Dans Eupalinos, Paul Valéry fait dire à Socrate : "Rien ne peut nous séduire, rien nous attirer ; rien ne fait se dresser notre oreille, se fixer notre regard ; rien, par nous, n'est choisi dans la multitude des choses, et ne rend inégale notre âme, qui ne soit, en quelque manière, ou préexistant dans notre être, ou attendu secrètement par notre nature. Tout ce que nous devenons même passagèrement, était préparé. Il y avait en moi un architecte que les circonstances n'ont pas achevé de former."
11 commentaires:
Un des plus grands mystères : notre liberté. Tout est toujours possible. Tout est toujours neuf. Comme un pas sur la neige. Comme le visage d'un enfant nouveau-né...
En lisant cet extrait qui est en même temps l’ultime raisonnement de Valéry dans son Eupalinos, mais aussi un fragment de ce raisonnement foisonnant et complexe qu’il a voulu donner dans ce beau texte, image qui n’est aussi qu’un fragment d’une philosophie aussi compliquée que l’est son personnage Monsieur Teste, cet autre lui-même, je me suis rappelée, avec justesse je l’espère , une très belle image dans la littérature soufie , celle de Simurgh , l’oiseau dans trente oiseaux, de Farid Eddine Attar.
Cette quête de soi entreprise dans d’autres ou l’autre idéal qui demeure l’extrême limite pour s’accomplir, pour aboutir, est ce que j’entrevois dans ce Socrate, considéré par le poète comme la " toute-puissante pensée qui change le poison en un breuvage d’immortalité", mais auquel il manque au moins le trentième oiseau qu’est ici Eupalinos pour devenir Simurgh.
Mais Valéry semble aussi dire dans ce très beau testament qu’il nous lègue que ce n’est pas uniquement par fatalité qu’on ne peut pas tout devenir, mais par obligation et par respect à ce soi qui n’entrevoit le bonheur, le pur bonheur, qu’en le différant. L’être humain qui possède du génie tempère et interrompe la naissance de certaines idées pour que soit ce qui doit l’être car, "la véritable beauté était précisément aussi rare que l’est, entre les hommes, l’homme capable de faire effort contre soi-même, c’est-à-dire de choisir un certain soi-même, et de se l’imposer."
Chères amies, il me semble, quant à moi, que Valery, respectivement Socrate par sa plume, coupe plutôt les ailes au libre arbitre, abandonnant notre être et notre devenir à une architecture pré-écrite, pré-dessinée, où la liberté ne serait qu'illusion.
Or, celle-ci existe et, si elle est pré-orientée, préparée, préfigurée même par TOUT ce qui la précède : la causalité, celle-ci n'est ni fatalité, ni fatum surnaturel, ni providence ou malédiction, ni destin transcendant ni prédestination. À quoi bon? Il est vrai que, ce qui arrive, l’effet, est déterminé par ce qui est arrivé, les causes.
Car dans l'éternel combat qui oppose casualité à causalité seul cette dernière a une tête et une queue, ou, plutôt, une quasi-infinité de têtes et une quasi-infinité de queues.
Et le libre arbitre ? Cerise sur le gâteau, sa décision est, à un moment donné, tout simplement la dernière des causes possibles d’un effet espéré, lui-même en gésine d’une cataracte quasi-infinie d’effets inconnus.
Chut ! Giulio...
Pour Giulio, le fin lecteur :
Pour faire le portrait d'un oiseau
"Peindre d'abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d'utile
pour l'oiseau
placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
se cacher derrière l'arbre
sans rien dire
sans bouger...
Parfois l'oiseau arrive vite
mais il peut aussi bien mettre de longues années
avant de se décider
Ne pas se décourager
attendre
attendre s'il faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l'arrivée de l'oiseau
n'ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l'oiseau arrive
s'il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l'oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l'oiseau
Faire ensuite le portrait de l'arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l'oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l'herbe dans la chaleur de l'été
et puis attendre que l'oiseau se décide à chanter
Si l'oiseau ne chante pas
c'est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s'il chante c'est bon signe
signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
une des plumes de l'oiseau
et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau."
Jacques PREVERT
Pour Jalel : une plume de l'oiseau...
et pour Djawhar : le chant de l'oiseau.
Intransigeant sur cette question de la liberté ? Oui, Valéry l’était plus que tout autre penseur de son temps je pense, mais ce qu’il cherchait à travers cela, ce n’était pas tant limiter la liberté que la faire émouvoir dans un espace de qualité.
Mais je trouve géniale son idée de considérer l’architecture comme la plus parfaite image qui pourrait combler un homme, car il devait, lui l’architecte des géométries langagières les plus subtiles, se la représenter sous toutes les formes de la pensée humaine, mais que seul le langage peut a priori véhiculer vers toutes les formes de sa concrétisation.
Construire est la plus belle et la plus élevée des fonctions que la vie puisse offrir à l’homme semble-t-il nous dire, et bien construire serait l’idéal, car la fin d’un projet (sa réussite ou son échec) dépend de son ébauche.
Je pense à la fin que Valery a plutôt peur du désordre, même s’il blâme aussi de temps en temps l’ordre, car "L'idéal est (aussi) une manière de bouder", mais "Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles." dit-il.
Joyeuses fêtes de fin d’année , cher Giulio, ainsi qu'à vous tous, amis de Jalel, qui débattez de ses posts ici ou ailleurs.
Merci chers amis,
J'ai lu ce passage de Valéry comme preuve de l'impossibilité d'un devenir autre. Depuis quand la littérature a cessé d'être l'histoire d'une métamorphose ? Difficile à dater.
Meilleurs voeux à vous tous.
Amicalement
Merci Christiane. C'est un très bon signe que l'oiseau ait pu chanté et que le tableau soit apparu dans cette fantastique image que vous peignez avec les mots de Prévert. Vous, vous avez toujours été le rossignol qui égayez de votre fort agréable voix -plume cette page.
Très bonnes fêtes de fin d'année.
J'écrivais "Tout est toujours possible" en prolongement de la réponse de Socrate à Phèdre : "Je t'ai dit que je suis né plusieurs, et que je suis mort un seul. L'enfant qui vient est une foule innombrable que la vie réduit assez tôt à un seul individu..."
Dans ce Dialogue des Morts, préface à un recueil d'architecture il y a comme une opposition entre l’œuvre à construire (souvenir de l'architecte Eupalinos) et la difficulté de se connaître. Là Socrate semble ressentir une douleur de ce qu'a été sa propre condition et de ses possibilités inexplorées, celui qu'il aurait voulu être : un homme complet...
Je pense à Pessoa et ses hétéronymes, l'homme aux multiples visages. Libre d'être inachevé, mouvant, plusieurs....
Merci, Djawhar. D'oiseau à oiseau un ciel de mots immense à partager... Douceur pour vous en ces temps à venir... tout neufs !
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