Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, 11 février 2015
Islam, islamisme, islamique, islamiste...
Mosquée Hamouda Pacha. Tunis
En quoi, me demanderez-vous, amis lecteurs, ces vocables peuvent-ils intéresser les habitués d’un quotidien aussi laïque et agnostique que le nôtre? Eh bien, la réponse est simple. Quelque soit notre position fondamentale proche du communisme marxiste, nous respectons toutes les opinions et tenons à l’exactitude des mots qui les désignent. Et ceci est particulièrement important en cette période, où le terrorisme des criminels djihadistes se réclamant de l’islam, place dans une position inconfortable, voire dangereuse, la majorité des musulmans qui, paisibles travailleurs, sont horrifiés par les actes de ces criminels et ne demandent qu’à vivre et laisser vivre en paix.[i] En fait, c’est mon amie en Face Book, la blogueuse Carmen Carmeno, citant ce 5 février dans son «journal» un article qui relate d’atroces méfaits de l’État Islamique (ou Daech), qui a ajouté à ce témoignage d’horreur le commentaire suivant: «De grâce enlevez ce terme «islamique» à cette bande de criminels psychopathes, d'autre part ce n'est pas plus un état que l'utopie des racailles...».
Déjà confronté à cette question de langue française par le passé, j’ai pensé pouvoir lui répondre que «L'adjectif correct s’appliquant à ces criminels est islamiste et non islamique (musulman). Le malentendu proviendrait, à ce que m'ont expliqué des amis arabophones, du fait qu'en arabe il n'y a pas de différence entre islamique (musulman croyant et pratiquant la religion musulmane) et islamiste (musulman intégriste partisan d'un état et d'une gouvernance selon les règles du coran). Ce seraient donc les arabophones eux-mêmes qui entretiendraient involontairement cette équivoque. Faudrait-il donc employer pour les musulmans "normaux" non politisants et non-violents exclusivement le terme إ مسلم et pour les islamistes plutôt إسلامي ? J’ajoute toutefois prudemment: «Merci à mes amis arabophones, qui lisent ce commentaire, de me corriger si nécessaire!» Eh bien, la réaction ne s’est pas fait attendre. Et si, tout aussi prudente que moi, Carmen me répondit: «Je ne me targuerai pas d'avoir eu vent de cette "nuance" de vocabulaire, non négligeable, qui a le mérite de nous éclairer sur ce malentendu... En fait, j'avais simplement partagé la réflexion de l’écrivain et cinéaste mauricien Khal Torabully (autre ami Face-Book)». Dès lors ce dernier jaillit comme le djinn de la lampe (fiat lux!) d’Aladin et, occupant rapidement tout l’espace de cette rubrique du journal de Carmen, nous poussa, elle et moi, à nous faire tout petits. Rien d’étonnant donc, à ce que je cède à présent la parole à
Khal Torabully :
«Merci
Carmen, merci Giulio, sans être spécialiste en la matière, j'ai utilisé le mot
islamisme dans des conférences, afin d’en signaler le risque d'amalgame. Il me semble que c'est un journaliste français
qui a réactivé ce terme lors des guerres «bushiennes». Je n'ai pas son nom. Mais une recherche rapide dans le Larousse
indique que c'est un "synonyme vieilli de l'Islam". Pour sa part Wikipédia
précise: "Le mot islamisme dérive du mot «islam» et du suffixe «-isme» et
qualifie donc «doctrine de l'islam». Le sens politique est cependant plus
récent.
Le terme «islamisme» est de création française et l'usage de ce mot est attesté en français depuis le XVIIIe siècle, où Voltaire l'utilise à la place de «mahométisme» pour signifier «religion des musulmans» (ce qu'on nomme désormais «islam»). On trouve le mot dans cet usage jusqu'à l'époque de la Première Guerre mondiale. Cet usage, qui se développa au cours du XIXe siècle, commença à être concurrencé par le terme «islam» au tout début du XXe siècle, lorsque le développement des études occidentales de l'islam fit la promotion du terme que les musulmans utilisaient eux-mêmes. Le terme «islamisme» avait ainsi complètement disparu de l'Encyclopædia of Islam entamée en 1913 et finalisée en 1938.
Le terme «islamisme» est de création française et l'usage de ce mot est attesté en français depuis le XVIIIe siècle, où Voltaire l'utilise à la place de «mahométisme» pour signifier «religion des musulmans» (ce qu'on nomme désormais «islam»). On trouve le mot dans cet usage jusqu'à l'époque de la Première Guerre mondiale. Cet usage, qui se développa au cours du XIXe siècle, commença à être concurrencé par le terme «islam» au tout début du XXe siècle, lorsque le développement des études occidentales de l'islam fit la promotion du terme que les musulmans utilisaient eux-mêmes. Le terme «islamisme» avait ainsi complètement disparu de l'Encyclopædia of Islam entamée en 1913 et finalisée en 1938.
Le
terme «islamisme» est réapparu en France à la fin des années 1970 pour répondre
à la nécessité de définir les nouveaux courants posant une interprétation
politique et idéologique de l'islam et les différencier de l'islam en tant que
foi. Pour l'islamologue Bruno Étienne, l'acception actuelle du mot, qu'il est
également possible d'appeler «islamisme radical», peut se résumer comme l'«utilisation
politique de thèmes musulmans mobilisés en réaction à l'«occidentalisation»
considérée comme agressive à l’égard de l’identité arabo-musulmane», cette
réaction étant «perçue comme une protestation antimoderne» par ceux qui ne
suivent pas cette idéologie. Par
ailleurs, je lis "Le mot islamisme dérive du mot «islam» et du suffixe
«-isme» et qualifie donc «la doctrine de l'islam». Je lis par ailleurs que les
arabes utilisaient le terme "el moudayinins" pour qualifier les
radicaux. Le terme est un vecteur d'opprobre, d'amalgame, car on ne dit pas un
catholiciste pour un extrémiste catholique ou un judaïste pour un juif orthodoxe.
Il collectivise la faute à toute la communauté musulmane, et il marche si bien,
que lorsque trois voyous et idiots sèment la mort, par effet de contagion
sémantique et éthique, on demande à toute la communauté musulmane de s'en
excuser. Comme si on demandait au Pape de s'excuser des crimes d'Hitler...»
Ceci
étant dit, Khal Torabully n’en reste pas là et mobilise un autre ami en Face
Book, Patrice Barrat, qui a également abordé cette question dans son journal FB
– article «La confiscation d’un "isme"» – et se réfère à son tour au philosophe et
anthropologue tunisien Youssef Seddik.
«Merci à Patrice Barrat pour ces précisions», écrit
donc Khal Torabully et cite son article «Islamisme»:
Patrice Barrat : La confiscation d’un "isme"
«Dans
cette affaire qui dure depuis longtemps maintenant (fin des années 70 et
conflit afghan?) - je parle de cette hostilité sanglante entre un fanatisme
d'une part et non seulement le reste du monde d'autre part mais aussi son
propre monde -, il s’opère au passage quelque chose qu’il va bien falloir
réparer. Parler de christian-isme ou de juda-ïsme,
n’a, en soi, rien de choquant, n'est-ce pas? Et ceci, que l’on soit croyant ou
non. Alors pourquoi permettre, comment a-t-on pu permettre, que les musulmans,
pratiquants ou non, se voient confisquer leur "isme"? Plus
clairement, ou plus politiquement: pourquoi islamisme veut-il désormais pratiquement
dire extrémisme?
Quelqu’un
a-t-il pris cette décision un jour? Sont-ce ces fanatiques eux-mêmes qui,
depuis des décennies, prétendent se rattacher à l’islam? Ou bien ceux qui, en
Occident (les Etats-Unis) ou au Moyen-Orient (Israël ou certains régimes
arabes) ont jugé bon de soutenir telle ou telle branche de ce fanatisme contre
des ennemis parfois porteurs de lumière? Ou encore des penseurs qui, se
réclamant à tue-tête d’autres civilisations, ont préféré rabaisser celle de l’islam?
Ou, pourquoi pas, notre espace public si pressé et si «caricatural», qui aurait
ainsi dérapé? Ou tout cela à la fois? De plus,
avant toute chose, y-a-t'il lieu d'élucider à nouveau cette menaçante question
d’une violence explicite, sans antidote, figurant dans le texte sacré de l’islam
bien plus qu’elle ne le ferait dans d’autres textes sacrés? Peu importe. Les musulmans, les sociétés musulmanes, ou
mixtes d'ailleurs, ont droit à la jouissance paisible de ce vocable qui leur
revient: islamisme. Il faut leur rendre cet
..."isme".»
Cependant, loin de se considérer un spécialiste de la
question, Patrice Barrat ajoute modestement à son texte «La confiscation
d’un "isme"»,
que je vous ai présenté hier, un post scriptum (j’en ai fait deux pour la
clarté), où il en appelle à plus savant que lui et, à fortiori, que moi...
PS : Ce serait déjà un progrès si, à l’instar de certains
auteurs ou journalistes, on ne parlait plus d’islamistes mais seulement de djihadistes,
afin de ne pas confondre l’ensemble des peuples de l’islam avec cette déviance
spectaculaire et peut-être temporaire seulement, comme le démontre l’article,
bien antérieur et plus savant, de Youssef Seddik.
PPS : «Après avoir rédigé ce petit texte intitulé
"La confiscation d'un ..."isme". Pas forcément sûr de moi, j'ai
voulu le valider avec un ami, érudit et auteur de nombreux livres sur l'Islam,
Youssef Seddik. Il l'a fait très gentiment. Mais surtout, il m'a envoyé en
retour un court texte de lui, bien plus étayé. La différence, c'est que Youssef
a écrit ce qui suit en février 2013 et l'avait publié dans le journal Le Temps
en Tunisie.
La chronique de Youssef Seddik : Le mésusage dangereux
« Vous avez dit «islamisme»? Allons donc! Ce vocable d’islamisme devenu concept politique est
particulièrement pervers. Il manipule nos discours et finit par se jouer de nos
têtes et de nos jugements. D’abord, notons un fait essentiel: seule la classe
politique du Maghreb en use allègrement comme s’il allait de soi et comme si la
dynamique conceptuelle de cet usage était réelle et permettait d’exposer un
discours sensé. Comme si ce concept s’opposait radicalement à celui de «modernité»
(hadâtha) et à celui de l’émancipation humaine de l’archaïsme et de
l’obscurantisme. D’ailleurs, une telle dichotomie fait décidément le bonheur
des partisans et militants de l’islam politique chez nous! Ceux-ci en tirent
une fierté théorique telle qu’ils sont innocentés, angélisés auprès du simple
citoyen qui ne voit pas en quoi il n’est pas un «islami». Ici réside la
confusion majeure qui donne le succès facile aux mouvements islamistes aussi
bien en Tunisie qu’ailleurs.
Disons tout d’abord que le mot «islamisme», dans ce sens
idéologique, est relativement récent et ne date que de la seconde moitié du
siècle dernier. Auparavant, islamisme et islam étaient parfaitement synonymes.
En témoigne pour la gouverne des laïcistes cette œuvre d’Auguste Comte,
fondateur du positivisme, qu’il a intitulée «L’islamisme au point de vue social»
(éd. Messein 1911). Pour ceux qui l’ont lu ou le liront il ne s’agit que de la
religion islamique que Comte considère, qui plus est, comme l’accomplissement
positiviste du monothéisme et dont il fait la «religion universelle» par
excellence. Allons plus loin, cette fois-ci à l’adresse de ceux qui fréquentent
le legs des anciens penseurs de l’islam. Le mot «islami» qu’on est obligé de
traduire par «islamiste» n’est attesté dans les écrits de ces penseurs que dans
le célèbre ouvrage d’Abou al-Hassan al-Ach’ari, théoricien de l’écrasante
majorité des musulmans sunnites jusqu’à nos jours. Il a intitulé son ouvrage
décisif, Maqâlât al-islâmiyyîn. Les discours des islamistes ne signalent par ce
vocable islâmiyyîn rien d’autre que les doctes spécialistes des questions liées
à la foi et aux problèmes théologiques. Un peu ce qu’on pourrait aujourd’hui
traduire par «islamologues», avec cette seule nuance que ces islamologues dont
il s’agissait pour al-Ach’arî se reconnaissent de la foi en l’islam.
Islamisme est donc un concept qui nous est à présent
imposé par une volonté extérieure d’aménager dans nos esprits et nos sociétés
un espace de discours et de dialogue seulement polémique. Si tu es «islami»,
l’autre ne l’étant pas, il s’inscrit forcément et implicitement dans l’aire des
ennemis de l’islam, donc parmi tous ceux qu’il faut impitoyablement écarter du
consensus de la nation autour de la foi. Un mésusage du mot «islamisme», une
telle manipulation du discours politique, a été esquivée avec bonheur dans
l’espace politique oriental, Egypte comprise. Dans cette vaste région
importante du monde arabo-islamique jamais on n’use du mot «islami» pour
désigner un courant politique. Que ce soit dans un contexte polémique ou dans
celui de l’exposé politique sérieux, en Egypte et en Orient, seul le mot Ikhwân
(Frères) opère et signifie. Même pour désigner l’individu adepte de certains
courants et obédiences on use dans les discussions et les discours du mot
Frères comme pour dire untel est ikhwân. Ou alors (on le désigne) par le nom
technique de son mouvement: salfi, tahriri, jihadi, etc. Seulement ceux qui
parlent ou écrivent de l’intérieur de leur mouvement ajoutent à ikhwân le
qualificatif de musulman (ikhwân muslimîn).
Il s’agit en un premier temps d’une stratégie langagière
et lexicale, en apparence neutre et «innocente», qui s’installe comme une
évidence dans les esprits avant de procéder à l’habillage démagogique d’une
pauvre politique ultralibérale faisant le jeu à tous les coups de cette
mondialisation que ces groupes et mouvances feignent de combattre par le seul
artifice du langage. Si ce que nous venons de dire est bien compris et s’il
convainc les bonnes volontés qui luttent pour l’établissement d’un Etat
civil et séculier, il devient nécessaire de se dégager de ce piège. Que tel
auteur, tel média ou tel tribun dans un meeting se détourne de cet usage
pernicieux qui fait «leur» jeu du mot «islamiste»! Et que l’on sache que le
citoyen tunisien qui a du mal à percevoir la nuance entre musulman et islamiste
offre volontiers son suffrage à un «islamiste» plutôt qu’à celui ou celle qui
se démarque de cette appellation et crie «fi de ... l’islamisme!» sur tous les
toits et face à tous les micros.»
C’est donc avec ce texte fort pointu du philosophe Youssef Seddik, que s’achèvent les interventions de mon ami Khal Torabully et de Patrice Barrat. Il est vrai qu’elles me laissent quelque peu sur ma faim en ce qui concerne la différence entre les termes islamiste et islamique. Mais, d’autre part, force m’est de reconnaître que, cette distinction ne signifiant rien pour les arabophones, ma question était sans doute mal posée et qu’il faudrait en tout cas éviter l’adjectif islamiste (comme dérivé d’islamisme) dans le sens d’intégriste, voire d’extrémiste ou de djihadiste musulman.
Suis-je cependant parvenu par ces lignes à vous éviter un certain nombre de confusions particulièrement dangereuses aujourd’hui, où de soi-disant athées ou bons chrétiens tendent à fourrer musulmans et terroristes djihadistes de un même sac de facture populiste? Quant à Khal Torabully, Patrice Barrat et Youssef Seddik sont-ils parvenus à éclaircir votre lanterne sur les questions sémantiques et politiques que nous posent dans le langage courant l’emploi de ces dérivés du terme islam: islamisme, islamique, islamiste? Je vous en laisse seuls juges, amis lecteurs.
[i] Et, quelque soit l’horreur
et l’énorme battage médiatique que soulèvent leurs attentats et meurtres
perpétrés en Europe, n’oublions pas que l’ultra-grande majorité des victimes de
Daech et d’autres groupes terroristes sont des musulmans, au Proche- et au
Moyen-Orient, ainsi qu’en Afrique.
1 commentaire:
Non, je n'oublierai pas que les premières victimes (et les plus nombreuses) des psychopathes assassins se sont les musulmans eux-mêmes.
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