Giulio-Enrico Pisani
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
Luxembourg, 28.10 .2014
Henri Touitou : un ADN de lumière
Nous revoilà, amis lecteurs, dans
les splendides locaux de la galerie d’art contemporain Maïté... Non, sorry,
j’étais encore sous l’impression de l’extraordinaire exposition de Nadine
Cloos,[1] que
j’y visitai et vous présentai en mai dernier.
Mais une nouvelle page est tournée.
Aujourd’hui la galerie a été complètement rénovée et, par la même
occasion, rebaptisée Galerie Marie-Thérèse Prosperi[2], nom qui, vu ses antécédents, ne tardera sans doute pas à
devenir au Luxembourg synonyme d’expositions d’art de haut niveau. Et cette première expo du peintre Henri
Touitou, intitulée «Promesses de
Lumière», dans la galerie d’art de madame Prosperi, me semble constituer
une excellente prémisse à des lendemains qui (en)chantent.
En fait,
ces lendemains chantent-ils dès à présent et, quoique puisant beaucoup dans
l’hier – le paradoxe n’est qu’apparent – se retrouvent dans l’esprit et les
tableaux lumineux de l’artiste. Sa
peinture acrylique aussi vive que résolue est franchement abstraite. Même si vous pensez y trouver ci ou là quelques
éléments figuratifs, n’hésitez pas à paraphraser une certaine expression
consacrée et à vous dire que toute ressemblance avec des personnes,
objets ou faits réels n’y serait que pure et fortuite coïncidence. «L’abstraction,
tout comme la nature, est riche de tous les possibles», explique Henri
Touitou en réinventant Shakespeare[3] (s’en
doute-t-il?) sur le site de Véronique Chemla[4]. Et il y précise: «La vision globale de la nature, passée au
crible de l’imagination de l’artiste, se trouve sublimée et non plus
assujettie. L’abstraction produit, mais
ne reproduit pas. Elle est une sorte de
rébus figuratif inscrit dans la nature (...) On trouve souvent dans mes tableaux les traces d’un passé
outre-mémoire. Traces comme des signes
gravés sur de vieux murs où se seraient fossilisées des histories de vie. Pour l’artiste, l’enfance est indéniablement
le premier substrat».
Ah, son enfance! Mais aussi tout ce qui suit et en découle! Et le voilà qui ajoute «Je pratique une peinture du non-récit qui dissimulerait, presque malgré
moi, les souvenirs d’un passé, comme dissimulé dans les tréfonds de toutes mes
interrogations, de ma mémoire». Nous
voguons donc avec Henri Touitou dans cette immense zone intermédiaire entre
deux univers, où le peintre, le poète, le compositeur, donc le créateur lato
sensu, essaient de rendre au monde réel et perceptible le magma mnémonique sensoriel,
intellectuel et sentimental dont déborde épisodiquement leur subconscient. Chacun de ses tableaux est un geyser qui jaillit
de ses profondeurs subliminales et que son esprit, sa main, son pinceau,
tentent de capter et de rendre visible sur toile, mais spontanément, sans
domestication académique. Seul son sens
esthétique, sans doute son humeur du moment, mais aussi une dose de hasard,
viennent influer par touches ici légères, là appuyées, sur l’essence brute, irréfléchie,
ressentie, de ses créations.
Je disais les tableaux d’Henri
Touitou lumineux. C’est peu dire. Sa peinture s’éclate et explose sur des arrière-fonds
généralement bleu clair de toutes les nuances pouvant aller du bleu-gris pâle au
bleu-vert intense en passant par l’azur, le bleu ciel, le maya, l’aigue-marine,
le turquoise et j’en passe. Sont-ils de
simples réceptacles ou des parties intégrantes de ses oeuvres, ces
arrière-fonds si caractéristiques? Je
pencherais pour une union des deux, mais à influence variable, ici union libre,
ailleurs mariage étroit. Le fait est,
que les formes (ou non-formes), traits, lignes, coulures, donc autant
d’impulsions et caractères pouvant rappeler quelque écriture automatique
régurgitée du subconscient de l’artiste sur la toile, ne font pas que se
superposer à ce qui est bien plus qu’un simple fond ou background. Ils s’y insèrent, s’y intègrent, voire s’y
superposent les uns aux autres à la manière de palimpsestes et forment des
harmonies aussi uniques et propres à Henri Touitou que l’est son empreinte
génétique, son ADN... Là-dessus, les
facteurs culturels, l’acquis, le consciemment ressenti et voulu viennent
impacter sa peinture en rouge (fort, omniprésent), en noir et en vert (parfois),
en d’autres bleus (ci et là), en jaune et rose (ponctuellement) et, plus
rarement, en brun, à quoi s’ajoutent tous les possibles.
Un mot encore de sa vie, sa prime
jeunesse, son passé, où notre peintre trouve et son moteur créatif et grande
part de son inspiration. Nous apprenons qu’Henri
Touitou est né en 1946 en Algérie, à Biskra, qu’il découvre encore enfant
l’amour des images, puis de la photographie et qu’il arrive en France en
1962. Après des études de photographie à
l’INEP de Marly le Roi, il débute comme photographe expérimental et réalisateur
de deux court-métrages (récompensés par le Centre National du Cinéma). Il s’intéresse également aux vieux murs, aux
affiches déchirées et aux graffitis. Au-delà
du côté contestataire propre à un certain street-art, la symbiose de ces divers
éléments porte par son caractère «palimpsestique» l’expression quasi-cryptée de
messages subliminaux qui appellent à un décodage de leur histoire. On peut imaginer que c’est durant cette
période que se formèrent les prémisses de ce qui deviendra a cours des années
1980 l’«abstraction selon Touitou», seule capable de libérer
visuellement, donc en peinture, le magma sempervirent d’une enfance qui continue
à bouillonner au fond de lui-même.
Notez, que ça ne l’empêchera pas de s’exprimer également dans un livre: «Ce
temps qui me sépare de Biskra»,[5] publié en 2013 aux Éditions d'Écarts, un
récit poétique de son enfance en Algérie, sur son ultérieure perte de repères,
mais aussi sur leur persistance dans son coeur et – nous l’avons vu – dans son
travail créatif.
Mais pour vous, l’amateur, le connaisseur,
visiteur, ou simple curieux (c’est par là que ça commence), à qui l’oeuvre est
destinée, l’essentiel n’est pas tant de savoir comment elle a été engendrée,
mais bien ce qu’elle provoque, suscite, éveille et évoque en vous. Car l’art abstrait est apparenté à la musique
et à la poésie, ce que j’ai essayé d’exprimer dans un petit poème sur la poésie
et que je paraphrase ici en «Qu’en est-il
de l’art / sans le spectateur, / lui, l’artiste, / qui en assure, / abeille
curieuse, gourmande, généreuse, / la pollinisation?»[6]. Tout comme la musique et la poésie, l’art
existe davantage par sa perception que par sa création. À vous de jouer à présent!
[1] «Animali d’artisti». V.
mon article du 15 mai (www.zlv.lu/spip/spip.php?article12013) dans ces colonnes.
[2] Galerie Marie-Thérèse Prosperi (anciennement «Maïté, Galerie d’Art contemporain»), 12 avenue
Marie-Thérèse, Luxembourg ville, expo Henri Touitou jusqu’au 23 novembre, lundi
à vendredi de 9.00 à 19.00 heures, samedi après-midi de 14.00 à 18.00 h et sur
rendez-vous (tel. 27858040.
[3] Dans Hamlet : Il y a plus de
choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre
philosophie.
[5] Cet ouvrage peut également
vu et acheté à la galerie.
[6] Le poème original se lit: «Qu’en est-il de la
poésie / sans le lecteur, / lui, le poète, / qui en assure, / abeille curieuse,
gourmande, généreuse, / la pollinisation?» extrait de mon recueil "La nuit est un autre jour", Edit.
Op der Lay, octobre 2014.
4 commentaires:
Je crois que la peinture a quelque chose de commun avec l'écriture. Lorsqu'on tient pour la première fois le pinceau ou la plume, il est déjà trop tard, le style et la palette sont déjà mis en place, presque définitivement déterminés, structurés. Comme « On est du pays de son enfance », la peinture est une expression qui n'échappe pas à cette règle, elle ne peut échapper à son point d'ancrage. Touitou disait ''L’abstraction produit, mais ne reproduit pas ''. Pas la sienne, elle crée et reproduit. Sa peinture semble reproduire les couleurs et les formes qui ont marqué sa mémoire d'enfant. En disant cela je compare la composition de ses toiles aux façades des maisons arabes et leur peinture à la chaux qui s'écaille par endroits pour laisser apparaître tantôt des strates de différentes couleurs plus ou moins délavées, tantôt des fragments de support, trames de nuances variées. Je pense aussi aux couleurs de ses toiles et au déterminisme probable qui les conduit, ces mêmes couleurs des façades qui ont subjugué en particulier Rilke (lettres de Tunis et de Biskra) ou le peintre Klimt, en Tunisie. Tout cela est bien résumé dans la phrase que tu cites : ''On trouve souvent dans mes tableaux les traces d’un passé outre-mémoire. Traces comme des signes gravés sur de vieux murs où se seraient fossilisées des histories de vie. Pour l’artiste, l’enfance est indéniablement le premier substrat''.
Je suis allé, peut-être au delà de sa vérité ; mais je pense que je n'en suis pas très éloigné.
Ton analyse est bien plus pointue et profonde que ma présentation, cher Halagu. Il est vrai que je n'ai voulu trop creuser, car ne connaissant point l'homme, que je n'ai que brièvement rencontré lors du vernissage, j'ai craint me fourvoyer en me lançant dans une lecture trop précise et dès lors fatalement personnelle de son travail. Mais je pense que ta vision se tient.
Cher Giulio, ton commentaire est bienveillant, c'est dans ta nature, je t'en remercie. J'ai oublié de préciser que j'aime le choix délibéré du peintre de ne pas donner de titres à ses toiles. Il laisse à l'observateur la liberté entière d'interprétation, c'est un signe de modestie et de respect appréciable.
C'est souvent le cas chez les abstraits, cher Halagu, car bien plus encore que dans le figuratif, le peintre n'est auteur que pour moitié dans sa création, l'autre étant le fait du spectateur/amateur. Je suis sûr que cent autres amateurs/spectateurs l'apprécieront de cent autres façons, en en faisant tout autant de créations.
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