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mardi 22 mars 2016
vendredi 18 mars 2016
Paul Badin par Giulio-Enrico Pisani
Paul Badin et sa Loire sauvage
Mon admiration pour Paul Badin ne date pas d’hier. Elle remonte à octobre 2006, après lecture de son recueil bilingue Chantier Mobile / Bewegliche Baustelle, illustré par Gérard Houver, présenté en un même volume avec l’Ulysse vagabond / Unsteter Odysseus d’Alain Jean-André, que m’avaient envoyé les Éditions En Forêt/Verlag im Wald. Aujourd’hui, une fois de plus, je n’ai pas été déçu. Consacré à la Loire, fleuve qui a jalonné et animé toute la vie de Badin et qu’il a aimé de même, c’est au fil de ses flots, par des mots qui tout à la fois explorent et dissimulent son ample quiétude et ses incontinences furieuses, que ce livre laissera au lecteur intrigué, puis charmé, le soin d’y pénétrer. Mais avant de vous dire ma lecture, amis lecteurs, mon ressenti, disons, en guise d’introduction, j’aimerais vous donner à lire quelques lignes de l’écrivain et critique Jean-Paul Gavard-Perret sur cet étonnant petit ouvrage. Je le cite :
« Un monde emboîté dans un autre. Refusant de “n’écrire que sur le pire et déserter le meilleur”, Paul Badin revient à “sa” Loire et termine sa trilogie entamée avec “Loire” (...) et “Loire Lumière” (...) Les poèmes, au cours d’une lente descente du fleuve, rassemblent les paysages et les hommes qui les ont construits... ».
Il est vrai que moi, j’ai plutôt choisi de remonter le fleuve avec la civelle(1)et le reflux marin jusqu’à le voir inonder Nantes, puis – migrateur en goguette – de m’offrir bon nombre de survols et allers-retours. Mais qu’importe ! Personne ne voit une oeuvre d’art de la même manière. Aussi ne puis-je qu’instamment vous recommander de compléter le modeste aperçu du livre que je vous donne dans ces colonnes, en allant lire sur www.lelitteraire.com/ ?p=20084 l’excellent article de Gavard-Perret.
À première vue peu aisée, la poésie de Badin s’éclaircit rapidement et vous fond, après quelques pages, dans l’esprit (et dans la bouche, si vous lisez à voix haute) comme une crème de cassis d’Anjou. Il est vrai que rien ne vous oblige, à le respecter, l’ordre des verres, pardon, des pages. De toute manière, ci et là, dans le désordre, des remontées mnémoniques ou subconscientes du poète peuvent vous troubler, vous désemparer brièvement – l’auteur se donnant de l’air – et avoir l’air d’une certaine abstraction. Pure apparence ! Après lecture d’un poème entier, d’une page, ou de la vague sur laquelle deux ou trois pages se chevauchent, le figuratif reprend ses droits, tel un fragment de Turner, Monet, ou Van Gogh, retrouvant sa raison aux yeux du spectateur qui consent à détacher son bout de nez du tableau.
La poésie de Badin est aussi parsemée de passages allégoriques ou d’allusions culturelles, comme dans « Elle / fêlure noire à contre jour / Longue anguille du milieu / entre langue d’oeil et langue d’oc... ». Elle peut aussi invoquer des références historiques et géographiques : « ... et elle qui flue(2) / indécente / toutes nageoires dehors / conflue / gonfle l’océan / parfois inonde / les maisons du monde /// Nantes ainsi noyée, vingt et deux pieds sous l’eau / pont Pirmil emporté(3) / l’an de grâce mille sept cent dix / témoignent les grimoires ». De même sait-elle se parer, sans séparer nettement les genres, d’évocations botaniques, zoologiques, maritimes, ainsi que, toujours et encore, fluviales. Plutôt mentor que cicérone, le poète vous permet d’y entrer de plain pied, dans la Loire. Il vous fait vivre ses colères, craindre ses arythmies fantasques, respirer au rythme de ses flux et reflux, craindre de vous noyer dans ses « Tempêtes / sarcasmes et tourbillons (...) comme on se noie / aux déversoirs sans fin / quand les vagues océanes / remontent / l’écume aux lèvres / les terrasses du fleuve ».
Cependant, l’amour, la crainte et le respect n’excluent nullement ce zeste de moquerie qui permet à l’écrivain et particulièrement au poète, de ne pas prendre son faire – après tout un simple rendu... – trop au sérieux. Aussi n’hésite-t-il pas à nous offrir à l’occasion une « Loire espiègle / à disséminer / ses îlots plats / en brochette gourmande / pour bottes de sept lieues ». Et que dire, quand, un soupçon de politique en plus, il suggère de « Boire le calice / jusqu’à la lie / Hallali piètre figure / de forêts réservées / au bon plaisir des princes / et autres grands de se monde / Bêtes à bois / prudence aux abois ! ». Quant aux amusantes homophonies (à la lie / Hallali et ... à bois / ... abois)(4), le poète ne semble-t-il pas se moquer par son « (fait) piètre figure » tout autant du clinquant des chasses seigneuriales que de ses propres jeux de mots(5) ? Puis, après nous avoir conduits le long de « sa » Loire sauvage, comme Tensing Norgay guida Edmund Hillary par « ses » sauvages sommets, l’auteur prend de la hauteur et conclut, page quatre-vingt-dix, par « Tant de silences glanés / avant qu’émerge / Loire / mon nom de paix / sur l’hystérie du monde... ».
Né en 1943 en Anjou, où il réside, Paul Badin a été professeur de lettres, coordonnateur académique poésie-écriture à la mission d’action culturelle du rectorat de Nantes, responsable de la saison poétique d’Angers (Le chant des mots, dont il a été président fondateur), est directeur de publication de la revue de poésie N4728. En 1970, il découvre la poésie de René Char, qu’il rencontre en 1978 à l’Isle sur la Sorgue. Une amitié naît. La poésie de Badin s’en trouve-t-elle libérée ? C’est en tout cas en 1979 que Badin publie Repères, son premier recueil. Depuis, ses créations se suivent à une cadence vertigineuse, sans jamais se ressembler. À Repères ont succédé des dizaines d’autres ouvrages, ainsi que de d’innombrables publications mineures...
Écrivain fortement enraciné dans son Anjou natal et dans le Pays de Loire, Paul Badin n’a pourtant rien d’un régionaliste, et l’ensemble de son oeuvre en témoigne. Son écriture est tout à la fois élégante, puissante et généreuse. Le bucolique, la nature, ici brumeuse là tourmentée, ailleurs rieuse, voire câline, peuvent céder parfois, tout comme la Loire, à la violence. Mais aujourd’hui j’ai comme l’impression que, tout en sachant rester critique et même caustique, l’auteur, aspire à l’apaisement. Les liens de son triple mariage avec l’Anjou, la Loire et la Poésie auraient-ils perdu, non de leur force – loin de là ! –, mais peut-être une certaine âpreté passionnelle en faveur d’un bouquet nouveau ? À découvrir, sans faute !(6)
Giulio-Enrico Pisani
* * *
1) civelle : alevin de l’anguille européenne. La larve de l’anguille quitte la Mer des Sargasses pour rejoindre les eaux continentales où elle devient alevin puis anguille adulte (extr. de Wikipedia).
2) fluer = couler, s’écouler
3) Le pont de Pirmil est un pont de Nantes, qui relie l’île de Nantes au quartier Nantes Sud en franchissant le bras de la Loire appelé « bras de Pirmil ». Depuis sa première construction (rudimentaire) au IXème siècle et fut détruit au moins une vingtaine de fois. Sera également sinistré par la crue de 1710/11 et reconstruit en 1711. (extr. de Wikipedia)
4) Les soulignements sont de moi et ne veulent que faciliter la compréhension du commentaire, qui ne porte toutefois pas, faute d’espace rédactionnel, sur les riches polysémies de certains mots, comme « bois », « abois » ou tant d’autres.
5) Et il y en a bien d’avantage. Au plaisir de les trouver...
6) Paul Badin, Loire sauvage, 95 pages, illustration de couverture par Martin Miguel (tous droits réservés), Éditions Poiêtês 2015/2016, à commander sur la page www.poesie-web.eu (cliquer en haut à droite sur Éditions Poiêtês) ; e-mail : contact@poesie-web.eu
Zeitung Vum Lëtzebuerger Vollek jeudi 17 mars 2016
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