Thrène de Séville
Poème du XIIIe siècle
traduit d’Abu-l-Baqa Salah ar-Rondi
Jalel El Gharbi
p. 26-30
1Voici
une traduction d’un poème andalou, Thrène de Séville1 écrit par Abul Beca
ar-Rondi (1204-1285), gentilé arabe de Ronda. Poète d’une grande délicatesse,
sa poésie, comme celle de Ibn ar-Roumi2, a
renouvelé les thèmes de la littérature arabe : on trouve chez lui une
description de la mer, des fruits (grenades) et même des légumes (un vers sur
les carottes). Ce poème, écrit suite à la perte des grandes villes d’al-Andalus
au XIIe siècle, tombées aux mains des armées de
Ferdinand III de Castille et de Jacques Ier d’Aragon, prophétise la
chute de Ronda en 1485 et la disparition du dernier état musulman de la
péninsule Ibérique, Grenade, en 1492.
2Rondi
– celui qui est originaire de Ronda – est considéré comme le dernier poète
andalou. Une place de sa ville natale porte aujourd’hui son nom : « Plaza poeta Abul Beca ».
Accomplie, toute chose porte sa
carence :
La douceur de vivre ne doit leurrer personne.
Tel que je vois, tout est affaire d’alternance,
Comblé un instant, on en pâtit l’éternité.
La vie ici-bas n’épargne jamais personne,
Jamais rien ne demeure longtemps inchangé.
Le temps lacère fatalement tout bienfait,
Dès qu’on érige trop haut ses moucharabiehs.
Et toute épée est promise au néant, fût-elle
Celle de Ibn Dhi Yazin3, fût-elle au palais de Ghomdan.
Où sont les rois de la couronne du Yémen4 ?
Et où sont donc les diadèmes ni les guirlandes5 ?
Où sont les bâtisses que fit Chadad à Irem6 ?
Où est le règne des Sassanides persans ?
Où sont tous les trésors amassés par Crésus ?
Où sont ceux de Ad, de Chadad et de Qahtan7 ?
Ils subirent tous un imparable destin,
Et ce fut comme s’ils n’avaient jamais existé.
Les rois et les règnes qui furent en devinrent
Comme le récit d’un songe par un grand dormeur.
Le temps s’en prit à Darius et son assassin,
Puis Hanta Kosrau qui ne trouva point d’abri.
C’est comme si le Grand Cyrus ne fût jamais,
Que le règne de Salomon n’eût jamais lieu.
Les drames dus au temps sont tellement variés,
Et l’éternité a ses heurs et ses malheurs.
Un oubli vient adoucir toute catastrophe,
Or il n’est pas d’oubli pour ce qui frappa l’islam.
Un drame insurmontable s’abattit sur l’île8 ;
Ohod9 en croula et Thalan10 s’en affaissa ;
Touchée par le mauvais œil, elle fut mortifiée ;
L’islam disparut de maints pays et contrées.
Prenez à Valencia11 nouvelles de Murcie12,
Et où est Xàtiva13, plutôt où est Jaén14 ?
Et où est Cordoue15, qui est la cité des sciences
Où tant de savants connurent un grand renom ?
Où sont donc Séville16 et toutes ses promenades ?
Où est son fleuve à l’eau douce, toujours abondant ?
Ce sont les pierres angulaires du pays.
Comment y demeurer, dès lors qu’elles ne sont plus ?
Voici que la fontaine blanche pleure de peine
– Comme qui, éploré, pleure sa bien-aimée –
De voir un pays où l’islam n’est plus présent ;
Par lui déserté, par l’apostasie peuplé,
Et où les mosquées sont devenues des églises,
Où l’on ne voit plus que des cloches et que des croix ;
Même les mihrabs17, inanimés, en pleurent,
Et les minbars18, qui ne sont que du bois, en pleurent.
Vous qui êtes distrait malgré les leçons du temps,
Si vous, vous sommeillez, il est toujours en veille ;
Vous qui marchez gaiement tout à votre patrie,
Comment peut-on s’acclimater après Séville ?
Cette catastrophe fait oublier le reste,
Elle qui, jamais, ne tombera dans l’oubli.
Vous qui chevauchez des purs-sangs, au ventre mince,
Qui sur le champ de course sont tels des aigles ;
Vous qui portez les fines épées venues d’Inde
Comme un feu dans la poussière drue des sabots,
Qui gambadez outre-mer en toute quiétude,
Vous jouissez, chez vous, de dignité et de pouvoir.
Avez-vous nouvelles des gens d’Andalousie ?
Les caravanes ont transporté leur récit ;
Combien les pauvres gens nous appellent au secours,
Victimes et prisonniers, et personne ne bouge.
Pourquoi cette scission entre vous musulmans ?
Or, créatures de Dieu, vous êtes tous frères.
À moi ! âmes fières et bonnes volontés
Qui sont les partisans du bien et ses agents.
Oh ! vilenie d’un peuple connaissant la gloire19,
En est là par apostasie et tyrannie.
Hier encore, ils étaient les maîtres20 chez eux
Aujourd’hui, ils sont soumis en terre hérétique.
C’est pitié de les voir perdus, sans aucun guide,
Porteurs de tous les signes de l’humiliation.
Les voir pleurer, alors qu’on les donnait à vendre,
Vous aurait scandalisé et beaucoup peiné.
Il est des mères séparées de leurs enfants,
Tout comme une âme qui est de son corps dissociée.
Ou cette enfant belle comme un soleil levé21,
Comme si elle était jacinthe et corail,
Le Barbare la mène vers son lot forcée.
Les yeux larmoyants et le cœur endolori,
C’est pour de tels faits que le cœur fond de peine
S’il y reste une trace d’islam ou de foi.
La douceur de vivre ne doit leurrer personne.
Tel que je vois, tout est affaire d’alternance,
Comblé un instant, on en pâtit l’éternité.
La vie ici-bas n’épargne jamais personne,
Jamais rien ne demeure longtemps inchangé.
Le temps lacère fatalement tout bienfait,
Dès qu’on érige trop haut ses moucharabiehs.
Et toute épée est promise au néant, fût-elle
Celle de Ibn Dhi Yazin3, fût-elle au palais de Ghomdan.
Où sont les rois de la couronne du Yémen4 ?
Et où sont donc les diadèmes ni les guirlandes5 ?
Où sont les bâtisses que fit Chadad à Irem6 ?
Où est le règne des Sassanides persans ?
Où sont tous les trésors amassés par Crésus ?
Où sont ceux de Ad, de Chadad et de Qahtan7 ?
Ils subirent tous un imparable destin,
Et ce fut comme s’ils n’avaient jamais existé.
Les rois et les règnes qui furent en devinrent
Comme le récit d’un songe par un grand dormeur.
Le temps s’en prit à Darius et son assassin,
Puis Hanta Kosrau qui ne trouva point d’abri.
C’est comme si le Grand Cyrus ne fût jamais,
Que le règne de Salomon n’eût jamais lieu.
Les drames dus au temps sont tellement variés,
Et l’éternité a ses heurs et ses malheurs.
Un oubli vient adoucir toute catastrophe,
Or il n’est pas d’oubli pour ce qui frappa l’islam.
Un drame insurmontable s’abattit sur l’île8 ;
Ohod9 en croula et Thalan10 s’en affaissa ;
Touchée par le mauvais œil, elle fut mortifiée ;
L’islam disparut de maints pays et contrées.
Prenez à Valencia11 nouvelles de Murcie12,
Et où est Xàtiva13, plutôt où est Jaén14 ?
Et où est Cordoue15, qui est la cité des sciences
Où tant de savants connurent un grand renom ?
Où sont donc Séville16 et toutes ses promenades ?
Où est son fleuve à l’eau douce, toujours abondant ?
Ce sont les pierres angulaires du pays.
Comment y demeurer, dès lors qu’elles ne sont plus ?
Voici que la fontaine blanche pleure de peine
– Comme qui, éploré, pleure sa bien-aimée –
De voir un pays où l’islam n’est plus présent ;
Par lui déserté, par l’apostasie peuplé,
Et où les mosquées sont devenues des églises,
Où l’on ne voit plus que des cloches et que des croix ;
Même les mihrabs17, inanimés, en pleurent,
Et les minbars18, qui ne sont que du bois, en pleurent.
Vous qui êtes distrait malgré les leçons du temps,
Si vous, vous sommeillez, il est toujours en veille ;
Vous qui marchez gaiement tout à votre patrie,
Comment peut-on s’acclimater après Séville ?
Cette catastrophe fait oublier le reste,
Elle qui, jamais, ne tombera dans l’oubli.
Vous qui chevauchez des purs-sangs, au ventre mince,
Qui sur le champ de course sont tels des aigles ;
Vous qui portez les fines épées venues d’Inde
Comme un feu dans la poussière drue des sabots,
Qui gambadez outre-mer en toute quiétude,
Vous jouissez, chez vous, de dignité et de pouvoir.
Avez-vous nouvelles des gens d’Andalousie ?
Les caravanes ont transporté leur récit ;
Combien les pauvres gens nous appellent au secours,
Victimes et prisonniers, et personne ne bouge.
Pourquoi cette scission entre vous musulmans ?
Or, créatures de Dieu, vous êtes tous frères.
À moi ! âmes fières et bonnes volontés
Qui sont les partisans du bien et ses agents.
Oh ! vilenie d’un peuple connaissant la gloire19,
En est là par apostasie et tyrannie.
Hier encore, ils étaient les maîtres20 chez eux
Aujourd’hui, ils sont soumis en terre hérétique.
C’est pitié de les voir perdus, sans aucun guide,
Porteurs de tous les signes de l’humiliation.
Les voir pleurer, alors qu’on les donnait à vendre,
Vous aurait scandalisé et beaucoup peiné.
Il est des mères séparées de leurs enfants,
Tout comme une âme qui est de son corps dissociée.
Ou cette enfant belle comme un soleil levé21,
Comme si elle était jacinthe et corail,
Le Barbare la mène vers son lot forcée.
Les yeux larmoyants et le cœur endolori,
C’est pour de tels faits que le cœur fond de peine
S’il y reste une trace d’islam ou de foi.
Traduction Jalel El Gharbi
Notes
2 Ibn Ar-Roumi,
ouAbou el-Hassan Ali ben Abbas ar-Roumi, surnommé ainsi car son père était
chrétien, fut un poète arabe du ixe siècle (836-896, Bagdad).
4 On rapprochera ce
poème du thème latin de Ubi
sunt dont on voit l’écho chez François Villon
dans son poème Ballade
des dames du temps jadis.
5 La coordination
par « ni » dans une interrogative est un archaïsme par quoi nous
rappelons le poème de Villon.
7 Ancêtre des Arabes
du Sud (les Arabes indigènes) par opposition aux Arabes du Nord, descendants
d’Adnan.
9 Mont Ohod, à
5 km de Médine. Siège d’une bataille le 21 mars 625 entre les
premiers musulmans et les Mecquois.
16 Littéralement
Homs. Séville était appelée Homs (du nom de la ville syrienne) parce que la
garnison qui l’occupait était composée de Syriens originaires de Homs. Tombée
en 1248.
21 Traditionnellement,
et jusqu’à aujourd’hui, c’est la lune qui est le comparant de la beauté et non
pas le soleil. Il est curieux que Rondi se réfère ici au soleil.
Référence papier
Jalel El Gharbi, « Thrène de Séville », Cahiers de la Méditerranée, 79 | 2009, 26-30.
4 commentaires:
Merci pour cette traduction Jalel.
Je pense au "Medjnoun d'Elsa".
Merci pour cette traduction !!
Très belle traduction, merci beaucoup !
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