Ouled Ahmed : Poèmes choisis,
ou le chant d’une révolution inachevée...
Il y a environ neuf mois je fis la connaissance sur Internet de l’extraordinaire poète tunisien Mohamed al-Sghaier Ouled Ahmed (1), que je vous présentai dans ces colonnes le 30 juillet 2015 sous le titre « Ouled Ahmed, poète et... « mauvais garçon » » (2). Étant donné qu’il publiait exclusivement en arabe, j’eus bien du mal à pénétrer tant soit peu, grâce aux trop rares traductions, les arcanes et la beauté de sa poésie, une poésie qui fait de lui l’un des plus grands et des plus populaires des poètes tunisiens contemporains, ainsi que le digne héritier de l’immortel Abou el Kacem Chebbi (3). Et cette quasi-compréhension, ainsi que la transmission que je pus essayer de vous en faire, je la dois essentiellement aux illustres traducteurs (voire amis) Tahar Bekri, Ahmed Amri et, surtout, Jalel El Gharbi(4).
Mais, ainsi que je le fis remarquer précédemment, le fait de s’exprimer et d’être édité quasi-exclusivement en arabe, limite énormément le champ de sa renommée dans le monde occidental. C’est d’ailleurs le cas chez beaucoup d’autres remarquables poètes arabophones dont vous chercherez en vain les ouvrages sur les étalages de votre librairie, amis lecteurs. Quel ne fut dès lors mon bonheur d’apprendre qu’un choix de ses poèmes venait d’être édité dans un splendide livre d’art trilingue (français, anglais, arabe)(5) brillamment illustré par d’exceptionnels artistes peintres, dessinateurs, calligraphes et sculpteurs !? Leurs noms : Nja Mahdaoui, Mouna Zmerli, Noureddine Ouni, Faouzi Mouaouia, Mohamed Bouaziz, Fatma Ben Slama, Noura Khelil, Tarek Abid, Fatma Kamoun, Nahia Dkhili, Olfa Jomaa, Dalel Jenhani, Malek Saadallah, Majed Zalila, Rachida Amara, Ferdaws Brinsi, Amel Ben Hassine. Quant aux traducteurs, c’est le gratin de l’art qui est venu honorer ce splendide recueil ; je citerai Raja Chebbi, Tahar Bekri et Faiza Messaoudi pour la version française, que je présente ici.
Les premiers vers d’Ouled Ahmed dans Le poème du papillon s’ouvrent sur ce « ... mardi 28 décembre 2010, (à) l’hôpital des grands brûlés (6) (où) le président de la république tunisienne rend visite au jeune Mohamed Bouazizi qui s’est immolé par le feu dans sa région natale de Sidi Bouzid, en protestant contre le chômage ». Le poète les imagine sourdre des lèvres brûlées du jeune martyr s’adressant à Ben Ali : « Tu me fixais de tes grands yeux / En regardant la cendre / Et je mourais à petit feu / Sans pouvoir me défendre / Noire comme tes beaux souliers / Par le feu humiliée / Frère / Je suis la Tunisie / Cramée, inoffensive / Brûlée écorchée vive... » Dans sa 2ème partie, Le poème du papillon évoque aussi cet autre mardi, 4 janvier 2011, avant de conclure avec le 14 janvier, jour « officiel » de la révolution, le dictateur s’apprêtant à s’enfuir...
Suit, page 17, une longue Litanie, où le poète s’adresse à un dieu tout-puissant dont tant la divinité que la toute-puissance se voient défiées par d’impossibles exigences : « Dieu tout puissant / Protégez-moi des miens / Ils vendent du mauvais vin / et violent sans vergogne / Les nuits innocentes / Des ivrognes (...) Et je vous prie d’effacer / les points sur les « i » / Faites des saisons sombres / Et des rapaces sans nombre (...) Vous avez raison / Les rois et les présidents / Saccagent / Les villages // Alors / Je vous implore / Encore / Saccagez leurs palais /Afin que les villages / S’épanouissent en paix... ». Mais c’est page 20, où Tahar Bekri prend la relève de Raja Chebbi en traduisant « Je n’ai pas de problème », que le poète semble reprendre au nom de son peuple du poil de la bête avec un génie qui n’est pas sans rappeler l’ironie de François Villon et l’esprit d’Omar Khayyâm (7) : « ... Jamais / Je n’ai de problème / Après dix bouteilles vertes / Dont je ferai les bases de ma cité parfaite / Et nommerai mon commensal à sa tête / Puis ma poésie dictera sa loi / Je ramènerai les soldats à leur devoir sentimental / Et m’en irai / À mon verre oublié // Je n’ai pas de problème // Quand je serai mort / Seuls auront marché derrière moi ma plume / Mes chaussures / et le rêve des bourreaux... »
Mais c’est dans La réplique conditionnelle, que Raja Chebbi rend tout le patriotisme et l’espoir qui élève Ouled Ahmed, au-delà de l’anarchisme du « mauvais garçon », au rôle de poète de proue de la liberté et du nationalisme tunisiens incarnés jadis par Abou el Kacem Chebbi. C’est également ici qu’il dévoile son aversion radicale des islamistes qui essaient de précipiter le pays dans un obscurantisme moyenâgeux. « Peuple, » crie-t-il « Si tu es suprême.../Grandiose et génial / vote pour toi-même / dans le moment crucial // Si tu convoites la soumission / L’humiliation / Que tu rétrogrades / Décade après décade / Alors prépare ta nation au fiasco / Au KO / à l’Estocade // Si ton honneur se borne / à ta barbe et à sa forme / sois bouc ou capricorne / Et commande un troupeau / Uniforme... ». Par quoi il exprime une fois de plus son opposition à toute participation religieuse à la vie civile ou politique.
Il s’en explique d’ailleurs dans son interview du 22 février à « La Presse de Tunisie », où il attaque l’islamisme prétendument modéré sponsorisé par les monarchies du Golfe et les USA. Je cite : « Les islamistes n’ont pas de programme politique ; ils ont un programme moral qui ne peut pas faire avancer les choses ; ils ont aussi subtilisé l’argent public. Il ne faut pas oublier que ce programme islamiste à été lancé par les États-Unis (...) En fait je pense que depuis la « troïka » (8) la Tunisie est gouvernée par l’ambassadeur des Etats unis en Tunisie. C’est normal puisque pour sortir de ce piège les États-Unis doivent trouver un modèle réussi de cet islam politique et c’est justement la Tunisie qui constitue une sorte de laboratoire. Heureusement qu’on a des jeunes et des moins jeunes qui sont conscients de cela ! De toute façon (...) nous ne devons reculer ne serait-ce d’une once sur nos libertés... ».
Et à la question du journaliste (que se posent toujours plus de Tunisiens) : « Vous n’êtes pas déçu de la révolution ? » il répond, contrairement à ce que mériteraient aujourd’hui les ineptes et inaptes qui affichent de diriger le pays : « Non je ne suis pas déçu de la révolution et je considère qu’elle est encore en marche (...) Pour moi la révolution à commencé le 17 décembre (2010) et elle n’est pas encore finie, d’autant plus que les facteurs qui l’ont déclenchée, « emploi, dignité et liberté », sont encore très vifs... ». Ceci dit, Ouled Ahmed n’a encore rien dit, et je ne saurais trop vous recommander, en attendant de saisir l’âme du poète entre les pages de son recueil, de comprendre la raison du patriote en lisant déjà cette interview en entier sur www.lapresse.tn/11012016/108890/la-voix-de-la-revolution.html.
Quant à l’extraordinaire personnage lui-même, j’ai essayé de le cerner de mon mieux dans mon précédent article. Aussi me contenterai-je de vous rappeler ici que, autodidacte, Ouled Ahmed est né en 1955 à Sidi Bouzid, travailla d’abord comme animateur culturel, milita contre la dictature et l’extrémisme religieux et fut poursuivi pour ses idées. Chômeur de 1987 à 91, il publia un premier recueil en 1984, interdit de diffusion jusqu’en 1988. Mais le régime Ben Ali ne le ménage pas non plus et il doit s’exiler en France. Dans les années 90 à Paris, il rêve de créer une maison de la poésie en Tunisie et ne cessera de travailler depuis pour la réalisation de ce projet. En 1992, il refuse une décoration nationale d’art et de culture. En 1993, sa détermination aboutit enfin à l’inauguration à Tunis de la Maison de la poésie. Marquée par les années noires de la Tunisie, sa poésie a longtemps dit le désenchantement, les peines et l’esprit de liberté et de révolte de toute une génération. Mais aujourd’hui, c’est l’espoir qui rayonne à travers les Poèmes choisis de ce splendide album.
Giulio-Enrico Pisani
* * *
1) Son prénom est Mohamed al-Sghaier (Mohamed le jeune). On ajoute cette précision, car son père ou son frère aîné devaient aussi s’appeler Mohamed. Ouled Ahmed est le nom de famille (type de nom rare en Tunisie, il se réfère au nom d’un grand-père, patriarche d’une tribu (Ouled = enfants d’) Ahmed. En Tunisie on l’appelle couramment Ouled Ahmed ; on omet Mohamed al-Sghaier (Jalel El Gharbi)
2) mis en ligne sub www.zlv.lu/spip/spip.php ?article15019
3) Chebbi (1909 - 1934) peut être considéré comme l’un des premiers poètes modernes de Tunisie. Fortement influencé par le romantisme européen du XVIIIe et XIXe siècles, celui qu’on a pu surnommer le Voltaire arabe, se penche sur des thèmes comme la liberté, l’amour et la résistance, notamment dans son fameux Ela Toghat Al Alaam qui s’adresse « aux tyrans du monde » et qu’il écrit en plein protectorat français sur la Tunisie.
4) Jalel El Gharbi me confia aussi à l’époque, qu’Ouled Ahmed « ... est un poète aux écrits subversifs, qui pour s’opposer à la corruption et à l’intégrisme a chanté l’amour du pays. Il s’inscrit dans la continuité de cette jeune poésie née dans les années 1970 qui a vu la naissance d’une génération affranchie des règles de versification, de la morale pudibonde, de la pensée théologique et qui est assoiffée de liberté (...) Sa popularité est désormais telle que même les dirigeants du parti islamiste Nahdha se sont rendus à son chevet, (...) tout comme d’autres officiels... »
5) Ouled Ahmed, Poèmes choisis / Selected poems, 144 pages, Editeur : Nirvana (français, anglais, arabe), distrib. : L’Oiseau Indigo Diffusion, dimens. 27x21x2cm, album broché, 29,- €
6) de Ben Arous, près de Tunis
7) célèbre poète, philosophe, astronome et mathématicien persan (XIe-XIIe siècle).
8) gouvernement de coalition provisoire rassemblant entre 2011 et 2014 les trois partis politiques principaux représentés à l’assemblée constituante.
mardi 5 avril 2016
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