Photo Luigi Morante
Pluies
Soleil, soleil, soleil. Au Maghreb, il ne pleut guère en été. Soleil, soleil, soleil. Chems règne en dieu sans partage jusqu’à ce que les premières pluies d’automne viennent laver les meules de foin. La « laveuse de meules », comme on l’appelle du côté de Tunis, s’abat sur les régions septentrionales. Pluie, pluie, pluie, Matar, matar, matar comme dans le poème de Seyyeb ou alors : Still falls the rain, comme dans le poème d’Edith Sitwell ou encore comme dans le poème d’Emile Verhaeren :
La pluie
Longue comme des fils sans fin, la longue pluieInterminablement, à travers le jour gris,Ligne les carreaux verts avec ses longs fils gris,Infiniment, la pluie,La longue pluie,La pluie.
Chaque année, la laveuse de meules nous surprend, nous submerge, nous prend au dépourvu. Le lendemain, cela est dans les journaux : « Pluies bénéfiques sur le nord ».
Chez moi. Sur ma terrasse. Le mont Ichkeul ne relève plus du visible. Et ses eaux s’assombrissent. Et de lourds nuages venus de je ne sais où s’y mêlent. Et les éléments donnent libre cours aux affinités électives qu’ils entretiennent secrètement entre eux.
Still falls the rain
Pluie, pluie, pluie.
L’Atlas est un immense serpent assoiffé.
Ce sont surtout les villes qui en pâtissent : à Fez, à Alger ou à Bizerte, les rues ont d’étranges velléités vénitiennes sous la laveuse de meules.
Chaque année, la voirie révèle sa complicité avec les pluies.
Chaque année, une pensée pour Noé.
Pluie, pluie, pluie
Still falls the rain
Les premières pluies surprennent toujours. Nous en pâtissons sans que personne ne songe à s’en plaindre.
Still falls the rain.
Que de métamorphoses ! Que de destinées tragiques dans ces flots !
C’est un scarabée qui perd le nord et le sud !
C’est un nid de poule emporté par les flots !
C’est la terre devenant de la boue !
C’est la saison où les villes nous donnent leur boue dont nous ne savons que faire !
Les enfants aiment cette pluie torrentielle et toujours inattendue
Et nous faisons semblant de les gronder
Comme nous avons été grondés naguère.
Aujourd’hui, naguère est devenu jadis.
Et pluie, pluie, pluie
« Rendons grâce à Dieu » dit le paysan, dit la speakerine, dit l’ouvrière, dit l’enfant qui patauge dans les flaques d’eau, dit le commerçant, dit l’instituteur.
Et cela fait des siècles que nous craignons le déluge.
Pluie, pluie, pluie
Et l’orage continue.
Ce ne sont pas les pluies de mars, les dernières de l’année. Elles sont douces, elles. Elles n’ont rien de wagnérien, rien de verlainien. Ce sont des pluies d’inspiration impressionniste. Elles diluent le paysage dans une aquatique luminosité. Elles tempèrent l’ardeur solaire. Après, ce ne sera plus que soleil, soleil, soleil.
Les pluies de mars, tant souhaitées, ont des accointances avec la richesse, elles : elles l’entraînent. Elles promettent de bonnes récoltes : olives, oranges, figues et surtout des meules bien fournies que les laveuses de meule viendront dépoussiérer.
Pluie, pluie, pluie.
Cette année, il n’y aura pas de prière pour la pluie. Les riches cultivateurs n’égorgeront pas de moutons en sacrifice pour qu’il pleuve comme dans le poème de Seyyeb. Et les enfants ne sortiront pas avec cette mystérieuse effigie de « Mère Tangho» pour demander la clémence du ciel. Cette année, il a déjà bien plu. Les prières se renouvelleront en mars.
Matar, matar, matar