mercredi 17 novembre 2010

Amraoui par Giulio-Enrico Pisani

Photo empruntée à Helenablue (dans mes liens)
Giulio-Enrico Pisani vient de publier dans le Zeitung vum Lëtzbuerger Vollek ce compte-rendu du recueil de Mokhtar El Amraoui :
Mokhtar El Amraoui : Arpèges sur les ailes de mes ans
221 poèmes d’amour et... une chanson désespérée ?


Fallait-il vraiment que je paraphrase ici le grand Pablo Neruda en présentant Mokhtar El Amraoui ? Et pourquoi pas ? Compte tenu de leurs espaces culturels très différents, leur parenté est indéniable et leurs styles parfois assez proches. Coïncidence, ou influence du vieux poète chilien sur le jeune barde tunisien ? ¿Quién sabe ? Quoiqu’il en soit, chez El Amraoui comme chez Neruda, l’amour est partout, l’espoir fréquent, la colère aussi, le découragement sporadique et, à bien chercher, on leur trouve à tous deux au moins une « canción desesperada ».
Professeur de français à Bizerte, Mokhtar El Amraoui est né en 1955 à Mateur d’un père algérien et d’une mère tunisienne, qui, chacun à sa façon, ont contribué à son épanouissement poétique. (1) La source jaillit vers 1970 ; fille d’Erato, rivière aux flots passionnés, elle s’élança à la fois joyeuse et grondante, ici torrent sans frein, là vortex sans fond. Toute chutes, gerbes d’écume, espoir et clameurs, elle se fraya un passage entre les falaises et à travers les gouffres où Mnémosyne l’attendait pour l’enrichir de l’esprit de ses autres filles : Calliope, Melpomène et Thalie. (2) Adulée, caressée, tourmentée, parfois maltraitée par son chantre durant dix années de maturation, d’engagement et de colère, Erato, la muse des poètes, l’accompagna dès lors, à la fois stimulante et indulgente, au cours de ce qui allait devenir son premier recueil : « Élans d’espoir (1070-1980) ».
Son troisième poème, intitulé, justement, « Espoir », qui en représente le principe, sinon la quintessence, annonce clairement la couleur par « Je me tais, / Vous m’avez bâillonné / Mais l’enfant qui a faim / N’a pas cessé de pleurer... », passe par « L’homme qui combat » et culmine dans « Des chants d’espoir, / Des chansons de victoire. ». À 11.430 Km de là, « Victor Jara », lui, s’est élevé plein ciel sur les ailes de Mokhtar avec les « Oiseaux libres, / Oiseaux fiers du Chili... » auxquels Mokhtar crie : « Volez plus haut que le deuil, / plus loin que les larmes et les tristesses / Car son sang répandu, / Car ses chansons / Sont un bouquet d’espoir, sont un appel au combat ! »
Mais à la montagne avec ses Roncevaux rêvés finissent par succéder plaines et collines, aux cascades les marais, aux lacs sans fond les étangs glauques, aux jeunes roches cristallines les sables mouvants, aux épaisses forêts de trop rares oasis. Le blanc n’est plus tout à fait blanc, ni le noir toujours noir et les falaises usées devenues plages de sable bordant les méandres nonchalants invitent davantage à la réflexion qu’au combat, plutôt à l’amour qu’à la vindicte, à la raison qu’aux impulsions. Le rythme se ralentit, la poésie s’apaise. Mais elle grandit, s’étend sur trois décades et forme un second recueil qui s’intitule « Rayons de lune pour funambule absent (1981-2010) » C’est surtout dans cette deuxième partie, à la fois moins dense et plus apaisée, que la poésie de Mokhtar El Amraoui s’épanouit pour ainsi dire poétiquement. Moins engagée, plus contemplative et jouissive, mais non dépourvue de lucidité et de sens critique, elle cède part de sa fièvre à ce que d’aucuns appellent sagesse et d’autres maturité. Résignation ? Non, sans doute pas, mais découvrant ses limites, le poète tend peut-être vers quelque forme de fatalisme. La lune du funambule absent éclaire désormais surtout l’amour. Erato y triomphe partout, même quand l’amour devient l’Amour ou, le plus souvent, emprunte des sinuosités sous-jacentes. Libérée de combats qu’elle ne peut gagner, la poésie de Mokhtar se livre davantage à son propre épanouissement, à sa poétique, à ses libertés surréalistes et au chant sempervirent de la vie, tout en se permettant quelques mordances et une continuelle partance.
« Je vole, en frémissant, » clame-t-il, page 210, « Les dernières gerbes du soleil. // Derrière la vitre trempée, / Ta main tremble, / En tenant le même verre vide. » Et, douze pages plus loin, « Sans valises, / Sans mémoire, / Il décide de la portée de son clavier / Et ouvre, seul, / Les veines de la ville / Et ses cieux. ». Et plus haut, plus loin encore, au-delà des mille et une nuits, Mokhtar se réjouit que « La rose, jaillie des sables à dos de parfums, / Egaye, sorcière, du sein de la belle captive, la pointe. Son amour au long cours a scellé le destin / De l’amant aux aguets / qui se verse l’incendiaire vin. » Vers somptueux à l’érotisme délicat, que n’eussent renié ni Khayam ni Ronsard !
Certes, aucun poète n’est toujours égal à lui-même et sur 222 poèmes de Hölderlin, Rilke, Apollinaire ou Darwich, il est difficile de trouver 222 chef-d’oeuvres. Peut-être qu’ici, pour les puristes, une sélection plus sévère se fût imposée et une centaine de ses sommets poétiques eussent suffi à assurer le renom de « notre » poète sans risquer de lasser le lecteur. Cependant, le lecteur, eh bien, parlons-en du lecteur, boulimique, curieux, enthousiaste et aventureux, poète lui-même pas sa lecture interactive, autant que l’auteur l’est par l’écriture, ce lecteur donc, refusera ce régime minceur. Et il a bien raison. Car les huit lustres qu’embrasse sa rhapsodie « Arpèges sur les ailes de mes ans » (3), où Mokhtar sous-entend à tout bout de champ (ou chant) ces vers de Neruda : « Je ne suis rien venu résoudre. / Je suis venu ici chanter. / Je suis venu / Afin que tu chantes avec moi. », ces quarante années donc, forment un tout.
Sans être nécessairement un chant général, « Arpèges sur les ailes de mes ans » est la musique d’une vie, et ses deux recueils forment un binôme magnifique : deux orogenèses somptueuses avec leurs sommets, cols, vallées, crêtes, torrents, chutes, forêts, rochers, dryades, naïades, nymphes, tempêtes et étoiles calcinées. Mais ce couple de chaînes enchaînées sans véritable discontinuité au seuil de la 9ème décade du 20ème siècle n’en font en réalité qu’une seule autour d’une fracture/soudure unique aux reflets protéiformes. Et ceux-ci de provoquer de nouvelles diffractions communes à quasiment tous les cheminements poétiques : jeunesse–maturité, protestation–critique, espoir–lassitude, impulsivité–sagesse, amour–mort, sérénité–passion et j’en passe et des meilleurs.
L’une des principales caractéristiques de la poésie de Mokhtar, est que l’interaction auteur–lecteur peut s’y développer et s’y épanouir librement. Ainsi que je l’esquissai plus haut et le formulai dans d’autres articles, l’authentique poésie est telle autant par son écriture que par sa lecture, qui peut même diverger de l’intention de l’auteur. En effet, le vrai poète est celui qui n’impose pas ses choix, n’écrit pas du tout cuit, ne fournit pas du prémâché. Il permet à son lecteur d’appréhender le texte à sa manière, à s’y retrouver, au moins en partie, lui-même, ce dernier pouvant même y introduire des éléments créatifs nouveaux, insoupçonnés : en fait ses propres sentiments et visions. La poésie est un dialogue entre poètes.
Qu’on me permette à présent de conclure en vous recommandant chaleureusement la lecture de ce double recueil d’une grande richesse linguistique – les créations de mots, phrases et tournures y pullulent – et d’une harmonie poétique presque toujours réussie. Mais, de grâce, amis lecteurs, n’essayez pas de le dévorer en quelques heures. Vous passeriez à côté des subtilités qui distinguent les grands crus. Et si de courts poèmes, comme croqués en quelques trait de sanguine, peuvent y être saisis d’un coup d’oeil, d’autres, plus complexes, permettent parfois – n’allons pas jusqu’à dire : exigent – plusieurs combinaisons, recombinaisons et lectures. Ailleurs se forment des micro–romans surréalistes. D’autres pages encore vous nouent la gorge, ne vous bouleversent pas nécessairement, non, mais vous émeuvent à coup sûr. N’hésitez donc pas à ouvrir cette fenêtre sur notre ailleurs profond qu’est « Arpèges sur les ailes de mes ans ». Et, ne craignez rien : non ĕ vietato sporgersi !
***
1) Mokhtar El Amraoui évoque aussi son défunt oncle maternel Belhassen Ben Chaabane, barde et poète, dont la générosité poétique se perdit trop souvent en oralité et en feuillets servant plus tard au fruitier ou à l’épicier. Nombre de ses poèmes ont toutefois échappé à ce dévoiement alimentaire grâce aux journaux de l’époque, à un livre de Mohamed Boudhina et au travail de Habib Ben F’dhila (Belhassen Ben Chaabane : Recueil de poèmes écrits entre 1930 et 1960 - Présentation et établissement de texte par Habib Ben F’dhila, 208 p. – 2001), info. CNCC@ Email.ati.tn
2) Les neuf muses sont, selon la mythologie grecque, les filles de Zeus et de Mnémosyne, déesse de la mémoire. Parmi elles Érato préside à la poésie lyrique, Calliope à l’éloquence, Melpomène à la tragédie, Thalie à la poésie bucolique.
3) Mokhtar El Amraoui : « Arpèges sur les ailes de mes ans » 288 pages, ISBN 978-9973-05-892-8, peut être commandé à Monsieur Noureddine Limam, Librairie Science et Culture, 24 avenue Taïeb Mehiri, Bizerte, 7000 Tunisie. Fax : +216.72431372.
Giulio-Enrico Pisani

12 commentaires:

Michèle a dit…

Bonjour Jalel. Je suis heureuse de votre retour.
J'ai lu cette chronique de Giulio sur le recueil de Mokhtar El Amraoui, chez Helenablue.
Il me reste à me procurer ces "Arpèges sur les ailes de mes ans".

Giulio a dit…

@ Michèle : suis impatiens de savoir ce que vous en pensez.

Jalel El Gharbi a dit…

Bonjour Michèle, je vous remercie infiniment.

gmc a dit…

il faudrait qu'il lise ou écoute redemption song, une chanson de bob marley, peut-être une des plus belles de la pop moderne.

http://www.youtube.com/watch?v=BGVSTsgcCvw

http://www.youtube.com/watch?v=MJHgMD1S0bg

Old pirates, yes, they rob I,
Sold I to the merchant ships.
Minutes after they took I,
From the bottomless pit.
But my hand was made strong,
By the hand of the All Mighty.
We forward in this generation,
Triumphantly.

Won't you help to sing
These songs of freedom ?
'Cause all I ever had,
Redemption songs,
Redemption songs.

Emancipate yourselves from mental slavery,
None but ourselves can free our minds.
Have no fear for atomic energy,
'Cause none of them can stop the time.
How long shall they kill our prophets,
While we stand aside and look?
Some say it's just a part of it,
We've got to fullfil the book.

So won't you help to sing
These songs of freedom?
'Cause all I ever had,
Redemption songs,
Redemption songs,
Redemption songs.
-
/Guitar break/
-
Old pirates, yes, they rob I,
Sold I to the merchant ships.
Minutes after they took I,
From the bottomless pit.
How long shall they kill our prophets,
While we stand aside and look?
Yes, some say it's just a part of it,
We've got to fullfil the book.
So won't you help to sing
These songs of freedom?
'Cause all I ever had,
Redemption songs.
All I ever had,
Redemption songs.
These songs of freedom,
Songs of freedom.

gmc a dit…

PUISQUE L'ON CHANTE

Le hasard seul
Sait pourquoi les hommes
N'en finissent jamais complêtement
Avec l'amour et ses dérivées

Qui fait oblation
Quand le poème surgit
De son berceau enflammé
D'acier et de velours

Quelle nuit se pâme
Quand le ciel la caresse
Dans le sens du chaos
Et des étincelles

Au plutonium enrichi
L'uranium appauvri
Célèbre les vestales
Qui honorent le bal

Mokhtar EL Amraoui a dit…

@Michèle
Merci de vous intéresser à mon recueil et j'attends fébrilement vos réactions.

@ Jalel
Merci beaucoup, très cher frère d'avoir publié ce très bel article de Giulio sur ton blog;mais vous m'honoreriez beaucoup plus , en me faisant part de vos critiques, à propos de mes deux recueils. Je les attends avec une grande soif, d'autant plus qu'elles me seront très utiles pour que je puisse avancer.Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi, en m'incitant à me faire publier!

@gmc
C'est une chanson que j'aime énormément. J'apprécie beaucoup ce souffle libérateur de Bob Marley et il m'est arrivé maintes fois d'entrer en transe avec ses chansons si envoûtantes.
J'ai aussi vraiment apprécié le poème que tu as posté et j'y réponds par l'un de mes poèmes figurant dans mon premier recueil.Je rappelle que dans mes "Arpèges...", il ya deux recueils.


Liberté

Nulle plainte,
Nul regret,
Si c'est pour toi
Que je meurs liberté.
Nul regret,
Nulle plainte,
Tu es le seul chemin du bonheur.
Si l'on meurt pour toi,
La mort n'est plus un malheur
Et tant qu'on vivra par toi,
La vie ne sera plus un leurre.
Liberté
Sans toi, la mort,
Sans toi, la vie
Ne seraient plus qu'erreurs.

gmc a dit…

j'ai écrit ça fin octobre^^ (je suis fainéant et il est tard ^^, j'en écrirai un autre demain)

MISE A SAC

Liberté de palper un sein

En forme de poire

Comme l'intérieur d'une paume



Liberté de goûter

Des arômes peints

Dans un palais ignoré



Liberté de bouger

Sans savoir comment

Et où débute le mouvement



Liberté de sentir

Voire de pressentir

Tout est question de flair



Liberté de mater

Son propre cinéma

Sans séance aux ultraviolets



Liberté de penser

Sans être capable

D'arrêter le pendule



Liberté d'entendre

Quand bon te semble

L'écho de la mer

gmc a dit…

UNLIMITED TRAVEL AGENCY

Nul regret ou plainte
N'apaise le guetteur
Des galaxies en émoi

Posté à l'orée des mondes
Les sentinelles sourient
Sans attendre les conscrits

Au pays des retrouvailles
La gémellité des contraires
Ne connaît de frontière
Que par le biais du savoir

Jalel El Gharbi a dit…

Cher Mokhtar;
Cela viendra,j'espère mais ça ne sera pas des critiques.
Amitiés
Cher GMC,
Je thésaurise :
Au pays des retrouvailles
La gémellité des contraires
Ne connaît de frontière
Que par le biais du savoir

Amicalement

giulio a dit…

Aujourd'hui et demain 20/21 suis au saloln du livre de Walferdange, 5 Km au nord de Luxembourg-ville, les "Walfer Bicherdeeg" (salle 1). GMC? Feuilly? Autres blogueurs géographiquement proches?

gmc a dit…

désolé giulio, délai trop court^^, prévoir une semaine à l'avance (nb: je suis allé à luxembourg jeudi^^)

Giulio a dit…

Pas grave, Gillles-Marie, partie remise. Un peu triste que la dernière fois nous n'ayons pu bavarder un bon coup devant un verre. Es ist noch nicht alller Tage Abend!