau d'un arbre est en soi de la poésie.
Le poème n'est pas dans les mots du vers mais dans la sensation communiquée par le souffle qui lie notre lecture à notre cœur.
La communication du souffle peut s'effectuer directement du vers au cœur mais indirectement aussi du vers au cœur du critique ou commentateur au cœur du récepteur.
Et Le semeur plus que la graine qu'il sème est incontestablement meilleur aux yeux de celui qui sait apprécier le pain qui lui est servi.

giulio a dit…

Nous sommes donc d'accord avec Yann Queffélec, chère Mahdia, lorsqu'il affirme que "La Poésie est l'un des surnoms de la vie".

Et j'ajouterais volontiers : l'un des plus beaux.

Mahdia a dit…

Oui, j'acquiesce!
J'ajouterai aussi qu'on attend avec une réelle espérance que ce "plus beau surnom" de la vie devienne un jour réellement habitable, pour qu'on puisse respirer amplement sa matière et toucher de la main la substance réelle qui constitue le souffle du mot qui nous émerveille !