Le 8 mai 2009, Ian de Toffoli publie un article dans le d'Lëtzebuerger Land (Luxembourg) où il présente le dernier ouvrage de la grande poétesse José Ensch ainsi que l'essai que je lui ai consacré. Le titre reprend un mot que j'ai eu le plaisir de lui adresser.
« On ne peut parler du poème que poétiquement »
Ian de Toffoli
José Ensch est morte il y a plus d’un an. Mais les hommages, les témoignages d’admiration, les gages d’amitié continuent à se multiplier. Un an après sa mort, la douleur reste inconsolable.En février ont paru Les Façades (éditions Estuaires), un recueil des derniers poèmes de José Ensch, écrits entre septembre 2007 et janvier 2008, et José Ensch : Glossaire d’une œuvre. De l’amande… au vin, un livre qui allie commentaires, interprétations et réflexions poétiques sur l’œuvre de la poétesse luxembourgeoise, écrit par Jalel El Gharbi, professeur à l’Université de Tunis, essayiste qui s’est déjà plus d’une fois intéressé à des textes luxembourgeois, et proche ami de José Ensch.
À la question de sa première rencontre avec la poétesse (c’est par hasard qu’il a lu un de ses poèmes ; il est interpellé ; il lui écrit une lettre, lui faisant part de sa lecture du poème) il répond : « Un jour, nous nous sommes rencontrés chez elle. Et c’est comme si nous nous étions toujours connus. Nous avons parlé de poésie. À un certain moment, le mot ‘silence’ est venu dans la discussion. Nous étions au bord du silence. Cette impression d‘avoir tout dit. Depuis, ce fut une amitié à toute épreuve. »
Son livre, son glossaire, son dictionnaire comme il dit dans l’avant-propos, se veut donc moins une grille de lecture qu’un carnet de notes, accompagnant le texte de la poétesse plus que ne l’expliquant. Bien sûr qu’il s’agit d’analyses et d’interprétations, mais dans cet ouvrage se décèle surtout quelque chose comme une connivence poétique. La méthode est la suivante : chaque entrée (par ordre alphabétique, de la lettre A à la lettre V) est un mot ou une expression tirée d’un texte de José Ensch. Ceux qui connaissent ses poèmes s’attendent à certains mots-clés : bleu, chant d’oiseau, la préposition de, la conjonction et, mer, mort, voici. Ils seront surpris par d’autres entrées : lucioles, palimpsestes, tour magne, vert-de-grisé, viride.
Il est intéressant de voir que l’auteur du glossaire s’est autant passionné pour les grands sujets que José Ensch a travaillés, repris, répétés tout au long de ses recueils (ne dit-on pas que les vrais grands auteurs sont ceux qui ressassent un même sujet dans tous leurs livres ?) que pour les mots et expressions plus rares ou frappantes, archaïsmes, mots composés, échos, résonances et renvois poétiques (à Hugo, à Rimbaud, à Supervielle) que le lecteur n’identifie pas toujours. D’autres entrées auraient pu être ajoutées à la liste : enfant, ciel, etc. On s’imagine aisément la difficulté du choix pris par l’auteur.
La grande force de ce glossaire est la mise en œuvre de l’idée qu’ « on ne peut parler du poème que poétiquement ». José Ensch : Glossaire d’une œuvre. De l’amande… au vin est, sans aucun doute, un travail académique, un ouvrage de critique littéraire.
Jalel El Gharbi rend compte de l’œuvre de José Ensch en se servant de la rhétorique, en expliquant par exemple la prédilection de la poétesse pour les figures du zeugma (contigüité de choses distantes ou hétéroclites), de l’oxymore, de l’hypallage (la qualité d’un objet attribuée à un autre), de l’hendiadyn (figure difficile à décerner qui transforme par exemple un substantif et son épithète et deux substantifs coordonnées ; voir le premier vers de l’Enéide : « Je chante les armes et l’homme qui… »), et autres figures. L’auteur montre comment, chez José Ensch, le mot désigne souvent à la fois son référent et se désigne lui-même en tant que signe. « Dit autrement, écrit Jalel El Gharbi, la pomme – tout comme le pain – se donne à déguster jusque dans sa réalité phonique », et morphologique d’ailleurs, faudrait-il ajouter. Les notes en bas de page, les renvois aux textes et recueils de la poétesse luxembourgeoise ainsi que les renvois aux auteurs qu’elle admire ou cite, sont nombreuses.
Mais « si académique veut dire prosaïque, répond encore Jalel El Gharbi à la question de la langue et du ton très poétique de son glossaire, la recherche ne peut rendre compte du poétique. On ne peut parler du poème que poétiquement ». D’où cette langue très loin de toute austérité académique, parfois légèrement énigmatique elle aussi, comme si elle avait mue au contact avec la poésie de José Ensch, usant de figures elle aussi, comme par exemple l’antimétabole (une inversion de mots) dans cette phrase sur le caractère livresque du monde dans les textes de José Ensch : « Ce qui se trouve affirmé ainsi, c’est l’essence textuelle de la nature, l’essence naturelle de l’écriture. » Le résultat est un ouvrage qui allie poésie et académisme de façon tout à fait remarquable.
Mais n’oublions pas le dernier recueil, posthume, de José Ensch, Les Façades, paru en même temps que le glossaire. Le livre ouvre sur une description de la poétesse, assise dans un jardin, dans le soleil matinal. Lieu de prédilection. On pense aux oiseaux dans ses textes, aux nombreuses évocations du ciel. Et en effet, certains sujets, méditations, thèmes et motifs, reviennent dans ces ultimes poèmes, écrits durant les derniers cinq mois de la vie de la poétesse. Il y a la présence des instruments de musique, cette invitation à une poésie de plus en plus orale, souffle presque, air, mélodie.
Certaines hantises reviennent aussi : souvent les textes apostrophent un enfant inconnu. Plusieurs poèmes sont accompagnés de reproductions de pages manuscrites, petites pages arrachées à des agendas, remplies de ce petit gribouillis qu’est son écriture, avec les habituelles ratures, corrections, traits ou flèches censées lier ou inverser l’ordre des vers.
José Ensch a encouragé l’ouvrage de Jalel El Gharbi. C’est elle qui a proposé l’artiste Iva Mrázková, pour les illustrations du livre. Elle a pu lire certaines des entrées. Le glossaire aura finalement été achevé sans elle. Ainsi de ses derniers poèmes. Ces deux livres sont de très beaux hommages. Le vide que sa voix a laissé en se retirant se ressent tout à coup plus brutalement.
José Ensch, Les Façades, Éditions Estuaires, février 2009, 68 p., ISBN 978-2-9599704-9-8
Jalel El Gharbi, José Ensch : Glossaire d’une œuvre. De l’amande… au vin. Institut Grand-Ducal, Section des Arts et des Lettres, février 2009, 120 p., Conception et réalisation du livre : MediArt, ISBN 2-9599749-9-9
Pour commander le Glossaire :
http://www.mediart.lu/index.php?id=6
3 commentaires:
"Nous étions au bord du silence"... Superbe, c'est toujours le cas en ces pages de réflexion et d'intelligence
@ Stephanie Gaou : Merci.
GROS-OEUVRE D'UN VERS
De l'amante au vin
Et du vin à la menthe
Les mots ne manquent pas
Pour raconter ici-bas
D'étranges fleurs d'abeille
Au sang de sucre doux
Déclinent les élévations
Dans la ferveur d'un sourire
Et des formes pérennes
S'allongent au fil de l'eau
La taille d'un rasoir arc-en-ciel
Et d'une lame de parfum
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