mercredi 10 février 2010

Abdellatif Laâbi, prisonnier numéro 18611


Abdellatif Laâbi, prisonnier numéro 18611
Article de Giulio-Enrico Pisani, publié dans la Zeitung
Ce 12 janvier, Le prisonnier numéro 18611 de Kenitra (1), se voit remettre à Paris le Prix Goncourt de la poésie 2009 pour l’ensemble de son oeuvre. Mais qu’est-ce un Goncourt face à une vie de révolte contre l’injustice et la tyrannie ? Abdellatif Laâbi est né en 1942 à Fès, qu’il appelle « ville-labyrinthe où les enfants se frottent à la vie, cimetières où l’on joue au football pieds nus pour ne pas abîmer ses chaussures », racines qui, par delà toutes ses pérégrinations, resteront toujours les siennes.
Âgé de 14 ans lors de la proclamation de l’indépendance en 1956, il est déjà un écrivain en herbe. Nourri de Dostoïevski, puis, peut-être, d’auteurs marxistes comme Gramsci, il étudie Lettres françaises à l’université de Rabat. De 1968 à 1972, il dirige la revue Souffles avec le concours d’Abraham Serfaty, militant démocrate et opposant à Hassan II, revue à laquelle collaborent divers auteurs de gauche comme Tahar Ben Jelloun. Professeur de français à Rabat, Laâbi milite dans le Parti pour la Libération et le Socialisme (ancien Parti Communiste marocain) puis fonde en 1972 le mouvement clandestin d’extrême gauche « Ila Al Amame ». C’en est trop pour le régime chérifien. Arrêté et torturé, il sera condamné à 10 ans de prison. En fait, son procès n’aura porté que sur ses idées, car sa revue, Souffles, constituera avec sa version arabe, Anfass, l’unique preuve à charge. Libéré après huit ans et demi grâce à la pression internationale, il sortira de Kenitra en 1980.
Après sa libération il essaiera de rester dans son pays bien-aimé ; mais dans l’impossibilité d’y vivre en accord avec ses convictions, il s’exile en France en 1985. Depuis quelques années il a toutefois renoué avec le Maroc dont il apprécie et encourage activement la marche vers le progrès et la démocratie, sans se faire toutefois, je pense, trop d’illusions sur la vitesse de cette évolution. (2) Nommé commandeur dans l’ordre des Arts et Lettres par Jack Lang en juin 1985, il a été élu en 1998 membre de l’Académie Mallarmé, en 2001 membre du conseil d’administration de la Maison des écrivains à Paris et a reçu en mai 2008 le Prix Robert Ganzo de Poésie pour l’ensemble de son oeuvre. Extrêmement prolixe, il a déjà une bonne quarantaine de publications à son actif, ainsi que de très nombreuses traductions et adaptations théâtrales.
Ne connaissant pas la langue arabe dont le rythme est déjà souvent poétique en prose, ni tout ce qu’implique l’interaction du parfait bilinguisme arabe-français, il m’est difficile d’apprécier si Abdellatif Laâbi est plutôt prosateur ou poète. Je dirais poète, mais cette différenciation qu’appelle notre cartésianisme occidental est-elle bien nécessaire ? Pour Abdellatif Laâbi, homme de liaison, l’essentiel n’est pas dans ces distinctions d’ordre littéraire. Dans « Un Continent humain » (1997) il écrit : « Je me sens sur cette charnière de l’être entre vie et mort (j’ai 56 ans), entre un soleil qui se meurt et un autre dont le lever est confisqué, entre deux planètes, deux humanités qui se tournent le dos, deux langues qui se parlent tellement dans ma bouche qu’elles me font bégayer, entre folie d’espoir et retour de bâton du désespoir. Que d’entre ! Mais tout cela donne un être vivant, pas plus. Le fait d’être sur une charnière me rend attirantes toutes les autres et me met sur leur chemin. Car, de par le monde, il n’y a pas que l’Orient et l’Occident. Tant de continents humains manquent à notre plénitude ». (3) Texte entre prose et poésie, un « entre » de plus !
Car Laâbi est aussi et surtout un pont entre deux rives, un passeur de culture. Comme bien d’autres intellectuels, écrivains et poètes du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, il incarne le besoin d’une symbiose d’enracinement local et de soif d’ailleurs, d’amour de tradition et d’impulsion révolutionnaire, de sud et de nord, d’orient et d’occident – l’Occirient de Jalel El Gharbi – il est pont, passerelle, donc poésie. Et ce même Jalel El Gharbi, cet autre pèlerin des deux rives, pour qui le Luxembourg est une (autre) île méditerranéenne, écrit : « La poésie de Laâbi a permis de sortir la poésie maghrébine des poncifs quelque peu folkloriques ou nationalistes dans lesquels elle était enfermée. Laâbi est sans doute le premier, avec Mohammed Dib, à avoir donné à la littérature maghrébine cette dimension ontologique grâce à laquelle elle cesse d’être maghrébine pour devenir poésie (sans aucun autre attribut identitaire). Il ouvre la poésie à d’autres thématiques dans une inspiration qui doit autant à Darwich et Maâri qu’à Baudelaire, Rimbaud, Rilke et Dostoïevski dont il est un fervent lecteur ».
Cependant, la poésie d’Abdellatif Laâbi n’est pas lyrisme gratuit. L’albatros ne se contente pas de faire joli dans le paysage marin, mais vient s’écraser sur le pont du navire. Tout comme Mohammed Dib, Mahmoud Darwich et Tawfik Ziad, Laâbi laboure le terreau de la barbarie contemporaine à la fois à coups de serpe et de roses dont les épines la dénoncent et dont les pétales adressées surtout aux enfants préparent un monde meilleur dont il sait qu’il ne sera pas le sien. N’est-ce pas dans cet esprit que, tout au début de sa détention à Kenitra, il adresse un long poème à son fils Yacine ? En voici un extrait :
« Mon fils aimé / j’ai reçu ta lettre / Tu me dis : / « Je pense à toi / et je te donne ma vie » / sans soupçonner / ce que tu me fais en disant cela / mon coeur fou / ma tête dans les étoiles / et par ce mot de toi / je n’ai plus peine à croire / que la grande Fête arrivera / celle où des enfants comme toi / devenus hommes / marcheront à pas de géant / loin de la misère des bidonvilles / loin de la faim, de l’ignorance et des tristesses… »
Cette poésie et d’autres écrits de prison seront réunis et publiés en 1981 sous le titre « Sous le bâillon le poème » (4), véritable cri de liberté sous régime tyrannique, cri de révolte voilé, bien sûr, pour ne pas prêter flanc aux censeurs ! Il me semble que c’est exactement la signification de ce titre. N’est pas ainsi que la littérature russe du XIXe atteignit sous la dictature tsariste des hauteurs inégalées ? Quant au poème lui-même, comment ne pas rapprocher les mots dits à son fils, enfant symbole de tous les enfants du monde, de ces vers du poète communiste Tawfik Ziad : « Et je donnerai la moitié de ma vie / À celui qui ferait rire un enfant en larmes / Et je donnerai l’autre moitié pour protéger / Une fleur fraîche du péril. » (5)
Me pardonnerez-vous cette diversion, amis lecteurs ? J’y compte ferme et j’espère que ces quelques lignes vous auront permis de découvrir un zeste d’Abdellatif Laâbi, l’un des écrivains marocains majeurs de notre époque, dont il ne vous reste qu’à explorer l’une ou l’autre oeuvre. Parmi ses dernières publications, toutes aux Éditions La Différence, citons en poésie L’automne promet, collection Clepsydre, Paris, 2003 ; Les Fruits du corps, coll. Clepsydre, Paris, 2003 ; Écris la vie, coll. Clepsydre, Paris, 2005 ; et Mon cher double, coll. Clepsydre, Paris, 2007. Des romans aussi : L’Oeil et la Nuit, coll. “Minos”, Paris, 2003 ; Le Chemin des ordalies, coll. “Minos”, Paris, 2003 ; Les Rides du lion, coll. “Minos”, Paris, 2007 ; Le Livre imprévu, récit. coll. “Littérature”, Paris, 2010 ; Tribulations d’un rêveur attitré, Paris, 2008. Voilà qui vous mettra du pain sur la planche. Mais si vous voulez en savoir davantage, n’hésitez pas à visiter sur Internet le site de l’auteur www.laabi.net/ ou l’excellente présentation abrégée sur http://fr.wikipedia. org/wiki/Abdellatif _ Laâbi.
***
1) ville du Maroc où se trouvent une base militaire et un pénitencier de sinistre mémoire. De nombreux livres et d’innombrables articles témoignent que, outre les exécutions capitales, la torture y était à l’époque (années de plomb) monnaie courante, surtout chez les prisonniers politiques. Il est vrai que Laâbi n’aura pas attendu Kenitra pour être torturé.
2) lire notamment sur le site du poète, www.laabi.net/ dans la rubrique “Coups de gueule” son article « Ultra-majoritaire, le camp intégriste ? » (lettre ouverte à l’équipe de Tel Quel, hebdomadaire marocain). ce site présente aussi, outre sa biographie, de nombreux textes, poésies et autres rubriques.
3) www.bibliomonde.com/ .../abdellatif-laabi-88.html
4) texte complet du poème, ainsi que d’autres poèmes sub www.laabi.net/ rubrique Choix de Textes.
5) Tawfik Ziad était maire de Nazareth et membre de la Knesset. Il est mort en1994. Ces vers sont cités sur www.jalelelgharbipoesie.blogspot.com/
Giulio-Enrico Pisani

8 commentaires:

Pier Paolo a dit…

Merci Giulio, de cet aperçu sur cet auteur. En lisant ton texte, je me demandais comment des auteurs aussi importants du Maghreb restent inconnus sur cette rive de la Méditerranée alors que nous connaissons beaucoup plus les auteurs américains qui sont géographiquement plus éloignés de nous. Il faut admettre que l'écart qui nous sépare de l'autre ne se mesure pas en distance géographique ou kilométrique mais en relations et rapports culturels et intellectuels. C'est la relation d'esprit et de coeur que j'établis avec l'autre qui le rend plus proche ou plus loin de moi quand bien même il habiterait seulement la porte d'à-côté. Amitiés.

Pier Paolo a dit…

...quand bien même il habiterait seulement la port d'à-côté ou à l'autre bout de la terre. Enfin, il me semble, car je me rends compte que je ne connais pas d'auteurs australiens ou néo-zélandais.

Jalel El Gharbi a dit…

Il est clair, cher Pier, que la francophonie n'est pas cet espace de résonnance parfaite qu'on imaginait. Cela pourrait peut-être expliquer pourquoi la francophonie est en régression.

giulio a dit…

C'est que la francophonie ne se décrète pas, chers amis. C'est nous qui la faisons, mais il est vrai qu'à long terme...

LE MAMI a dit…

Je me souviens encore des interviews donnés à la presse par Abraham Serfaty après sa libération, d'une photo de lui tenant à peine debout, soutenu par sa femme je crois.
Kenitra, n'est-ce pas là qu'est enterré Jean Genet? N'est-ce pas là qu'un complot de la Garde des Cadets tenta ... N'est-ce près de là que se trouve un grand lac où migrent les oiseaux?
Baltha

Jalel El Gharbi a dit…

@ Baltha : oui, l'Artiste, c'était sa femme Christine Daure Sarfaty, auteur, entre autres, de Tazmamart ouvrage dénonçant le tristement célèbre bagne.
Oui, c'est de la base de Kneitra qu'il y a eu ce coup d'etat avorté.
Genêt n'est-il pas enterré à Larache.

LE MAMI a dit…

Pour Genet, je croyais me souvenir d'être allé sur sa tombe avant de déjeuner à Kenitra. Je ne suis plus très jeune.
Une pierre blanche, son nom simplement écrit, en lettre manuscrites bleues. Je crois.
Amitiés,
Baltha

Jalel El Gharbi a dit…

@ Baltha : je viens de vérifier sur Wikipédia et c'est bien à Larache que Genêt est enterré.
Malheureusement, je ne connais ni Kenitra ni Larache où j'espère pouvoir me rendre un jour.
Amicalement