dimanche 12 avril 2009

Lorand Gaspar 2



Qu’est-ce que l’excès ? Définissons-le rapidement, comme étant ce qui est à l’origine des horreurs du monde. Il y a une frénésie que le poète relève et à laquelle il n’adhère pas. Le poème auquel je me réfère mérite d’être amplement cité :
“ tu vas et tu viens
tu attends tu es comblé
tu désespères et tu tombes
tel qu’en toi-même
dans la clarté brutale—

tu cours encore à une faille
vérifier, comprendre, nommer
ce vent, saisir une chose
un regard qui t’ensanglante
et tu creuses la douleur
sous l’amas de boîtes vides
l’oxygène dans la fumante
épaisseur mal brûlée —

souviens-toi de l’agrafe d’or
d’un feu qui augmente
et l’eau tremble dans l’œil
penché sur un geste si simple
qui déchire un temps un lieu
la fièvre d’un vert allumé
aux fonds si jeunes du toucher —” (Patmos p. 21)
Serait-ce la démesure du désir courant à sa perte, ce désir qu’Empédocle, autre présocratique, stigmatise ainsi :
“Etroites sont les puissances diffuses au corps des hommes,
et nombreux les maux qui les assaillent émoussant leur attention soucieuse.
Ils n’aperçoivent qu’une part brève de la vie,
hommes d’un rapide destin, fumée que le vent agite et dissout.
Ils n’ont de foi qu’à ce vers quoi les porte leur désir,
jouets de toutes les impulsions, se glorifiant chacun de connaître le tout,
mais en vain (…) ”
La locution “ il y a ” s’accommode mieux du passé que du présent. D’où la fréquence de son emploi adverbial :
Il y a des années (Egée Judée p. 87)
Il y a si longtemps (Patmos 23)
Il y a vingt ans (Feuilles d’observation p 74)
“ Il y a ” n’est pas une unité de mesure, mais locution par laquelle se dit le constat d’une béance. Et la béance a presque toujours une épaisseur temporelle.
Quand la locution “ il y a ” n’est pas employé adverbialement, elle est surdéterminée par un adverbe de temps du type “ Il y a encore ” ou, autre exemple “ il y a toujours un soir ”.
Dans son emploi adverbial, “ il y a ” se mue en adjuvant du souvenir dont le corollaire est le constat de distance, de cet exil qui nous mène loin dans le temps. Dans son emploi adverbial, “ il y a ” donne à voir ce qui n’est plus, donne la mesure de cela qui passe inexorablement et qui se dérobe à la saisie, à l’appréhension, à la sensation tactile. Or, l’être au monde se signale d’abord par une possibilité d’appréhension. L’exister se vérifie, se mesure à l’aune des mains. Dans un certain sens, le monde ne demande qu’à être pris.
Mais l’être là est indivis dit un poème de Patmos :
“ flocons, pétales, duvets
d’un être là indivis
irriguant cailloux et figues (…) ” (Patmos p. 177)

2 commentaires:

christiane a dit…

Bon, Giulio, ne pinaille pas ! Jalel nous donne 3 exemples de l'utilisation de la locution "il y a" !!! Mais la méditation est ailleurs, dans ce poème de Loran Gaspar : "Patmos" :

"Tu es comblé tu désespères et tu tombes"
et Jalel d'ajouter que le désir s'accommode mieux du passé, de la béance qu'il laisse, que du présent.
Pourquoi cette chute dans le désespoir juste après l'élévation contenue dans le mot "comblé" ? Pourquoi ces cendres du désir ? A l'amble du désir : le manque. Quel est ce manque ? Avons-nous la mémoire d'une perte, d'une absence dans notre mental ?
Désirer : de-sidere - regretter et aller vers quelque chose de perdu, comme une unité originelle, primitive. Le désir, alors, semble nous lier à des forces obscures, comme une tension entre Eros et Thanatos. Quelle est cette pulsion , ce fantasme, cette inaccessible perfection ? Pourquoi le désir est-il fatal comme semble le suggérer Loran Gaspar ? L'excès ? Quel excès ? Celui de la passion, de la possession ? La démesure le conduit à sa perte et puis, succomber au désir c'est laisser place à l'amour, toute la place et le désir assouvi meurt...
Quand le désir meurt qu'a-t-on perdu ? du rien, du manque d'un manque et c'est la nostalgie, le retour au temps des métamorphoses.
Nous voilà à nouveau hors de nous car le désir enferme, notre idéal est dans notre moi secret... c'est une sorte de mort conjurée, provisoirement.
Bon, si on se reposait un peu dans la tendresse de ces "flocons, pétales et duvet", d'un "geste simple" qui dénoue l'angoisse, d'un sourire printanier ?
"Un mot c'est la légèreté de l'air la porosité d'un soir..."
LG - Approche de la parole
ou encore :
" Chaque matin d'un bond
le soleil prend pied dans mon visage
je m'empare de cette brûlure comme d'un gouvernail."
LG - Sol absolu (105)

Philip Seelen a dit…

Jalel, il y a ainsi des passages de la vie où l'on se retrouve côte à côte. La lecture et les mots de Lorand Gaspar constituent assurément un de ces passages où nous nous retrouvons.

Lorand Gaspar:

" Il est commode de mettre sur le dos des mots et des langages nos manoeuvres visant à esquiver ou à voiler la réalité. C'est leur prêter une existence en dehors de nous, (...) une autonomie qu'ils ne peuvent avoir, pas plus que nous dans le flux sans borne du réel.

Si demain tous les humains venaient à disparaître, les livres ou les paroles enregistrées qui nous survivraient, ne seraient plus que la matière de leurs supports. Ces formes sonores, ces dessins sur une feuille blanche, ne sont donc porteurs en eux-mêmes d'aucune force hors celle qui réside dans la réalité de leur matière.

La joie ou la peine, l'émerveillement ou l'horreur, la lumière, l'énergie qu'ils peuvent parfois réveiller en nous-positive ou négative-sont nôtres; mobilisant les forces de notre mémoire et de notre imagination, la lecture ou l'écoute leurs donnent vie dans notre corps, dans notre esprit. Leur activité, leur efficacité sont indissociable de notre existence, de celle de la communauté humaine."

(...) "Quand je dis : mon corps, douleur, angoisse, amandiers, eau, désert, ces mots me parlent d'abord d'expériences concrètes, de sensations et de sentiments, de rencontres en moi et autour de moi avec la réalité."

(...) "(il importe...de préserver dans les mots la pulsation de nos corps, de nos pensées, que nous révèlent et interrogent nos mouvements tissés à ceux des autres, à la présence sensible des choses.
Peines et joies, ténèbres et instants d'ouverture nous laissent souvent sans parole ; nous cherchons pourtant sans relâche à les "dire" en composant et recomposant nos mots qui sont couleurs, toucher, musique, pensée, saveur et silence."

J'ai repris ces passages dans "Approche de la parole suivi de Apprentissage", paru en 2004 chez Gallimard.

J'ai découvert Lorand Gaspard grâce à Spinoza, à Descartes, à Antonio Damasio et à ma fascination pour les découvertes en neurosciences. J'ai lu en 1998 les théories de Jacques Fradin sur les thérapies comportementales et cognitives. Ces théories attribuent le stress à des incohérences plutôt qu'à des frustrations refoulées. Fradin explique le stress par "un refoulement structurel" de l'intelligence préfrontale, sommet paradoxalement inconscient de l'intelligence humaine.

Fradin traite les troubles psychologiques comme un déficit de coordination et de mise en oeuvre de nos potentialités cérébrales. Il nous permet de mieux comprendre l'intimité de notre fonctionnement humain, individuel et collectif. Il nous éclaire sur les mécanismes de la motivation et de la démotivation, de l'empathie et de l'intolérance, des valeurs sociales et de la violence.

Lorand Gaspar est un personnage étonnant par sa longue et intense créativité. Chirurgien, photographe, traducteur, poète. Depuis 15 ans il s'est encore engagé résolument sur le terrain de recherche des neurosciences. Magistralement et intelligemment vulgarisées par le neuro-anatomiste de renom Antonio Damasio, dans son livre "L'erreur de Descartes" ou il pourfend "l'erreur" de la séparation de l'âme et du corps, les neurosciences et la philosophie de Spinoza sont profondément inscrites dans la vie et l'oeuvre de Lorand Gaspar.

Les avancées en neurosciences nous donnent aussi accès à une nouvelle vision de l'homme et de l'univers dont il fait partie. La conscience n'existe que par les mécanismes cérébraux qui la sous-tendent. Elle n'est pas un épiphénomène abstrait, sans base matérielle, de l'ordre du divin. La confrontation entre les données neurobiologiques et les activités de la pensées humaines est déterminante pour comprendre le fonctionnement de l'esprit humain.

Lorand Gaspar dans sa prose et sa poésie intègre ces nouvelles perspectives et nous transmet une fabuleuse "weltanschauung" présente dans son oeuvre depuis longtemps.

"Mots et images,
idées de mots et d'images,
se composent, s'articulent, se dénouent,
molécules vivantes de la vie
réseau mobile de cris, de lueurs,
de noeuds d'énergie
d'un flux continu
que ne peuvent figurer les images
que ne peut imaginer le cerveau
ni même la vitesse des rayons
croisés de milliards de neurones
ou les lavis des vols d'hirondelles
pourtant quelque part
c'est la même chose -"

(Approche de la parole)

Le refus de séparer le corps et l'esprit et la recherche inlassable des ouvertures et des passages secrets qui les relient l'un à l'autre sont les fondements de l'oeuvre de Lorand Gaspar.

Et pour finir cet extrait de "Rêverie sur l'apparence nommée horizon", ou le poète explicite l'indissolubilité du lien corps-esprit :

"...Celui qui a engagé ses pas sur des étendues de plus en plus nues, non humaines, se confond peu à peu avec leurs mouvements. Il sait désormais que la matière-énergie vivante de son corps, sa pensée, son questionnement, sa marche, et le mystérieux mais tangible désir de vivre, d'aller, de comprendre qui les tend, fait partie de l'étoffe même des mondes dont sa brève présence dans le déploiement visible et invisible est inséparable."

Salut à tous. Philip Seelen