lundi 13 avril 2009

Lorand Gaspar 3 (fin)


Ce qui est indivis, ce sont les différentes appréciations sensorielles. Le monde de Lorand Gaspar est un monde synesthésique. Chez lui aussi “ les parfums, les couleurs et les sons se répondent ”. Un fragment d’Héraclite dit “ tout ce dont il y a vue, ouïe, apprentissage par les sens, moi, je le préfère ”. Je pense à ce fragment 59 à la lecture de ce passage de Gaspar où le poète réapprend par les sens confondus et transcendés en perception par l’esprit l’univers de son enfance :
“ Nuits d’hiver transparentes au désert de Judée, d’une densité, d’une compacité difficiles à expliquer. Sentiment de toucher du doigt, d’ausculter les pulsations d’un “ corps ” qu’aucun extérieur ne vient limiter. Toucher des yeux, des doigts et de l’esprit une “ loi ” éternelle, un rythme unique qui lie les pierres de ce désert, quelques herbes, mon corps et les aiguilles glacées des étoiles. Crissement de la neige des nuits claires des hivers de mon enfance ” (Feuilles d’observation p. 13).
Ce qui est là, ce qu’il y a est invitation au toucher c’est-à-dire à un questionnement, à une auscultation. Et le toucher est révélation de l’abîme :
“ oui, oui, tant d’esprit dans les doigts,
l’abîme muet du toucher
cueilli sur les choses et les corps ” (Patmos. P. 69)
C’est sans doute pourquoi le toucher aime à s’exercer sur les roches, les cailloux. Qu’est-ce qu’un caillou ? C’est-à-dire que font les cailloux ? — Ils résistent. Ils désirent se maintenir dans l’indivis mais ils s’offrent à la caresse. Ils semblent se donner sans donation surtout quand il s’agit de galet :
“ J’ai sur la table à portée de la main
des cailloux longuement travaillés par la mer
les toucher, c’est comme si les doigts
pouvaient parfois éclairer la pensée ” (Patmos. P. 126)
Les cailloux font autre chose : ils convoquent ce passage de Heidegger : “ La pierre est sans monde. La pierre se trouve, par exemple, sur le chemin. Nous disons : la pierre exerce une pression sur le sol. En cela, elle “ touche ” la terre. Mais ce que nous appelons là “ le toucher ” n’est nullement tâter. Ce n’est pas la relation qu’a un lézard avec une pierre lorsqu’au soleil il est allongé sur elle. Ce contact de la pierre et du sol n’est pas, a fortiori, le toucher dont nous faisons l’expérience lorsque notre main repose sur la tête d’un être humain…La terre n’est pas pour la pierre donnée comme appui, comme ce qui la soutient elle — la pierre….La pierre, dans son être de pierre, n’a absolument aucun accès à quelque autre chose parmi quoi elle se présente, en vue d’atteindre et de posséder cette autre chose comme telle ”[1].
Le premier toucher, celui de la pierre, est le mode d’être de la pierre. Dans son être, la pierre est redevable à la terre exactement autant que le caillou de Lorand Gaspar est redevable à la table. Le caillou de Lorand Gaspar touche à la table du poète. Il a affaire à la poésie. Mais la pierre ne touche pas à la poésie, c’est la poésie qui y touche. Elle qui s’empare des objets et de leur monde pour se les approprier, pour les intégrer dans sa sémantique. Peut-être convient-il de ne pas trop se hasarder sur les questions ayant trait au sens. Jean-Luc Nancy nous rappelle que le sens du monde est justement dans l’absence de sens. Et il me plaît de citer ce passage du philosophe : “ En un sens, mais quel sens, le sens est le toucher. L’être-ici, côte à côte, de tous les êtres-là (êtres jetés, envoyés, abandonnés au là).
Sens, matière se formant, forme se faisant ferme : exactement l’écartement d’un tact.
Avec le sens, il faut avoir le tact de ne pas trop y toucher. Avoir le sens ou le tact : la même chose ”[2].
La présence du caillou sur la table n’est pas un indice de proximité mais de distance. Il s’agit de l’abîme de ce qui se dérobe et qui est pourtant là , comme un signe :
“Il y a toujours un soir où tu t’arrêtes
insuffisant devant la mer.
Etroit.
Tant de mouvements foliés,
gestes profonds qui cherchent l’air.
Alors le seul silence d’être là
étonne la terre, congédie les lois.
Acquitté
évident par cette brusque liberté en toi du large ”
Ce qui structure le poème, c’est cette scène de confrontation entre le fini de l’homme et l’infini de la mer comme avant que Baudelaire n’inverse les termes de ce syntagme. Mais la poésie est là. L’hypallage surtout, qui finit par conférer à l’homme un des attributs de la mer : “ cette brusque liberté en toi du large ” réalisant de la sorte cette union, cette prédilection pour le “ tout ” qui passionna tant Empédocle , poète et médecin. L’hypallage est ici cette figure par quoi le manque se trouve pallié. La béance, le manque, l’insuffisance ne se résolvent que poétiquement, par un emprunt poétique.
[1] Heidegger : Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad . D. Panis. Paris, Gallimard, 1992, p. 293.
[2] Jean-Luc Nancy : Le Sens du monde. p.104. Galilée 2001.

6 commentaires:

christiane a dit…

"Cette brusque liberté en toi du large"...
permettez-moi Jalel d'ajouter ici ces quelques mots pour une amie, en voyage...
"...vers sa maison d'éternité, un homme s'achemine.
Le fil d'argent est en train de céder,
le globe d'or va se briser.
La cruche casse à la fontaine
et la poulie se rompt à la citerne.

Comme elle est venue,
la poussière s'en retourne à la terre,
et le souffle, vers Dieu qui l'a donné.
La fumée est fumée, dit Qohélet.
Tout est fumée."
(L'Ecclésiate ou Qohélet - 12)

Philip Seelen a dit…

"Au diable la musique, la poésie et tous les arts si en les pratiquant je n'apprends rien sur la vie, sur moi-même, ou du moins si je ne puis en tirer nourriture substantielle."

Apprentissage. Lorand Gaspar.

"La vie, j'en suis convaincu est faite de poésie. La poésie n'est pas étrangère à la vie."

Jorge Luis Borges. L'art de la poésie.


""Lorand Gaspar va plus loin en traquant sans relâche la dimension paradoxale de la poésie. "Je veux assumer toutes les contradictions, les excéder", précise-t-il par ailleurs (Approche de la parole).

D'un côté en effet, la poésie permet de faire affleurer ce que nous savons plus ou pas encore - "tant de rumeurs de ton corps que tu n'as pas su dire / tant de pensées qui furent sans mots" (Patmos) -, elle est donc nécessaire au "déploiement" de notre intelligence; de l'autre, elle est superfétatoire, parasitique si elle ne nous permet pas d'accéder à davantage de compréhension, d'ouverture, de lumière : "tu cours encore à une faille / vérifier, comprendre,nommer / ce vent saisir une chose" (Patmos).

C'est toutefois chez Lorand Gaspar le "oui" qui l'emporte, l'écriture "sert à quelque chose", "poussées poétiques et méditation s'y imbriquent" dans "un mouvement d'élucidation"; "écrire sert à communiquer le mouvement de la vie, à mieux vivre"

Quand paraissent les textes fondateurs de l'écriture gasparienne, "Le Quatrième Etat de la matière" et "Sol absolu", c'est une solidarité profonde et émouvante avec le monde sensible et une jubilation d'être au monde qui s'y manifestent. même "dissonants, mités, maladroits", les mots peuvent dire l'amour, la lumière et la joie.""

Madeleine Renouard. "DIRE OUI" 2005.

Je ne saurais parler mieux que vous Jalel ou que cette excellente exégète du sens de l'oeuvre de Lorand Gaspar. C'est pourquoi je l'ai longuement citée ci-dessus. D'ailleurs je ne saurais rien mieux vous recommander d'autre à vous ainsi qu'à vos correspondants intéressés par cette oeuvre poétique et littéraire, que la lecture du numéro 918, d'octobre 2005, de la Revue Europe consacrée à Lorand Gaspar.

Sous la houlette de Madeleine Renouard vous y trouverez une suite de contributions passionnantes à la critique de l'oeuvre du poète, un long interview du Maître et des poèmes inédits.

Sous la plume de Maxime Del Fiol vous découvrirez aussi une contribution importante pour comprendre le rôle de la pensée spinozienne chez Gaspar.

La question de l'existence, pensée comme une participation physique et métaphysique à la totalité, se déploie moins dans l'oeuvre de Lorand gaspar à partir d'une observation extérieure, distancée, objective du mouvement du monde, que comme une expérience personnelle, vécue par le sujet : une inscription de soi dans le mouvement du monde.

Lorand Gaspar a la conviction d'une participation à la totalité, d'une "communauté profonde" avec l'univers, "sentiment très vif, irréductible d'être là, lié de proche en proche à une infinité de choses et de mouvements dans lesquels notre corps, nos pensées découpent et réarrangent leurs architectures."

Cette expérience fondatrice du rapport métaphysique au monde inséparablement physique et intellectuelle, est au centre de toute l'oeuvre de Gaspar. Il s'agit d'une expérience du monde sensible de l'absolu, vécue comme une rencontre physique autant que de l'esprit , dans une nature le plus souvent intense et dépouillée qui a toujours semblé "conduire à une source de vie présente en toute chose et soudain rendue perceptible dans cette nudité."

Philip Seelen qui aime la poésie et qui admire l'oeuvre de Lorand Gaspar, comme vous l'aurez compris.

giulio a dit…

Contant de te relire, Philip. Ta culture, ainsi que tes réflexions et commentaires commençaient à me manquer.

Philip Seelen a dit…

Cher Giulio,

Ce qui me manque dès lors, c'est un contact in situ, de visu et in vivo avec les figures authentiques de Jalel et de Giulio. Je ne saurais trop longtemps me contenter de la fréquentation de leurs avatars numérisés aussi brillants et généreux intellectuellement soient-ils.

En espérant vous rencontrer pour de vrais, tous deux pour des échanges et des projets partagés, d'un côté ou de l'autre de la Grande Bleue qui nous est si chère.

Sincèrement. Philip Seelen.

giulio a dit…

Le problème, cher Philippe, avec le contact in situ, de visu et in vivo, c'est que, à l'exception de la marche à pied avec mon toutou je ne bouge plus que très peu.
Passer une seule semaine muséale (rattrapages tardifs) à Rome ce prochain mai avec un vieux copain d'école belge me donne déjà des sueurs froides depuis trois mois.
Quand à Jalel, s'il n'avait pas déjà fait plus de kilomètres qu'Ibn Battuta en aller-retours Luxembourg, penses-tu que je le connaîtrais? Heureusement que pour Jalel ce n'est pas demain la veille.
Ça fait des années que je corresponds avec un certains Max de Winterthur (j'ai fréquenté 2 ans et q'q's mois l'école primaire à Wülflingen)de manière purement virtuelle. Et je pourrais te citer bien d'autres cas. Il est vrai que durant ma vie j'ai laissé en chemin qui en avait marre de correspondre avec moi.
Enfin, il est vrai que la Suisse, ça resterait encore du domaine "des Machbaren", quoique, je me souviens encore que certain Genevois prétendument moitié beneluxien menaçait il n'y a pas trop longtemps sur ce blog de déferler sur la vallée de l'Alzette.
Jean Ziegler ne lui a-t-il d'ailleurs pas montré le chemin, lui qui est venu jusqu'ici présenter son dernier book.
GMC, lui, est passé, brièvement, pour la présentation commémorative José Ensch, mais puis, plus rien.
Enfin, j'ai beau dire, moi, le Sancho Panza de service!
Ici, on attend un subside (décision dans 1-2 mois?) pour une réédition et une relance en force de notre "Nous sommes tous des migrants". Alors qui sait peut-être pourra-t-on organiser à Luxembourg un mini-jamboree des amis du blog de Jalel.
Das steht jedoch noch in den Sternen. So let's have a dream.

amel a dit…

merci à Philip Seelen pour cette référence par moi ignorée de Madeleine Renouard : "DIRE OUI".
Merci à vous Jalel pour cette admirable analyse du "Il y a" gasparien et de votre générosité intellectuelle et sensible.
J'avais en tête ce très bel ouvrage "Le toucher" de Jean-Luc Nancy.