Giulio-Enrico Pisani
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
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Lux., 7 octobre 2014
L’atelier dansant de Margot
Reding-Schroeder
Ça ne m’arrive pas tous les jours,
amis lecteurs, de me voir invité dans l’atelier de l’une des plus virtuoses et
émouvantes artistes peintres du pays.
Simple dilettante, je me contente en général de vous présenter quelques
expositions en galerie ou, à la rigueur, au musée, question de vous faire
partager mon amour pour l’art. Appelé
aujourd’hui à approcher au plus près l’ambiance créatrice de l’artiste et à
entendre ses confidences (professionnelles, bien sûr), je m’empresse de vous
les transmettre. J’avais pourtant déjà
rencontré Margot[1] une première fois en mars 2008 dans l’éphémère Galerie Soraya,
rue des Bains, à l’occasion de son expo «Traces–Spuren»
qui m’avait inspiré un premier article que j’intitulai «L’insoutenable légèreté de
l’être...». Et rebelote en mai 2011 à la
galerie Espace 1900, où son «Materia»
apparut dans nos colonnes intitulé «Odyssée
de la terre». Mais ce n’est qu’aujourd’hui,
à l’occasion de cette troisième rencontre, que je réalise à quel point ces deux
titres représentent deux de ses principales facettes créatrices. Il est vrai que dans les deux cas, son
élégante peinture aux graphismes appuyés et aux tons pastel, tout à la fois
sobres et joyeux, me parut au premier abord abstraite.
Et c’est justement grâce à ses
confidences et en refusant pour ma part de m’arrêter aux apparences, ou de me
contenter du coup d’oeil «en passant», que je parvins à soulever une part du
voile qui dissimule au passant pressé l’âme de ses oeuvres. Ancrées ici dans la puissance quasi-immobile
de la terre et ailleurs s’en évadant par le mouvement de la vie, ses créations
– sculptures, peintures, gravures, dessins, etc. – reflètent comme une "janusté"
sans rien de figé, mais dont les deux faces principales varient au gré de
l’humeur et de l’inspiration. En 2011 son
travail me parut tendre davantage vers l’art abstrait, donc, soit né de geysers
subconscients ou mnémoniques, soit résultat de gestes aléatoires ou ordonnés selon
tel ou tel autre critère.
Mais aujourd’hui, si Margot ne renie
point une abstraction qu’une exigence d’esthétisme pur risque de désincarner, elle
me semble vouloir de nouveau et de plus en plus attiger à des pulsions sublimées
dans son amour de la danse. Aussi, les
splendides collections de toiles et de cartons que je pus admirer ce 18
septembre dans son atelier d’Eich, au 17, montée Pilate, me ramenèrent aux
paroles de l’artiste que je lus en 2008, mais qui remontent peut-être à bien
plus loin. Je cite: «Quand je peins, dessine, compose, expérimente avec la matière, inspirée
par la beauté de la nature, la vibration d’une musique, d’un poème, ou encore
fascinée par des mouvements de danses contemporaines, je vis des moments
privilégiés, en dehors du temps...».
Voilà des mots qui illustrent
merveilleusement, et bien mieux que je ne le pourrais, son graphisme pictural
d’une force d’expression poétique étonnante!
C’est ce qui m’amène à une brève digression, afin de bien faire
comprendre la particularité de cette peinture. J’ai déjà répété plus qu’à mon tour le
caractère interactif de l’oeuvre d’art, celle-ci ne le devenant réellement,
bien que parfois différemment, que par l’œil du spectateur. Il s’agit d’un véritable dialogue entre deux
personnes – l’artiste et l’amateur – interdépendantes dans la création. Ceci est également vrai pour ce qui est de
bas-reliefs ou peintures à l’abstraction plus ou moins statique qui sortent des
mains de Margot. Mais les deux acteurs
deviennent trois quand le sujet est actif et devient nolens volens partie
prenante de l’oeuvre. Ici les sujets,
des danseurs, offrent non pas tant leur corps, tel des modèles, mais leurs
mouvements, mimiques, gestes, rythmes et musiques que l’artiste fixe sur papier
ou toile en même temps qu’elle intériorise et mémorise le sentiment qu’ils lui
inspirent. Une troisième dimension
s’ajoute donc aux deux précédentes et accroit d’un facteur nouveau
l’interaction créatrice. L’oeuvre d’art
est dès lors constituée de trois éléments. Ceux-ci sont, 1° l’ensemble chorégraphique des
artistes danseurs, 2° le dessin et/ou la
peinture où spectacle et musique se retrouvent sublimés par la main et l’esprit
du peintre et 3° l’image que perçoit,
intègre, interprète à sa manière et s’approprie le spectateur du tableau.
Même si les figures et les contours
du modèle paraissent peu distincts dans la résultante de chacune de ces triades
interactives et interdépendantes, les créations de Margot sont absolument
figuratives. En effet, loin d’être
approximative comme le suggère parfois le terme «semi-abstrait» dont j’ai
moi-même trop usé dans le passé, cette imago l’est entièrement, figurative, car
elle ne porte pas sur la matière du sujet, mais sur son mouvement et son
expression musicale qui constituent l’essentiel de la représentation. C’est – à titre d’exemple – ce que
recherchaient déjà, sans entièrement y parvenir, car encore trop influencés par
la reproduction académique, le poétique Manet avec ses «Danseuses sur scène» ou, mieux encore et même beaucoup mieux, le
dramatique Turner avec sa «Tempête de
neige».
Dans les figurations de Margot,
tout est mouvement, rythme, musique, c'est-à-dire parfaitement représentatif de
ce qu’habituellement, par facilité intellectuelle, nous ne voyons et percevons
que l’apparence superficielle, le premier degré. Elle nous offre bien plus l’élégance, les
envols, les pirouettes, les entrechats, les embrassements, les affrontements,
les fusions, les contorsions, le rire, la sueur, la souffrance, les élans, les bonds,
les chutes, les arrêts, les reprises, les courses, les passions, les langueurs
et j’en passe. Et elle permet à nos yeux
d’entendre des cris, des plaintes, des susurrements, des rires, des trilles,
des accords, des mélodies, des staccatos, des andante, des appassionato, des
allegros, des forte, fortissimo, adagio, ou autres decrescendo...
Tout cela – mouvement, son, poésie
– et davantage encore, elle le réalise sur papier, carton, toile ou autre
substrat avec ses pinceaux, ses barres d’huile pressée (oil bar), à l’encre de
Chine ou/et à l’acrylique dans une gamme chromatique assez étroite, limitée
grosso modo aux couleurs de la terre. On
la dirait presque désireuse de se faire pardonner par cette dernière son
infidélité (sans doute plus que passagère) en faveur de l’aérien, du sonore, du
vibrant, frémissant, dansant. Aussi,
quelques rares, parfois à peine détectables, clins d’oeil mis à part, ses
scènes dansantes se déroulent toutes dans les ocres, le graphite, le sépia,
l’ardoise, l’anthracite, la terre de Sienne, la terre d’ombre, sur des théâtres
d’ombres aux traits pourtant marqués, puissants du jeu de ses acteurs. Marques du vivant plutôt que de la vie, ces
scènes ne naissent pas, comme les formes de sa série «Traces», du «pinceau du peintre / témoin muet / de nos vies / (qui) en touchant la toile / n’a qu’un
seul espoir / laisser des traces»[2].
Elles n’en sont cette fois pas
simplement des traces. Dans son
évolution, Margot est parvenue à atteindre, à rendre, à offrir au monde la
pérennisation des mouvements qu’elle veut exprimer sans les fixer.
Née le 27 mars 1943 à Luxembourg, Margot
vit et travaille à Lellingen, (près de Wilwerwiltz), au n° 5, Ennescht Duerf,
ainsi qu’à Luxembourg Eich, 17 montée Pilate.
Elle a étudié la composition libre, le nu, le dessin expérimental et les
techniques mixtes notamment à l’Europäische Kunstakademie Trier, à
l’Académie Pro Arte à Prissiano (Italie), ainsi qu’à l’École des Arts et
Métiers à Luxembourg. Ensuite elle
participe à de nombreuses installations et expose ses oeuvres un peu partout au
Grand-duché, mais aussi en Allemagne, en France, en Belgique et en Italie :
à Prissiano, au château de Katzenzungen (Haut Adige), ainsi qu’à Rome. Couronnée en 2001 par le grand prix d’art
contemporain au salon des arts plastiques Minerva à Maizières-les-Metz et en
2008 par le prix international Massenzio Arte de Rome, elle est membre
d’associations d’art, de centres culturels et d’art belges et français et siège
souvent au jury du salon d’art contemporain de Maizières-les-Metz. Mais, comme les Allemands qui disent «Warum in die Ferne schweifen, wenn das Glück
so nah?», c’est à dire «Pourquoi chercher au loin le bonheur tout proche»,
n’attendez pas sa prochaine exposition (notamment cet automne à Strasbourg) et
appelez-la pour une visite de son atelier à Lellingen ou à Luxembourg/Eich.[3]
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