samedi 2 août 2014

Giulio-Enrico Pisani : Tunisie : la société civile à l'oeuvre.

Tunisie : La société civile à l'œuvre.

Giulio-Enrico Pisani.  Zeitung vum Lëtzbuerger Vollek

Le 10 juillet écoulé j’évoquais dans ces colonnes les propos du journaliste Habib Trabelsi citant l’avocat Badis Koubakji au sujet de sa création d’une nouvelle association censée intervenir auprès des autorités au nom de la société civile contre certains dangers du terrorisme. «... Les politiciens ont échoué.», affirmait maître Koubakji, président de l’Association de secours aux Tunisiens à l’étranger (présentée comme «un groupe de pression contre le silence des politiciens») et fondateur de l’Observatoire National de la Lutte Contre le Terrorisme et le Crime Organisé. «C’est donc à la société civile de prendre l’initiative...», concluait-il. Il précisait également que «Parmi les propositions de l’Observatoire, figurent notamment la création d’un organe indépendant de renseignement (...) pour (...) la collecte d’informations sur les organisations terroristes et les cellules dormantes, la promotion de la citoyenneté parmi les jeunes générations, la consécration des principes de l’État civil et du respect des institutions et de l’état de droit, la propagation de la culture de la paix, de la justice sociale et de la tolérance religieuse...»
Une nébuleuse associative
Tout un programme, direz-vous, amis lecteurs, peut-être avec une nuance de scepticisme. Et vous n’auriez pas entièrement tort. En effet, mise à part «la collecte d’informations sur les organisations terroristes et les cellules dormantes», il s’agit de buts et principes défendus (du moins officiellement) par des milliers d’associations de tous bords à travers tout le pays. Cela n’en fera donc qu’une de plus. Et pourquoi pas ? Sauf que le contact entre un monde associatif aussi pléthorique, peu encadré et souvent mal réglementé et les autorités passe assez mal. Logique: qui faut-il entendre au sein d’un tel concert... parfois cacophonique? Bon nombre de ces associations ne défendent en fait que des intérêts particularistes ou communautaristes, voire sont, pis encore, les vitrines civiles d’entités politiques dont les arrière-boutiques servent à cultiver la propagande et la récolte de fonds. Effectuer un tri fiable dans cette foire d’empoigne est une gageure. De nombreuses associations soi-disant modérées comme «Article 19» ou «Nous les Peuples» militeraient en effet derrière leur miel droit-de-l’hommiste pour une remise en place traditionnaliste de la femme.
Meriem Ben Lamine (1) confirme dans son article publié par l’Institut Européen de Recherche Medea le 24.7.2013, ce que j’ai souvent affirmé dans ces colonnes. Je parle du sens de la fameuse phrase de Iyadh Ben Achour (2) «La révolution tunisienne est d’abord la révolution de la société civile tunisienne. C’est, par conséquent, la société civile tunisienne qui constitue le meilleur rempart pour la défense de la révolution tunisienne». En effet, face aux dangers les plus graves, les gens peuvent descendre dans la rue afin de faire respecter leurs exigences. C’est bien de cette manière que les femmes tunisiennes sont parvenues à faire inscrire dans la constitution leur égalité avec les hommes (au lieu de la complémentarité prévue). Et c’est encore dans la rue que les Tunisiens ont obtenu la démission du gouvernement islamiste de Nahdha. Mais, à part le fait que de telles mobilisations de masse ne peuvent se réaliser qu’en faveur de causes intéressant de larges couches de population et que les impairs stigmatisés doivent être assez graves pour qu’une forte majorité en craigne les conséquences pour soi-même ou ses proches, leur efficacité est inversement proportionnelle à leur fréquence. Il peut être contreproductif, voire dangereux, d’en abuser.
C’est ici que peut intervenir le monde associatif et agir aussi bien par des observations, rapports, plaintes et placets auprès des autorités avec autant plus de chances de succès que ses démarches sont fondées et que la communication entre civil et officiel est directe, voire  s’appuyant sur des rapports personnels. Un autre chemin est le lobbying, dont on aurait tort de croire qu’il est réservé aux industriels, groupes financiers et multinationales. Pourquoi les ONG s’en priveraient-elles? En fait, même les partis politiques pratiquent le lobbying sans même en avoir conscience, tout simplement en exerçant des pressions tous azimuts en faveur de leurs chapelles, ce qui est encore de la politique, mais officieuse, donc hors parlement ou gouvernement et, souvent, par l’intermédiaire d’associations civiles partisanes. Ainsi que je l’ai fait observer plus haut, il est très difficile de séparer le bon grain de l’ivraie.
Selon l’étude sur les organisations de la société civile en Tunisie, réalisée par la Fondation pour le futur (3), près de 5.000 associations ont vu le jour entre le début de la révolution et fin 2012, date de remise de son rapport. Un an et demi plus tard on en compterait déjà plus de 16.000, dont un grand nombre seraient, selon un correspondant bien informé, justement du type stigmatisé précédemment et (je le cite) «dont les objectifs annoncés ne sont que des masques pour l’arrière-boutique d’un certain nombre de partis». Il y en a heureusement d’autres, qui ne se contentent pas d’affirmer défendre les droits humains, la justice sociale, la liberté d’expression et l’égalité complète entre hommes et femmes, mais qui le font réellement. C’est surtout à elles que je tiens à rendre hommage ici et à attirer votre attention sur leur générosité, leur militantisme et leur manque de moyens, car les autres, les ONG rétrogrades ne manquent ni d’encouragements des prédicateurs salafistes ni d’aide logistique de Nahdha ni de l’argent qui coule dans leurs caisses depuis le Golfe.
En effet, toujours selon la Fondation pour le futur, «... des associations religieuses invitent des prédicateurs (réactionnaires), grâce à des financements étrangers des pays du Golfe (...) D’après une étude réalisée par l’Observatoire Ilef pour la protection du consommateur et des contribuables en Tunisie, «près de la moitié des associations en Tunisie ne se conforment pas aux objectifs proclamés dans leurs statuts et exercent des activités déguisées et complémentaires, voire contraires à leur vocation initiale». Cette étude couvre la période du 14 janvier 2011 à la fin février 2013. «Sur un total de 12.053 ONG, seulement 21% (...) respectent les objectifs prévus dans leurs statuts, tandis que 11% autres exercent une activité politique camouflée en relation directe avec certains partis». L’étude démontre aussi que 19 % des associations caritatives et à caractère religieux exercent des activités différentes de leurs objectifs. Les associations ayant une connotation religieuse travaillent (...) dans les domaines caritatif et humanitaire en utilisant le «sentiment religieux» pour demander de l’argent à la population aisée. Elles distribuent ensuite cet argent à la population pauvre en en profitant pour faire passer des messages politiques ou religieux...» Parmi les associations progressistes majeures, moins dotées que leurs consoeurs islamistes, mais non moins actives, on m’en cite une quinzaine qui feraient un travail remarquable et contribueraient très efficacement à la modernisation et à la défense des droits fondamentaux des citoyens tunisiens. En voici quelques-unes: La Ligue tunisienne des droits de l’homme, L’Association tunisienne des femmes démocrates, La Coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle, La Fondation Chokri Belaid de lutte contre la violence, L’Association tunisienne de lutte contre la torture, L’Association tunisienne des jeunes avocats, Le Syndicat national des journalistes tunisiens, Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, Le Réseau Destourna (précédemment «Manifeste du 20 mars»), L’Association tunisienne des femmes juristes, Le Centre de Carthage pour le développement et l’information, L’Association Equité des anciens militaires, L’Association Chokri Belaid pour l’art et la création et, bien-entendu, l’Observatoire National de la Lutte Contre le Terrorisme et le Crime Organisé, que j’ai présenté en détail dans mon dernier article.
Un militantisme par l’Art
Pour peu qu’on s’en donne la peine, l’on peut cependant aussi trouver une multitude des petites associations, vraiment jaillies de la base populaire et bien plus proches d’elle que les ONG à pignon sur rue, donc mieux en mesure de connaître ses besoins (non seulement matériels), de toucher ses cordes sensibles et de la faire bouger. J’ai toutefois bien du mal en tant que non-arabe et, en outre, éloigné de +/- 1.500 Km, à établir le contact et à dialoguer avec leurs membres. De plus, quoique la grande majorité des Tunisiens se débrouillent tant bien que mal en français, le fait que j’emploie cette langue rappelle à la plupart de ces activistes la position ambiguë de la France au début de la révolution. Parmi eux, trop se souviennent encore des propos de la ministre Michèle Alliot-Marie proposant, le 12 janvier 2011, le savoir-faire français à la police tunisienne (de Ben Ali) pour «régler les situations sécuritaires». Je ne ressens aucune aversion de leur part, mais tout de même un certain a priori de méfiance.
Ces petites cellules agissent souvent très efficacement, la plupart du temps grâce au contact humain direct, dans la rue, sur les lieux de travail ou sur les réseaux sociaux, mais leurs membres s’expriment presque toujours en arabe tunisien, ou, plus rarement, classique. Cela ne me facilite pas le contact, car les traductions en ligne ne sont pas fiables et je ne peux pas mettre mes amis et correspondants tunisiens plus instruits à contribution pour le moindre échange de propos. J’en ai tout de même découvert, parmi ces mini-associations, une fondée par un jeune polyglotte qui, outre l’arabe, parle couramment l’italien et passablement le français. Il s’agit de Forza Tounes, que l’on peut situer dans la gauche modérée, en dépit de son activisme pittoresque et d’un abord plutôt anarchiste-populaire. Faute de moyens, ses membres travaillent exclusivement sur base volontaire, dans la rue et au contact immédiat des gens, par des actions ponctuelles, mais, en dépit de leur côté spectaculaire, sans aucune violence. Aussi, pensé-je vous intéresser, en illustrant cet article avec les liens Internet de quelques actions de ses courageux activistes, filmés en vidéo. (4) Tout autant que le programme de l’association, que je vous présente ci-dessous, je crois qu’elles pourraient servir d’exemple à bien des actions citoyennes sous toutes les latitudes. Je cite son fondateur et président, Souheil Bayoudh : « L’association «Forza Tounes» a été fondée en février 2014. Nos valeurs sont militantisme, laïcité et fraternité. Notre association compte une centaine de membres, notre champ d’action: les quartiers populaires. Nous croyons en l’art comme solution ultime, car l’art est révolution ou il n'est pas. Des artistes sont tout sauf ce qu’on nous présente comme tels. L’artiste doit être contre l’ordre établi par les courants contre-révolutionnaires orchestrés par les cheikhs de l’anti-esthétique qui inondent la Tunisie de leurs pétrodollars afin de créer des espaces où l’ignorance est sacrée et l’humanisme un péché mortel. Dans un tel cadre le citoyen révolutionnaire doit être artiste dans le sens où il doit à chaque moment interroger, déranger et abandonner l’ordre établi par les contre-révolutionnaires, dont les visées sont relayées par les médias et sauvegardées par la machine judiciaire, la police et l’armée. Nos militants s’introduisent dans tout milieu urbain avec leur simple corps comme moyen d’expression, mais sans connaissance académique digne de ce nom. Ils improvisent, et leur corps est le seul instrument de cet art pauvre fait par des pauvres, mais pour tout le monde.» C’est cela qui est, justement, essentiel. Des micro-associations populaires comme Forza Tounes agissent parmi les déshérités, depuis toujours «chasse gardée» des islamistes, terrain que les ONG plus importantes, majoritairement constituées d’intellectuels et de bourgeois bien-pensants, ignorent ou ne touchent que marginalement. Par contre, ces activistes issus du petit peuple et qui ne peuvent pas lui fournir d’aide matérielle, parlent la même langue que lui, participent à ses problèmes, réveillent sa fierté et le poussent à refuser autant l’assistanat «religieux» que les chimères mortifères de l’émigration sauvage. Cela étant dit, je «rends l’antenne» au sympathique représentant de ce monde associatif assez marginal, mais généreux et bouillonnant d’idées, qu’est Souheil Bayoudh, le président de Forza Tounes:
«Le corps de nos militants devient le support d’une peinture improvisée qui, en l’espace de quelques minutes, interrogera des passants que l’on ne connaît pas et que l’on interpellera, pour les retenir le temps d’une réflexion, bouleverser ces équilibres qui alimentent le quotidien, stigmatiser l’anti-esthétisme récurrent, esquisser une alternative (...) Notre projet social est simplement l’esquisse d’une esthétique révolutionnaire digne d’une nation méditerranéenne qui n’a rien à voir avec «l’identité arabe musulmane» qui n’est, elle, qu’un symptôme de notre amnésie civilisationnelle. Il défend une esthétique révolutionnaire pour une nation qui a fait la première révolution numérique et qui est en danger de se voir catapultée au fin fond d’un bas Moyen-âge barbare. Militer et résister par l’art comme seul moyen et avec le corps comme seule arme devient une question de vie ou de mort, car l’art est le meilleur remède contre l’angoisse ultime, contre la mort et contre ces adeptes de l’ignorance cachés derrières leurs barbes et leurs voiles». Certes, même si le programme de «Forza Tounes» ne le précise pas nommément et se contente d’invoquer la laïcité, il est évident qu’elle milite avec véhémence contre les positions défendues par les islamistes en général, mais surtout contre celles des salafistes, wahhabites et consorts. Mais au-delà de la lutte contre l’obscurantisme islamiste qui menace l’âme et l’identité tunisienne, identité qui a su résister à ce jour aux dérives du «printemps arabe», cette petite association fait preuve d’une largeur de vues et d’un universalisme qui la différencie de maintes consoeurs progressistes, mais qui invoquent le nationalisme tunisien. (5) Ce dernier peut, est-il vrai, paraître excusable, justifié, voir nécessaire, dans la situation actuelle d’offensive pan-islamiste tous azimuts. C’est d’ailleurs la voie suivie de manière fort discutable en Algérie et dictatoriale en Égypte.
Mais il est bon et rassurant qu’il y ait parmi les Tunisiens des femmes et des hommes qui luttent en grand nombre contre les ténèbres d’une religion mal comprise. De ceux donc que l’amour de leur pays n’empêche pas d’avoir l’esprit ouvert et pan-méditerranéen comme ces Laurent Mignon, Jalel El Gharbi, Orhan Pamuk, Amin Maalouf et tant d’autres que nous connaissons déjà, pour qui (presque) toute frontière est illégitime et la Méditerranée, le Mare Nostrum, donc notre mer, notre étang à tous. Cependant, ouverture ne signifie pas pour autant un blanc seing à l’émigration sauvage. L’un des aspects les plus originaux de la militance de Forza Tunes, c’est qu’ils luttent contre l’émigration des Tunisiens vers l’Europe et rejoignent ainsi ce que je dénonce depuis longtemps: l’hémorragie des forces vives du sud vers le nord. L’ouverture de ces citoyens tunisiens du monde est donc totale, mais pas nécessairement physique, surtout tant que leur pays a besoin de tous ses enfants pour construire son avenir. Le voyage, il n’y a rien de plus beau et fertile. Mais il doit être joyeux, choisi, productif et non désespéré. Et autant pour Forza Tounes, sa préférence méditerranéenne au sens large du terme, donc mondialiste, ainsi que pour son refus d’une «identité arabe musulmane» telle que prêchée par les Frères musulmans et par Nahdha!
Giulio-Enrico Pisani
*** 1) Meriem Ben Lamine est Enseignante-Chercheure à l’École Supérieure de Commerce de Tunis / Université de la Manouba et diplômée de l’Académie internationale de Droit constitutionnel.
2) Sur Yadh Ben Achour, lire dans Zeitung mes articles «Bien le bonjour de Tunisie (4) Yadh Ben Achour: Révolution et justice sociale» du 19.7.2013 et «Bien le bonjour de Tunisie (5) Yadh Ben Achour : La révolution et la religion» du 20.7.2013.
3) La Fondation pour le Futur est une organisation indépendante, multilatérale et à but non lucratif, dont la création a été annoncée en 2005 dans le cadre du Forum pour le Futur, et formalisée en 2007. La Fondation est dédiée à la promotion de la démocratie, des droits de l’Homme, et de l’Etat de droit. Elle soutient, dans la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) élargie, les initiatives des organisations de la société civile (OSC) engagées dans ces domaines. La Fondation a son siège à Amman, en Jordanie.
4) www.youtube.com/watch ?feature=player_detailpage&v =fs_HkP-Sbj8, www.youtube.com/watch?v=r1QO_SGniD4, http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage& v=7_Z8w-FZVP4
5) Nationalisme tunisien, mais aussi, plus rarement, berbère (amazigh), qui se démarque par un nouvel extrémisme contre la composante arabe de la société tunisienne que d’aucuns, heureusement très minoritaires, assimilent à l’impérialisme spirituel et politique des monarchies arabes du Golfe. C’est, bien sûr, un non-sens, car, en dépit de sa remarquable intelligence politique, la société tunisienne est irréversiblement imprégnée d’une culture arabo-musulmane que l’on peut vouloir moderniser, mais non ignorer ou, pire, combattre.
 Freitag 1. August 2014

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