mercredi 16 mai 2012

Scherzo historique de Giulio-Enrico Pisani


Luxembourg, 15.1.2004

Scherzo historique de  Giulio-E. Pisani paru dans Kulturissimo du 3.3.2004

Les charmes indiscrets de la mémoire 

Ephémères comme papillons, les échos de Madame Butterfly pâlissaient dans la mémoire auditive du comte Georg au fur et à mesure que ses pas l’éloignaient du Théâtre. Le bel canto ne l’emballait guère. Seul son amour sempervirent pour la princesse Olga lui faisait accepter ces corvées musicales et mondaines.
L’obscurité s’épaississait. Ci et là, le halo lumineux d’une lanterne bravait les ténèbres du Warmer Damm, dont la verdure aristocratiquement cultivée perdait à cette heure tardive la noblesse jardinière de la Kurstadt pour frémir avec un tiers des parcs du monde dans d’inquiétantes pavanes nocturnes. Les jardins devenaient pièges, les buissons coupe-gorge, les arbres guet-apens, les ombres spectres et les rares lumières faux semblants. Mais aucune de ces menaces réelles ou imaginaires ne troublait le comte, dont bien d’autres fantômes hantaient l’histoire et de cruels fantasmes un passé trop récent.
Six années auparavant il avait envoyé au président Laval l’expertise Silberstein certifiant ses droits à la couronne grand-ducale. Luxembourg ! Mais quelle folie l'avait-elle poussé à quêter un trône dont tout faisait craindre qu’il finît broyé entre ses gigantesques voisins ? Lui, le dernier mâle des Nassau, beau-fils d’Alexandre II Romanov et petit-fils du prince des poètes: Alexandre Pouchkine! Quelle humiliation d'avoir été débouté par le parlement en faveur de Marie-Adelheid qui le narguait depuis un an du haut de son Lilliput ! Il dut pourtant sourire en reconnaissant que cette dernière pensée avait un goût de raisins surs.
Il ne pensait pas qu'Olga remarquerait son absence de la loge avant l’entracte. Sa sensiblerie devait être aussi sollicitée par Puccini que son attention par l’incessant papotage de sa cousine Vera, que le prétexte des eaux sauvait du climat délétère de Saint Petersbourg, où Raspoutine engraissait sur la folie d’Alexandra Fedorovna et l’agonie du Tsarevitch Alexis!  Saint Petersbourg, où mijotait la fin du monde… ou, pour le moins, d’un monde!
Il était temps de rebrousser chemin. Un instant, ne retrouvant aucun de ses repères coutumiers, il craignit s’être perdu. Mais une voix de femme, argentine comme la lune qui venait de poindre, glissant comme un rayon le long d’une chanson dont il ne comprenait que des bribes, lui fit penser avoir tourné en rond et se trouver près du théâtre...
«... Du huôs mech un déng Broscht gedréckt, Du hues mat éschter Léftgewalt a welle Bêse méch erstéckt...»[1]
N’était-ce pas du luxembourgeois? Ce langage si proche du franconien de la Moselle? Cette langue qu’il avait espéré faire un jour sienne?  Il en suivit le son, et, après s’être faufilé entre deux charmes, se retrouva sur la Wilhelmstrasse. Une femme lui apparut. Lumineuse, élancée, à la beauté oublieuse des verdeurs post-pubères, elle arpentait l'allée près d'un cabriolet à l'arrêt, le capot ouvert.  Deux hommes confabulaient, penchés sur la mécanique.
«Je regrette, Herr Sanitätsrat, je n’arrive pas à faire démarrer la machine», dit l’un, qui, à en juger de son béret, devait être le chauffeur. «Bon», fit l’autre en se redressant. «Faisons contre mauvais sort bonne figure ! Allez donc chercher un cab, mon brave, et faites venir un mécanicien !»  Puis, s’adressant à la femme qui continuait à chantonner «… Déng Ân hun an der Donkelhêt gebrant e wé Karfonkelstên…»[2]: «A moins que vous ne préfériez  rentrer à pied, très chère.  Mais je crains que nous en ayons pour trois bons quarts d’heure.»
- Permettez-moi de me présenter, lança alors Georg, en avançant d’un pas: - Comte de Merenberg. Puis-je vous offrir mon aide, et vous prier de partager ma loge au théâtre ? Non pour écouter Madame Butterfly, mais pour y attendre, si vous le désirez, votre cab plus confortablement que sur l’avenue. D’autre part, ayant encore deux places disponibles dans ma limousine, je pourrais vous déposer chez vous à la fin de la représentation.
- Doktor Bernard Geiger, à votre service. Vous êtes trop aimable, Monsieur le comte. Mais j’accepte de bon cœur, d’autant plus que mon épouse risque de ne pas trop apprécier le côté sportif de notre mésaventure.
- Madame ne serait-elle pas luxembourgeoise? demanda alors le comte, après avoir effleuré d’un baiser le dos de la main qu’elle lui tendait.
- Ça se voit tant que ça? répliqua-t-elle en souriant.
- Non, mais votre chanson…[3]
- Ah oui, l’interrompit le docteur en riant franchement.- Helen est musicienne, et elle est effectivement luxembourgeoise de naissance. Pire! Depuis trois jours elle essaie de mettre en musique ces drôles de vers. Je n’entends plus que ça.
- Comme c’est charmant, s’exclama le comte.- Je dois reconnaître que mon second contact avec le Luxembourg est infiniment plus sympathique que le premier. Mais peut-être m’y suis-je pris trop tard.
- Ou trop tôt… le matin, suggéra Helen, espiègle.[4]
- Ah, l’amour! persifla le docteur.- Helen est une incurable romantique. Elle voit des romances même au fin fond le plus poussiéreux de la Minette. C’est dans le sud que bat selon elle le cœur du Luxembourg. Au nord, c’est la politique.
- Wo d’Eise wîst als feirégt Îrz hun éch den éschte Krêsch gedun[5] chantonna Helen
- Vous n’allez quand même pas faire une guerre de sécession, au Grand-Duché ? ironisa le comte.
- Ni de sécession, ni de succession, Monsieur le comte, répliqua Helen en rougissant.
- Touché! Celle-là, je ne l’ai pas volée, s’ébaudit le comte.-  Mais venez, mes amis, ne tardons pas trop. Le deuxième acte doit avoir commencé.

*
NB : Si vous ne me croyez pas capable d’entendre le langage des arbres, la rencontre contée ci-dessus restera pour vous, en dépit de la parfaite historicité des personnages, un pur produit de ma fantaisie.  Autant les faits relatés que les dialogues sont donc imaginaires et sans rapport aucun avec ce qui est connu.

Wiesbaden, Am Warmen Damm, 15 janvier 1914 – 15 janvier 2004


[1]  «... Tu m’as serré contre ton sein, Tu m’as étouffé d’authentique violence amoureuse et de baisers sauvages...»
[2]  «... Tes yeux ont flambé dans l’obscurité comme des escarboucles...»

[3]  La version définitive de cette chanson (avec accompagnement au piano) d’Helen Buchholtz  sur des paroles de Siggy fu Letzeburg sera intitulée Séleschmîrz et publiée par l’Éditeur Felix Krein, d’Esch/Alzette.

[4] Trop tôt le matin : jeu de mots se référant au mariage morganatique des parents du comte, Natalija Pouchkina et Nicolas de Nassau, qui renonça au trône du Luxembourg pour épouser la fille d'Alexander Pouchkine.  Le terme «morganatique» vient en effet de l'allemand «Morgengabe», don du matin.
  
[5]  «Où le fer croît comme minerai ardent, j’ai poussé mes premiers cris (pleurs d’enfant)…

2 commentaires:

Halagu a dit…

François Hollande a choisi d'inaugurer hier son mandat par un hommage à Jules Ferry. Ce choix a été largement contesté en raison de la politique coloniale et des théories racistes de ce personnage. Jules Ferry disait, en particulier, que "la colonisation est un droit des "races supérieures" vis-à-vis des "races inférieures". C'était au moment où l'Afrique du Nord passait sous domination française et l'Empire colonial prenait pied sur tous les continents....
Et voilà qu’aujourd’hui tu évoques ici quelques descendants illustres d'Abraham Pétrovitch Hanibal (Alexandre Pouchkine, le Comte de Merenberg)...Sur Wikipédia on lit ceci : ''Hanibal est un prince africain, capturé en 1703 par des esclavagistes et amené à Istanbul, il y est acheté clandestinement par un diplomate russe pour le compte du tsar Pierre le Grand, qui souhaitait faire une expérience - concluante - sur les capacités intellectuelles d'un enfant noir, ou plus généralement, démontrer par la pratique que l'intelligence et les autres qualités humaines ne dépendent en aucune manière de la naissance.'' La suite lui a donné raison et l'histoire continue comme un conte de fée...

giulio a dit…

Histoire de fée en apparence, cher Halagu, car A.P.H., devenu grand chambellan d'Alexandre, se révéla être un bien sinistre personnage d'une grande brutalité.
Lire "Pouchkine" par Henri Troyat et "Le Nègre de Pierre le Grand" par Pouchkine lui-même.

Quant à la success-story en question, l'histoire des anciens régimes est pleine d'esclaves devenus maîtres, empereurs, grands écrivains ou philosophes, etc.

Mais il s'agit plutôt de catapultages du hasard (casus, circonstances, chance, faits sporadiques, etc) que d'ascenseur social.