Giulio-Enrico Pisani
Lux. 6 décembre 2013
Zeitung vum Lëtzbuerger Vollek
Charles Marx et la révolution tunisienne
ou,
si peuple
veut, peuple peut.
Charles Marx ?
Attention, amis lecteurs, surtout, ne confondez pas avec Karl Marx, le
concepteur du matérialisme historique, cette
conception
matérialiste et socio-économique de l'Histoire. Je parle du Luxembourgeois Charles Marx, né
en 1903 et
décédé, selon la version
officielle,[1] lors d’un accident de
voiture en 1946. Il est bien plus proche
de nous dans le temps, mais aussi des mouvements révolutionnaires appelés «Le
printemps des peuples arabes»[2]. Des peuples?
Mais comment les peuples peuvent-ils réussir à se faire entendre, à
faire valoir leurs droits, à porter à terme une révolution sans qu’elle
dégénère en anarchie, massacres, conflits interethniques ou religieux, ou
qu’elle finisse en queue de poisson? Que
peut la société civile? La solution
globale du problème appartient certes au peuple, aux citoyens. Mais la réponse, la clef de la solution, a été
déjà formulée par Charles Marx, adolescent révolutionnaire, chef des Jeunesses socialistes
puis communistes, futur médecin, fondateur et directeur d’hôpitaux, grand
résistant (1942-45) et ministre de la santé du Luxembourg (1945-46).
Aussi vous proposerai-je de réfléchir ensemble
sur deux phrases qu’il a prononcées il n’y
a pas loin d’un siècle et qui s’appliquent aujourd’hui concrètement, à près de
quinze cent Km d’ici, au fourvoiement et au blocage de la révolution en Tunisie. Constituant une sorte de e = mc2 de la problématique révolutionnaire,
elles auraient pu faire du chemin, les deux phrases qui la forment et que
j’évoquais dans ces colonnes le 5 décembre.
Elles sont restées, hélas, pratiquement ignorées jusqu’à ce que je les
exhume pour les citer dans ma biographie de Charles Marx.1 Cependant,
même restées confidentielles, elles n’ont rien perdu de leur actualité et
pourraient, entendues par l’opposition démocratique tunisienne, porter remède à
la dramatique récupération islamiste de la révolution et à la présente impasse
institutionnelle.
Mais il est temps
de récompenser votre patience en vous révélant cette formule, qui pourrait être
l’un des legs les plus importants de Charles Marx à l’humanité. Je cite: «
Les faits
(historiques) et les hommes sont révolutionnaires, mais les chefs ne le sont pas (a priori). Pour cela, les chefs doivent
descendre parmi les masses et se faire élever par leur caractère
révolutionnaire à elles».
[3] Notez que, contrairement à son éminent
homonyme allemand, Charles Marx n’avait rien d’un philosophe ni d’un
théoricien.
[4] C’était un pur homme d’action, et ses sept premiers
mots –
Les faits et les hommes sont révolutionnaires – le confirment. Mais il ne faut pas en rester là, car c’est l’ensemble
des deux phrases qui forme une règle incontournable d’une grande force
idéologique et révolutionnaire. Le fait
de ne pas avoir pris en compte ce principe fondamental, a sans doute causé
l’échec d’un grand nombre de révolutions.
De la révolution
tunisienne il faut pourtant convenir, en cette fin 2013, qu’elle est la seule
du «printemps arabe» à ne pas encore avoir complètement échoué... Et cela, simplement parce que, après avoir été
la première, elle est encore en pleine gésine et qu’elle a peut-être encore une
chance d’accoucher d’autre chose que d’un monstre ou d’un mort-né. Que reste-t-il en effet de l’immense vague
d’espoir soulevée en 2011 par le Printemps arabe? La r
évolution égyptienne est revenue à la case départ militaire
après la parenthèse des Frères musulmans, en Libye c’est la catastrophe et en
Syrie cent fois pire.
[5] Quant aux contestations et manifestations
populaires au Yémen, au Bahreïn, au Maroc et en Algérie, quand elles n’ont pas
été écrasées, elles ont abouti à des réformettes sans grand intérêt. En Tunisie, par contre, on peut encore
affirmer que tout n’est pas encore perdu.
En quoi le principe
(car c’en est bien un) de Charles Marx s’appliquerait-il aujourd’hui à
la Tunisie et pourrait-il
contribuer à résoudre la profonde crise politique et sociale dans laquelle elle
se débat? Eh bien, cela coule de source. La révolution tunisienne est partie d’un
soulèvement populaire spontané qui a fait tache d’huile. Au suicide du jeune Mohamed Bouazizi et à la
révolte qui s’en suivit à Sidi Bouzid succède Thala et sa violente manifestation
d’étudiants, puis une grève massive des avocats. Les affrontements entre manifestants et
forces de l'ordre à Thala, Kasserine et Regueb sont meurtriers et seront suivis
d’autres suicides, manifestations, affrontements et victimes. À Tunis, les étudiants manifestent en force et
la police anti-émeute assiège l'Université El Manar dans laquelle ils se sont
retranchés par centaines. À
Ettadhamen-Mnihla, dans la banlieue de Tunis, des violents heurts éclatent
entre les forces de l'ordre et les manifestants. Et tout cela vient d’en bas, du peuple, sans
mot d’ordre préalable, sans parti politique, sans autre parti pris que le «dégage!»
lancé à Ben Ali et, surtout, sans moteur extérieur, sans coordinateur, sans
chef.
[6]
Mais cette absence
allait être vite comblée. Ils ne
tardèrent pas à se manifester, les «chefs».
Dès la chute de Ben Ali ils accoururent, en masse, de tous le partis
admis ou clandestins, nouvellement créés ou repentis; ils sortaient des prisons
ouvertes sans trop de discernement, ou revenaient d’un exil forcé ou volontaire. Ce fut une véritable foule qui prit le train révolutionnaire
en marche, voulut profiter de l’aubaine pour revenir aux affaires, se faire une
place au soleil... parmi eux, tout de même quelques personnes bien
intentionnées. Mais de tous ces prétendus
chefs, dont des milliers allaient bientôt se présenter aux premières élections libres
pour une centaine de partis politiques en lice, sans compter les indépendants,
très peu savaient ce qu’est une révolution.
Mis à part les dirigeants du parti islamiste, leur forte organisation
souterraine et leur rêve de califat religieux, quasiment aucun n’était
révolutionnaire. Pratiquement aucun
d’entre eux n’était porteur d’un projet politique, sociétal et économique
global viable. La plupart ne songeaient
qu’à ramasser les cerises tombées de l’arbre que le peuple avait secoué. Trois ans plus tard, ils se les disputent
toujours et encore, les cerises, désormais en train de pourrir au ras des
pâquerettes... comme eux, les soi-disant chefs, en voie de perdre toute
crédibilité, tant soit peu qu’ils ne l’aient jamais eue.
Et autant pour
la première partie de la formule marxienne: «Les faits et les
hommes sont révolutionnaires, mais les chefs ne le sont pas...», qui
correspond exactement à la situation en Tunisie après la révolution
de 2010-2011. Simple constat. Quant à la solution, elle apparaît dans la
seconde partie: «... Pour cela, les
chefs doivent descendre parmi les masses et se faire élever par leur caractère
révolutionnaire à elles.» Je
pense que le terme «... se faire élever...»
ne doit pas être compris dans le sens de regagner en hauteur (celle dont ils seraient
descendus), mais surtout dans l’acception de se faire ressourcer, éduquer,
renforcer, galvaniser par le peuple. Avant
de pouvoir prétendre à jouer un rôle de chef, les personnes qui se destinent à
organiser, entraîner et diriger les masses sans en être immédiatement issues, doivent
replonger parmi elles afin de prendre toute la mesure de leurs frustrations,
souffrances et exigences. Le don et les
qualités du commandement ne suffisent pas; il faut en avoir la capacité,
c'est-à-dire qu’il faut connaître à fond ceux que l’on ambitionne de diriger, en
ayant vécu près d’eux et intégré l’ensemble de leurs problèmes. Ce n’est qu’à ce prix qu’ils peuvent acquérir
la crédibilité et la force de mener à bien leur tâche et de mériter le nom de
chefs.
Mais que faire
si, comme la plupart des chefs de l’opposition démocratique tunisienne, ils ne
veulent ou ne songent même pas à
descendre
parmi les masses, s’ils n’acceptent pas de se soumettre à ce must? Eh bien, même dans ce cas de figure, la
formule de Charles Marx est valable, sauf qu’il faut la retourner à la manière
de
Jean
d’Alembert écrivant à Voltaire «
Puisque
la montagne ne veut pas venir à Mahomet, il faudra (...)
que Mahomet aille trouver la montagne.
[7]»
Ça revient à dire que,
si les chefs ne
veulent pas aller parmi les masses, il faut que les masses aillent trouver
leurs chefs et les ramènent nolens volens à elles. Le soulèvement et la révolte contre un régime
injuste, ainsi que le renversement de la tyrannie, ne sont que la première
étape d’une révolution. La mener à bien
exige une cohérence et des compétences que les masses n’ont pas, mais dont
elles peuvent exiger qu’elles s’appliquent dans la direction qu’elles ont
impulsé en se soulevant.
Ce n’est en effet pas aux chefs de se
donner un peuple selon leurs souhaits, comme voudraient le faire en Tunisie les
dirigeants islamistes du parti Nahdha, mais bien au peuple de se donner les
chefs qui oeuvrent selon ses voeux. Et
si le peuple doit redescendre dans la rue et aller les tirer par la cravate pour
affirmer ses choix, qu’il le fasse! Si peuple veut, peuple peut!
[1] 1. Comme détaillé dans l'ouvrage susmentionné, l'assassinat politique n'est pas
à exclure. Lire sa bio abrégée sub
www.herpet.net/spip.php?page=imprimer&id_article=19
et détaillée dans mon livre «
Charles Marx, Un Héros Luxembourgeois, Vie et
action d'un médecin, patriote, résistant et ministre à Ettelbruck, Luxembourg,
Quillan (Aude) & ailleurs», 250 p, Éditions Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek,
2007
[2] Notamment dans mes articles «Tunisie : Dis-moi, l’intellectuel ! C’est quoi, une révolution?» du 26.1.2011 (mis en ligne sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article4296) et «2011: Le Printemps des Peuples… arabes, Ceux qui vivent, ce sont ceux qui
luttent» du 1.2.2011 (www.zlv.lu/spip/spip.php?article4332).
[3] L’attribution de cette phrase à Charles Marx
tiendrait toutefois davantage du probable que du certain. Mais elle est à 100%
conforme à ce que nous savons de l’homme, et, même si elle était apocryphe, ne
perdrait rien de sa signification et de sa portée.
[4] Le seul ouvrage qu’il ait publié, sa thèse,
traite du traitement post-opératoire de l’estomac (disponible à
la Bibliothèque Nationale
de Luxembourg).
[5] Grâce notamment à l’art des occidentaux,
appris de
la CIA
(dès l’Afghanistan des années soixante-dix et quatre-vingt), de transformer des
contestations socio-économiques locales en mouvements internationaux de
terrorisme djihadiste.
[7] La
phrase complète est : «Puisque la montagne ne veut pas venir à
Mahomet, il faudra donc, mon cher et illustre confrère, que Mahomet aille
trouver la montagne». Lettre de Jean d'Alembert
à Voltaire, 28 juillet 1756. Paul Féval en a
transposé le sens dans son roman "Le bossu", où Lagardère lance au prince de
Gonzague : "Si tu ne viens pas à
Lagardère, Lagardère ira à toi".