vendredi 21 décembre 2012

Oscar Niemeyer, le poète... Giulio-Enrico Pisani


Giulio-Enrico Pisani, Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek - 19 décembre 2012

Oui, le poète du béton armé!  Et poète au sens le plus large du terme, poète de la vie frémissante, de l’harmonie entre l’homme et de la nature, de la sensualité, de l’anticonformisme, du militantisme communiste, et cela par l’expression artistique des sentiments humains les plus généreux.  Un de plus.  Et l’un des derniers du millénaire.  Et l’un des plus grands parmi les grands poètes du 20ème siècle, qui furent en majorité des communistes, sinon au sens commun du terme, en tout cas par l’engagement de toute une vie de solidarité pugnace avec la classe ouvrière.  Aussi rejoignit-il ce 5 décembre 2012, sans avoir jamais publié le moindre vers, la cohorte des immortels, des inoubliables poètes disparus, dont les «chansons courent encore dans les rues...» et font vibrer la cité des hommes.  On retrouve dans les courbes et les élans de ses bâtisses tout à la fois l’âme et les idéaux de ceux pour qui poésie, beauté, justice, humanité et générosité furent synonymes.  J’appelle Garcia Lorca, Pablo Neruda, Nazim Hikmet, Louis Aragon, Paul Eluard, Eugène Guillevic, Octavio Paz, Nicolas Guillén, Cesare Pavese, Rafaël Alberti, Vítězslav Nezval, Tawfik Ziad et bien d’autres.  C’est leurs espoirs que Niemeyer a concrétisés et leurs flambeaux qu’il a relevés dans ses magnifiques poèmes de béton et de verre.
Certes, sa poésie ne se dit pas, ni se récite; formée à partir de la poésie des femmes et des hommes dont elle s’inspire et à qui elle se destine, elle chante d’elle-même.  Loin de l’orgueil mégalomaniaque des bâtisseurs d’arrogants gratte-ciels et de monuments érigés en l’honneur de leur propre ego ou de quelque dieu chimérique, Niemeyer concevait et bâtissait l’humain.  Il avait fort bien compris que la complexité, aussi bien spirituelle que charnelle de l’homme, ne se contente pas du purement rationnel, de l’angulaire, du linéaire ou du carré.  La ligne droite n’existe pas dans la nature et, lui que l’on a appelé le poète des courbes, affirmait: «... l'angle droit sépare, divise; j'ai toujours aimé les courbes, qui sont l'essence même de la nature environnante (...) Ce n'est pas l'angle qui m'attire, ni la ligne droite, dure, inflexible. Ce qui m'attire, c'est la courbe sensuelle que l'on trouve dans le corps de la femme parfaite»... Façon de parler, bien sûr, tant est-il que la perfection n’existe pas.  Celle-ci n’est chez les esthètes, les artistes et les poètes comme lui, que ce rêve, but ultime, dont on soupçonne qu’on ne l’atteindra jamais, sinon en tant qu’accomplissement de l’incomplétude humaine au sein de la complétude de la nature.  Il arriva certes que les impératifs urbains, les plans d’aménagement ou autres exigences l’obligent à construire droit, mais jamais lorsqu’il eut carte blanche et assez d’espace pour briser les normes établies.

Alger, la salle omnisport. Une des créations de Niemeyer  
Selon cet autre grand bâtisseur qu’est Jean Nouvel, Niemeyer était le Matisse de l’architecture.  Pour sa part, l’architecte déconstructiviste (1) irakobritannique Zaha Hadid, voyait en lui le «virtuose à la sensibilité spatiale qui m'a encouragée sur la voie d'une architecture d'une fluidité totale».  Ce visionnaire, qui bâtit le rêve fou que fut Brasilia, nouvelle capitale au milieu de nulle part, et ne craignit pas de se salir les mains en travaillant avec les ouvriers qui la construisaient, a toujours affirmé avec force son engagement politique pour le parti communiste.  Tout comme son refus de collaborer avec la dictature militaro-bourgeoise brésilienne de 1964-85, son exil en France et sa collaboration avec le PCF dans plusieurs réalisations architecturales en témoignent.  Citons le siège du Parti communiste français, place du Colonel Fabien à Paris (1965-1980), le siège du journal L'Humanité à Saint-Denis (1989), ou encore la Bourse du travail à Bobigny (1976-78).  En 1995, lors d’une visite de l’agence de Niemeyer à Rio, Fidel Castro alla jusqu’à affirmer avec humour, mais de manière non moins sentie: «Il ne reste plus que deux communistes au monde, Oscar et moi».  En 2007, à l’occasion de son centième anniversaire, il reçoit les félicitations de Fidel Castro pour son engagement politique. Une des dernières oeuvres de Niemeyer, située sur la place centrale de l’Université des Sciences informatiques de La Havane, est un monument contre le blocus économique imposé à Cuba. La sculpture, aux formes ovales en acier, orientée vers le ciel, représente un monstre bouche ouverte et face à elle un Cubain brandissant un drapeau.  Une sorte de David face à Goliath, symbolisant la résistance cubaine.  Dans sa lettre de remerciement, Fidel se dit convaincu que ce projet était «un reflet des idées, qu’ensemble, ils partageaient et pour lesquelles ils avaient toujours lutté». (2)
Le 11 avril 2010, la rédaction de Cubadebate reçoit de l’architecte désormais plus que centenaire un télégramme où il exprime son engagement envers la cause de la Révolution cubaine face à la vaste campagne médiatique montée contre l’île par les États-unis et l’Europe. (3)  «Le monde est de plus en plus conscient, mûr et connecté», écrit-il.  «Les mensonges et les agressions, par la parole ou par l’action, ne nous intimident pas. Bien au contraire, nous y puisons des forces rénovées (...) En cinquante années de Révolution, vous avez démontré que la lutte pour la construction d’un monde meilleur rend plus fort, et ceci est commun à tous les hommes de toutes les nationalités (…) Toute tentative de déstabilisation trouvera pour réponse la décision, l’éthique, la bravoure et l’amour avec lesquels Cuba a toujours su transformer les revers en victoires».
Oscar Ribeiro de Almeida de Niemeyer Soares Filho, communément appelé Oscar Niemeyer, est né le 15 décembre 1907 à Rio de Janeiro, dans une famille d'origine juive allemande, portugaise et arabe.  Il étudie l'architecture et le design aux Beaux-arts à Rio, mais se libère très tôt de cet enseignement trop classique et s'intéresse à l'architecture moderne internationale, européenne et nord-américaine.  Ses premiers grands modèles auront été Walter Gropius, Ludwig Mies van der Rohe, Le Corbusier ou Frank Lloyd Wright.  Il fait un stage dans l'agence de l'architecte urbaniste Lucio Costa, carioca comme lui-même et futur auteur du plan pilote de Brasilia.  En 1936, il participe au groupe ayant oeuvré à la conception du nouveau siège du Ministère de l'Éducation et de la Santé à Rio de Janeiro pour le gouvernement de Getúlio Vargas.  En 1952, il travaille avec Le Corbusier sur le projet du siège de l'ONU à New York.  Au cours de ses soixante-dix ans de carrière il a réalisé ou participé à la réalisation de plus de 600 constructions, dont le siège de l'ONU à New York, ou le sambodrome à Rio de Janeiro. 
Mais c'est le président du Brésil, Juscelino Kubitschek qui, voulant remédier au surpeuplement et à la misère des zones côtières par l’ouverture et la viabilisation de leur immense hinterland capable de nourrir des dizaines de millions de bouches, lui permet de réaliser le rêve de tout architecte: son grand oeuvre.  Et ce rêve fou, ce fut la construction d’une ville au milieu de nulle part et à partir de rien: Brasilia, la nouvelle capitale dont il réalisa l’essentiel avec l'urbaniste Lucio Costa et le paysagiste Roberto Burle Marx.  Inauguré en 1960 à plus de 1000 kilomètres de São Paulo et de Rio de Janeiro, le chantier principal allait durer trois ans, mais se poursuivit au-delà de 1964 sous la dictature militaire.(4)  En 1988 Niemeyer reçoit le Prix Pritzker (l’équivalent du Nobel, mais pour l’architecture) et en 2004 le Praemium Imperiale, prix prestigieux attribué par l'Association japonaise des beaux-arts.  En 2007, à l’occasion de son centième anniversaire, il est fait commandeur de la Légion d’honneur, qu’il reçoit des mains de l'ambassadeur de France au Brésil.  Lors de cette cérémonie, Oscar Niemeyer, qui se serait exclamé par ailleurs qu’«Être centenaire, c'est la merde!» a dit de sa nouvelle décoration: «Cette chose de centenaire, je n'y donne pas beaucoup d'importance (...) L'important c'est que nous puissions créer le système où on peut aussi aider les autres.  C'est ça le problème, c'est la lutte politique. C'est faire un monde meilleur, plus fraternel

(1)  Le déconstructivisme est un mouvement artistique architectural contemporain qui s'oppose à la rationalité ordonnée de l'architecture moderne et prône notamment le design non linéaire (abrégé de Wikipedia)
(2)  In www.granma.cu/frances/index.html 13 décembre 2012

(4)  À partir de 1964, la Société de construction d’état Novacap (Nova capital) désormais aux ordres de la junte militaire et en l’absence de Niemeyer (exilé en France), poussa les travaux dans des conditions épouvantables : interdiction des syndicats, journées de travail pouvant atteindre 18 heures, assassinat de manifestants et de syndicalistes. On était loin alors du rêve de Kubitschek, Costa et Niemeyer


4 commentaires:

Brigitte Giraud a dit…

Oscar Niemeyer, un nom à se rappeler. Beau papier de Giulio. Comme toujours.
Belle fête de Noël à toi aussi Jalel !

giulio a dit…

Oui, chère Brigitte, il fait désormais partie des immortels

christiane a dit…

Comme c'est courageux et vital, chers Giulio et Jalel de nous offrir cette beauté comme un contre-pouvoir à la folie cruelle de ce monde. Merci à vous deux. Je vous envoie un éclat d'étoile de ce grand ciel de nuit qui nous enveloppe tous dans sa nacelle d'inconnaissance et d'espérance.

giulio a dit…

Merci pour cet éclat d'étoile, chère Christiane ! Sa lumière, ainsi que que celle que jettent tous nos amis sur le blog de Jalel en font un blanc-bleu pur, qui démultiplie la clarté à travers les brillantes facettes de votre perception.

Bonnes fêtes à vous Christiane !

Bonnes fêtes à tous les passants et amis de ce blog !