Extrait de " Claude Michel Cluny, Des figures et des masques"
Editions de la Différence.
Ode à la roue du fleuve
J’ai peut-être vécu là
(ou toi – la bouche emplie de narcisses
rire blanc et or sous des encres d’orages)
Ai-je là dilapidé tant de siècles
à tourner autour de moi
roue qu’un fleuve en décrue parfois n’atteint plus
Ou rêve dispendieux d’un arbre
qui ne saurait jamais être,
ne se décidant pas…
Un peu comme être heureux sans le bonheur.
Cette ode hétérosyllabique à neuf sections a été publiée pour la première fois en 1989.
De ce poème à tonalité élégiaque, on retiendra en premier lieu la présence d’un « je » lyrique. Il s’agit d’un « je » qui s’affirme dans le doute, « peut-être » est son premier mot. Dans les sections qui suivent, la modalité du doute est introduite également par le conditionnel, par l’interrogation.
« J’ai peut-être vécu là », dans la ville natale de Sénèque et d’Averroès, dit le premier vers où l’adverbe « peut-être » est bien plus qu’un modalisateur de doute. Supprimons l’adverbe, pour voir : « J’ai vécu là » serait une référence à un passé vécu, un pan de biographie. Modalisée, la même phrase réfère à une chronologie autre que le vécu, à une autre vie, à ce qui a eu lieu jadis. La suite du texte dira : « C’était longtemps avant de naître » donc bien avant 1930. « Peut-être » sous-entend une uchronie relevant de la métempsycose. Il s’agit moins d’une foi dans la métempsycose que de l’expression d’une nostalgie pour Qortoba dont Cordoba a fait la ruine. À Cordoue, le poète perçoit un signe de Qortoba dont il fait l’intitulé du poème, auquel il dédie cette ode : « Ode à la roue du fleuve ». La roue, inventée aussi pour servir d’allégorie au temps, se retrouve dans la noria et dans ce poème andalou. Saint Augustin employait déjà « la roue » pour parler du temps.
La roue est plus qu’un symbole, un schème : cela qui hésite entre le symbole et le signe. (signe : trace portant la marque du passé.) Les mots mêmes sont inscription dans le temps. Tout vocable est affecté d’une étymologie, même les néologismes.
Mais d’où vient cette métempsycose ? De quelle foi ? Il convient d’en chercher l’origine là où le poète l’indique. L’œuvre de Cluny ne « rétice » pas à indiquer son inspiration. (« rétice » pour employer un néologisme que le poète propose au français).
Il faut remonter à Empédocle d’Agrigente ; le poète le cite :
« “Car je fus un temps garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson muet sous la mer” (Empédocle d’Agrigente, fragment 117). Voilà qui eût enchanté Virginia Woolf ou inspiré à Supervielle, notre fabuliste, l’un de ces poèmes qu’il savait ramener des profondeurs pour lui bavardes de la mer. »
Païen, Empédocle inspire. Intransitivement.
Païen, Empédocle inspire. Intransitivement.
Le poète n’est pas seul. Mais l’on ne sait s’il s’agit d’un compagnon réel, celui qui sera dans la suite du poème inclus dans le pronom « nous », ou d’un compagnon fictif, comme dans la poésie antéislamique. S’agit-il d’un(e) autre, d’un alter ego ou d’un ego autre ? Un sème commun unit ces trois instances : l’altérité. Ici, cette altérité se présente sous le signe des « narcisses » que le poème cite par deux fois, sans compter cette forme décimée du « narcisse » dans le vers 3 qui en réverbère les couleurs « rire blanc et or… ». L’évocation du narcisse a, dans l’univers du poète, des connotations particulières. Un autre texte le cite et confirme que « blanc et or » sont synonymes de « narcisse » :
« Un jour tu vins porteur d’une offrande de fleurs. Elles servaient aux élèves à esquisser des motifs de frises. Seul, le narcisse blanc et or en fut distrait, emblème de cette floraison solitaire cultivée par tout artiste ».
Une photo printanière du poète prise en 1945 le montre tenant un narcisse. Bien plus tard, le poète verra chez ses amis du Caire un tableau du peintre syrien Louay Kayyali qui le troublera : il y perçoit un écho narcissique et un rappel pictural de cette photo.
J’ai peut-être vécu là
(ou toi – la bouche emplie de narcisses
rire blanc et or sous des encres d’orages)
Ai-je là dilapidé tant de siècles
à tourner autour de moi
roue qu’un fleuve en décrue parfois n’atteint plus
Ou rêve dispendieux d’un arbre
qui ne saurait jamais être,
ne se décidant pas…
Un peu comme être heureux sans le bonheur.
Cette ode hétérosyllabique à neuf sections a été publiée pour la première fois en 1989.
De ce poème à tonalité élégiaque, on retiendra en premier lieu la présence d’un « je » lyrique. Il s’agit d’un « je » qui s’affirme dans le doute, « peut-être » est son premier mot. Dans les sections qui suivent, la modalité du doute est introduite également par le conditionnel, par l’interrogation.
« J’ai peut-être vécu là », dans la ville natale de Sénèque et d’Averroès, dit le premier vers où l’adverbe « peut-être » est bien plus qu’un modalisateur de doute. Supprimons l’adverbe, pour voir : « J’ai vécu là » serait une référence à un passé vécu, un pan de biographie. Modalisée, la même phrase réfère à une chronologie autre que le vécu, à une autre vie, à ce qui a eu lieu jadis. La suite du texte dira : « C’était longtemps avant de naître » donc bien avant 1930. « Peut-être » sous-entend une uchronie relevant de la métempsycose. Il s’agit moins d’une foi dans la métempsycose que de l’expression d’une nostalgie pour Qortoba dont Cordoba a fait la ruine. À Cordoue, le poète perçoit un signe de Qortoba dont il fait l’intitulé du poème, auquel il dédie cette ode : « Ode à la roue du fleuve ». La roue, inventée aussi pour servir d’allégorie au temps, se retrouve dans la noria et dans ce poème andalou. Saint Augustin employait déjà « la roue » pour parler du temps.
La roue est plus qu’un symbole, un schème : cela qui hésite entre le symbole et le signe. (signe : trace portant la marque du passé.) Les mots mêmes sont inscription dans le temps. Tout vocable est affecté d’une étymologie, même les néologismes.
Mais d’où vient cette métempsycose ? De quelle foi ? Il convient d’en chercher l’origine là où le poète l’indique. L’œuvre de Cluny ne « rétice » pas à indiquer son inspiration. (« rétice » pour employer un néologisme que le poète propose au français).
Il faut remonter à Empédocle d’Agrigente ; le poète le cite :
« “Car je fus un temps garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson muet sous la mer” (Empédocle d’Agrigente, fragment 117). Voilà qui eût enchanté Virginia Woolf ou inspiré à Supervielle, notre fabuliste, l’un de ces poèmes qu’il savait ramener des profondeurs pour lui bavardes de la mer. »
Païen, Empédocle inspire. Intransitivement.
Païen, Empédocle inspire. Intransitivement.
Le poète n’est pas seul. Mais l’on ne sait s’il s’agit d’un compagnon réel, celui qui sera dans la suite du poème inclus dans le pronom « nous », ou d’un compagnon fictif, comme dans la poésie antéislamique. S’agit-il d’un(e) autre, d’un alter ego ou d’un ego autre ? Un sème commun unit ces trois instances : l’altérité. Ici, cette altérité se présente sous le signe des « narcisses » que le poème cite par deux fois, sans compter cette forme décimée du « narcisse » dans le vers 3 qui en réverbère les couleurs « rire blanc et or… ». L’évocation du narcisse a, dans l’univers du poète, des connotations particulières. Un autre texte le cite et confirme que « blanc et or » sont synonymes de « narcisse » :
« Un jour tu vins porteur d’une offrande de fleurs. Elles servaient aux élèves à esquisser des motifs de frises. Seul, le narcisse blanc et or en fut distrait, emblème de cette floraison solitaire cultivée par tout artiste ».
Une photo printanière du poète prise en 1945 le montre tenant un narcisse. Bien plus tard, le poète verra chez ses amis du Caire un tableau du peintre syrien Louay Kayyali qui le troublera : il y perçoit un écho narcissique et un rappel pictural de cette photo.
Le tableau dit "l'enfant noir" de Louay Kayyali
Photo Raymond Collet
Photo Raymond Collet
Voici ce qu’il m’a écrit à ce propos :
« Ce portrait syrien d’un jeune garçon inconnu me laissa une impression si prégnante, si charmeuse (au sens que Valéry a rendu à “charme”), qu’il s’inscrivit dans mon “musée imaginaire” ».
C’est dire qui est cet Autre que le poète évoque : il est réminiscence d’un « je » antérieur que le poète place dans une durée, elle aussi, antérieure. Cette durée, dont aucun biographe ne voudra parce que purement poétique, vaut par la nostalgie qu’elle suscite, une nostalgie toute clunycienne qui prend pour objet l’inconnu. Relisons encore une fois cette pensée : « Au vrai, les regrets les plus violents nous viennent de ce qu’on n’a pas connu ». La suite du poème illustre autrement le regret, lui donnant tantôt la forme d’un jamais lu :
« Ai-je bu le sang noir des vignes à une table
du Potro (dont parle Cervantès dans ce grand Livre
que je n’ai jamais pu lire) »
et tantôt la forme d’un ressentiment contre Isabelle la Catholique (dont j’espère qu’elle ne sera jamais canonisée) :
« Les soldats de cette garce d’Isabel
suaient sous le cuir et leur casque noircis ».
Le regret transparaît aussi à travers le verbe « dilapider ». L’objet de ce gaspillage est le temps passé à « faire la roue », i.e. « à tourner autour de [soi] ». Voici le poète devenu roue manquant d’eau. Nous paraphrasons ici ce besoin essentiel de métaphore. Comment penser le temps auquel on ne peut se soustraire ? Le temps, réalité on ne peut plus abstraite et pourtant si évidente, demande à être allégorisé. D’où l’utilité de la « roue », du « fleuve ». Pour un poète hédoniste comme Cluny, le temps se donne à penser et à vivre comme une suite d’instants. Il se laisse appréhender dans une perspective zénonienne capable d’en voir la trajectoire et en même temps s’en représentant chaque instant dans une perspective réhabilitant le paradoxal. Zénon cultivait le paradoxe. Un poème de Cluny pense au philosophe d’Élée :
« La beauté se brise et se recompose
L’aigu frêle archer – chaque flèche propose
de fixer l’instant au cœur de la chair –
cambré comme un page pose
tire ses traits purs vers la pourpre et l’or »
Le regret de Cluny se laisse entendre dans cette perspective : il fait le constat d’un manque, d’une insuffisance parce que tous les instants n’ont pas été de la même intensité. Le regret est d’autant plus poignant qu’il est tu. Et étant réprimé, il prend le détour de la métaphore pour se dire.
Le regret est d’ordre ontologique. C’est le rêve demeurant rêve, le désir maintenu dans une frustrante intransitivité. Le temps est dilapidé et, dans le même registre, le rêve « dispendieux » où l’adjectif est à entendre dans la pronominalité du verbe « se dépenser ». Ce rêve n’a pas accédé au stade de réalité faute de volonté. Être est tributaire du désir d’être. Être n’est pensable que dans sa corrélation avec le bonheur, avec cela qui est un leurre. Mais si le Bonheur n’existe pas, cela n’induit nullement l’inexistence des bonheurs.
« J’éprouve comme un bonheur irraisonné – le bonheur est-il raisonnable ? Je veux dire : le bonheur s’éprouve, il ne se théorise pas. Et le sentiment encore moins raisonné qu’il me reste une vie inépuisable à parcourir, sachant bien que tout est illusion. »
Il s’agit de se laisser piéger, conscient, par ce qu’offre la vie. Il n’y a pas d’autre alternative que d’être heureux avec ce que André Comte-Sponville appelle « inespoir ».
Le devenir est fluviatile dit cette note où se lit une désarmante conscience de finitude :
« La vie sépare, l’amour isole, la mort rassemble. Nous devenons le sable sur les rives du temps, jusqu’à la fin du temps minéral. » ou plus explicite, cette évocation dans le même ouvrage du « presque inaudible fleuve grondant du temps ».
« Ce portrait syrien d’un jeune garçon inconnu me laissa une impression si prégnante, si charmeuse (au sens que Valéry a rendu à “charme”), qu’il s’inscrivit dans mon “musée imaginaire” ».
C’est dire qui est cet Autre que le poète évoque : il est réminiscence d’un « je » antérieur que le poète place dans une durée, elle aussi, antérieure. Cette durée, dont aucun biographe ne voudra parce que purement poétique, vaut par la nostalgie qu’elle suscite, une nostalgie toute clunycienne qui prend pour objet l’inconnu. Relisons encore une fois cette pensée : « Au vrai, les regrets les plus violents nous viennent de ce qu’on n’a pas connu ». La suite du poème illustre autrement le regret, lui donnant tantôt la forme d’un jamais lu :
« Ai-je bu le sang noir des vignes à une table
du Potro (dont parle Cervantès dans ce grand Livre
que je n’ai jamais pu lire) »
et tantôt la forme d’un ressentiment contre Isabelle la Catholique (dont j’espère qu’elle ne sera jamais canonisée) :
« Les soldats de cette garce d’Isabel
suaient sous le cuir et leur casque noircis ».
Le regret transparaît aussi à travers le verbe « dilapider ». L’objet de ce gaspillage est le temps passé à « faire la roue », i.e. « à tourner autour de [soi] ». Voici le poète devenu roue manquant d’eau. Nous paraphrasons ici ce besoin essentiel de métaphore. Comment penser le temps auquel on ne peut se soustraire ? Le temps, réalité on ne peut plus abstraite et pourtant si évidente, demande à être allégorisé. D’où l’utilité de la « roue », du « fleuve ». Pour un poète hédoniste comme Cluny, le temps se donne à penser et à vivre comme une suite d’instants. Il se laisse appréhender dans une perspective zénonienne capable d’en voir la trajectoire et en même temps s’en représentant chaque instant dans une perspective réhabilitant le paradoxal. Zénon cultivait le paradoxe. Un poème de Cluny pense au philosophe d’Élée :
« La beauté se brise et se recompose
L’aigu frêle archer – chaque flèche propose
de fixer l’instant au cœur de la chair –
cambré comme un page pose
tire ses traits purs vers la pourpre et l’or »
Le regret de Cluny se laisse entendre dans cette perspective : il fait le constat d’un manque, d’une insuffisance parce que tous les instants n’ont pas été de la même intensité. Le regret est d’autant plus poignant qu’il est tu. Et étant réprimé, il prend le détour de la métaphore pour se dire.
Le regret est d’ordre ontologique. C’est le rêve demeurant rêve, le désir maintenu dans une frustrante intransitivité. Le temps est dilapidé et, dans le même registre, le rêve « dispendieux » où l’adjectif est à entendre dans la pronominalité du verbe « se dépenser ». Ce rêve n’a pas accédé au stade de réalité faute de volonté. Être est tributaire du désir d’être. Être n’est pensable que dans sa corrélation avec le bonheur, avec cela qui est un leurre. Mais si le Bonheur n’existe pas, cela n’induit nullement l’inexistence des bonheurs.
« J’éprouve comme un bonheur irraisonné – le bonheur est-il raisonnable ? Je veux dire : le bonheur s’éprouve, il ne se théorise pas. Et le sentiment encore moins raisonné qu’il me reste une vie inépuisable à parcourir, sachant bien que tout est illusion. »
Il s’agit de se laisser piéger, conscient, par ce qu’offre la vie. Il n’y a pas d’autre alternative que d’être heureux avec ce que André Comte-Sponville appelle « inespoir ».
Le devenir est fluviatile dit cette note où se lit une désarmante conscience de finitude :
« La vie sépare, l’amour isole, la mort rassemble. Nous devenons le sable sur les rives du temps, jusqu’à la fin du temps minéral. » ou plus explicite, cette évocation dans le même ouvrage du « presque inaudible fleuve grondant du temps ».
3 commentaires:
Mercipour ce beau regard sur la poésie, je passerai régulièrement vous lire.
J'ai parcouru ton blog avec beaucoup d'intérêt. Comment te joindre plus directement ?
Amitiés,
Georges Chapouthier
georges.chapouthier@upmc.fr
Puis ajouter, en écho, à cette beauté-là, les premiers vers d'un poème (hélas traduit), que j'aime beaucoup. Ibn Zaydûn (1005-1070), se remémore pour Wallâda, sa bien-aimée, le jardin de Cordoue où ils s'aimèrent et dont il est séparé par un exil douloureux.
"Je me remémore notre vie à Az-Zahrâ', tout entière,
L'horizon était pur, et limpide la face de la terre,
Le vent du crépuscule errait avec fébrilité
Comme s'il languissait par compassion et par pitié
Et le verger, qui brillait sous la rosée, de sourire :
Les perles ponctuaient son doux col à plaisir.
Ce fut un jour pareil à tant d'autres jours de bonheur
Où nous veillions dans un monde assoupi, prestes voleurs,
Où radieux, nous jouissions des fleurs à profusion
Que la rosée chargeait jusqu'à ce que ploie leur cou rond,
Comme si les rosiers, témoins de mon alarme,
Soupiraient sur mon sort, faisant sourdre leurs larmes.
Au matin de leur vie, les roses scintillaient
Et l'éclat du matin en fut tout réveillé.
Mais plus fragrant encore, un nénuphar exhalait sa senteur,
les paupières touchées par l'aube et sa candeur...."
Christiane
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