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Le Retour de Lilith[1] de Joumana Haddad
Les mythologies sumériennes, babyloniennes, assyriennes, persanes, akkadiennes et hébraïques soutiennent que Lilith aurait été, avant Eve, la première compagne d’Adam. Elle serait issue de la même poussière que lui. Elle fut l’égale du premier homme et, foncièrement insoumise, elle refusa toute résignation. S’ennuyant au paradis, elle prit la fuite et descendit sur terre, préférant le monde des ombres à celui de la soumission. Figure lunaire, souvent associée à Isis, Lilith n’en est pas moins un être promis à la lumière, une créature de nature ignée, comme Satan. Incarnation du paradoxe : ange diabolique ou diable angélique, Lilith est une éternelle remise en question. Elle préfère l’insatisfaction à la désastreuse satisfaction qu’elle exacerbe ; elle nie le corps qu’elle vénère et elle remplit le vide qu’elle crée. Diabolisée, Lilith est confinée à la sphère lunaire : dans le ciel des astrologues, elle occupe la place de la lune pendant ses absences cycliques.
Je ne me serais jamais intéressé à Lilith si je n’avais pas lu La Fin de Satan de Victor Hugo ou Le Voyage en Orient de Nerval ou encore ce beau recueil qui vient de paraître à Beyrouth : Le Retour de Lilith de Joumana Haddad. Dans ce recueil, la poétesse ressuscite la figure antique et l’intègre dans une galerie de figures féminines telles que Salomé, Dalila, Néfertiti, la reine de Saba, Hélène de Troie ou Marie Madeleine. Ici, Lilith est avant tout réalité livresque ou mieux encore, fait poétique. Elle réconcilie les contraires, ou ce que le manichéisme donne pour tels : « Je suis la vierge Lilith, le visage invisible de la dévergondée, la mère-maîtresse et la femme-homme. Je suis la nuit car je suis le jour, le côté droit car je suis le côté gauche et le Sud car je suis le Nord ». Lilith est ce qu’elle désire, c’est-à-dire qu’elle est son autre, ce à quoi elle aspire dans la propension du désir sauvegardé et institué en mode d’être et de jouissance. Il y a chez Lilith et chez Joumana Haddad (ou tout au moins chez la Lilith de Joumana Haddad) de quoi imaginer une nouvelle éducation sentimentale qui cultiverait le culte de l’insatisfaction, de l’incomplétude, un peu à la manière de ces imperfections que l’art japonais estime indispensable à toute œuvre. C’est seulement à la faveur de cette insatisfaction, qui pour d’aucuns est synonyme de déception, qu’une autre modalité de l’être peut s’affirmer : celle du savoir. Le mot est récurrent sous la plume de Joumana Haddad, poétesse d’une grande culture et véritable polyglotte. Ces références au savoir font penser à l’évocation de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans l’Ancien Testament mais surtout à ce culte de la connaissance qui caractérise le Liban (La Syrie) depuis le XVIe siècle. Lilith en devient le modèle. Elle n’est pas désabusée parce qu’elle n’a pas mésusé de la vie. Elle épouse, elle l’insoumise, les lois de la poésie. Elle se fait l’allégorie des figures poétiques. La voici incarnation du paradoxe, de l’oxymore, de la chose mariée à sa négation. La voici encore quête de l’essence dans ce qu’il m’est arrivé d’appeler « l’autogénitif » du type « malédiction de la malédiction ». Elle est le cantique de tous les cantiques, l’essence du chant. Je cherche à dire qu’elle est l’essence du poème. Imaginez une œuvre qui dévoile, sans la dénuder, sa trame. Telle est l’affaire du poème. Les dits de Lilith émanent d’un constat autoscopique. Face au miroir, elle mesure l’étendue de la distance qui sépare l’homme de l’homme, la femme de la femme et l’homme de la femme. Elle se voit « très morte » et la poétesse de lui redonner vie, dans une entreprise qui entend combler les distances par la vertu de la poésie. C’est une poésie qui enrôle tous les genres : théâtre, prose, poésie rimée. Une poésie totale.
[1] Joumana Haddad : Le Retour de Lilith. (en arabe) Dar An-Nahar. Beyrouth 2004.