dimanche 21 février 2010

El-Maari, le poète des poètes




Giulio-Enrico Pisani vient de publier dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek ce texte sur Aboul Alâa El-Maari :

Allons nous achever avec Aboul Alâa El-Maari la découverte de ces écrivains, penseurs et poètes – Skif, Sansal, Maalouf, Laâbi, Zayyad, Darwich et des milliers d’autres – qui sont tout pour la culture arabe et sa communion avec la culture européenne ? Certainement pas. Nous allons aujourd’hui tout au plus y culminer, et devions nous prendre pour cela 1000 ans de recul. Car il y a 1000 ans, loin de cette morne bigoterie où croupissait l’Europe chrétienne, bigoterie que de mauvais bergers veulent à leur tour imposer aujourd’hui aux populations musulmanes, bouillonnait entre Samarcande et Séville, entre Bagdad et Le Caire, un immense chaudron culturel. La pensée, la parole et l’écrit s’y épanouissaient avec une liberté inégalée depuis. Certes, on s’y disputait ferme, on s’invectivait même, on bataillait. Cependant, ainsi que le cerna fort bien Georges Salmon dans sa compilation de lettres et de vers « Le poète aveugle » (1) : « ... les Arabes fronçaient les sourcils en lisant les déclarations irréligieuses d’Aboul Alâa, mais ils lui pardonnèrent sa liberté en admirant son tempérament de poète et la facture incomparable de ses vers ». En Europe chrétienne il eût sans doute fini sur le bûcher.
Aboul Alâa El-Maari naît en 973 (363 de l’hégire) à Ma‘arrat-an-Nu‘mān, petite ville syrienne située sur la route entre Alep et Hama dans une grande famille Tanoûkhite. (2) En 977 la petite vérole lui détruit le visage au point de le priver de l’oeil gauche et, en partie, du droit. Plus tard, il glissera tout à fait dans la nuit ; mais sa boulimie d’étude et sa mémoire prodigieuse compenseront largement cette déficience. Poète reconnu dès l’âge de 17 ans, le jeune El-Maari étouffe toutefois dans sa petite ville natale et décide de se rendre à Bagdad, dont Georges Salmon nous dit que...
« C’était alors l’époque florissante des Académies, sortes de salons littéraires, où poètes et grammairiens discutaient à l’envi, sous la protection de quelque mécène, dans un local mis spécialement à leur disposition par lui, avec une riche bibliothèque. Dans le même quartier, le Baîn as-Soûraîn « entre les deux murs », qui s’était élevé sur les anciens fiefs autrefois enserrés entre les deux murailles de la cité d’Al-Mansoûr, on remarquait l’Académie fondée par Sâboûr ibn Ardechîr, vizir du prince bouyide. C’est là qu’Aboû’l-’Alâ trouva son Mécène... et la gaieté : Et dans la maison de Sâboûr une gaie chanteuse réjouissait nos soirs d’une voix mélodieuse comme celle de la colombe... ».
Mais irrité et déçu au bout d’un temps par les vanités, les intrigues et la cherté de la grande ville il revient habiter à Ma‘arrat-an-Nu‘mān. Dès lors il se retire de plus en plus du monde et vit le reste de sa longue vie dans l’ascèse et la méditation, se consacrant à la philosophie, à la poésie et à leur enseignement, tout en entretenant une riche correspondance avec le monde culturel de l’époque. De ce corps prisonnier des ténèbres et enfermé dans un dépouillement volontaire, allait jaillir plus d’un demi siècle durant (il mourut en 1057) une quasi-inépuisable fontaine de sagesse, de tolérance, de liberté et de poésie. Son indiscutable croyance en dieu était largement tempérée par un sain scepticisme qui lui faisait paraître débile cette manie des hommes, de faire du créateur leur créature.
La pensée d’El-Maari devrait figurer aujourd’hui dans les programmes scolaires de tout le monde musulman et partout en Europe où des jeunes gens devraient apprendre à coexister en paix et à grandir libres des dogmes, préjuges et autres matraquages de la pensée dominante. Vous n’êtes pas obligés de me croire, amis lecteurs ; jugez vous mêmes de ces quelques textes qui témoignent de sa lucidité !
Dans la première de ces citations, El-Maari stigmatise l’injustice consistant à condamner les brigands de la pauvreté et à honorer ceux du monde des affaires et de la religion : « Le désert est peuplé de brigands qui enlèvent les chameaux lâchés au pâturage ; / Les mosquées et les souks sont aussi peuplés de brigands. / Mais tandis que ceux-ci sont appelés notaires et commerçants, les premiers sont flétris sous le nom méprisant de bédouins ».
Quant à l’enseignement religieux et aux « saints » livres, il leur dénie toute divinité, mais les ramène à une sédimentation pluriséculaire de légendes, recettes et spéculations, ainsi que des interprétations ici divergentes, là harmonisées, mais toujours arbitraires qui en sont faites : « Coran, Torah, Évangiles… à chaque génération ses mensonges / que l’on s’empresse de croire et de consigner ». Ailleurs, mais toujours parfaitement conséquent avec lui-même et comme dans la foulée, El-Maari en appelle au bon sens de tous : « Réveillez-vous, réveillez-vous, ô égarés ! Vos religions sont subterfuges des anciens ».
Et, une fois de plus, l’incroyable modernité d’El-Maari, dont la sempervirence défie les millénaires, ricane face aux tant attendus « sauveurs de l’humanité » que les masses crédules appellent messie, ou imam caché, ou gourou suprême, ou autre “yes we can” nobélisé : « Les gens voudraient qu’un imâm se lève / et prenne la parole devant une foule muette. / Illusion trompeuse – il n’est d’imâm que la raison, notre guide de jour comme de nuit ».
Car il n’y a pour El-Maari de salut qu’en nous-mêmes, par nos propres efforts. Et aucune des religions de sa connaissance n’étant parvenue à améliorer la condition humaine sur terre, où seul l’intelligence et l’astuce procurent quelques avantages, il conclut : « Les Hanéfites (3) et les Chrétiens ne sont pas parvenus à la vérité ; les Juifs ont trébuché et les Mages (4) ont persévéré dans l’erreur. // Les habitants de la terre se divisent en deux catégories : les uns, doués d’intelligence, mais sans religion ; les autres religieux, mais dénués d’intelligence ».
Bien sûr, lapidaire comme tous les aphorismes, car voulant frapper fort, celui-ci peut paraître excessif. Mais il faut voir l’intention. Les traducteurs sont passés par là, ont transformé la poésie en prose et parfois arrangé les mots, même inconsciemment, selon leurs convictions intimes. Connaissant par ailleurs le poète, il est difficile de croire qu’il traite d’idiots tous ceux qui ont de la religion, qui eût été insultant pour la majorité de ses parents, amis et confrères. Il est évident qu’avoir été religieux ne fait pas de Einstein un demeuré. Ce qui est pourtant sûr, c’est que dans un domaine restreint que son intelligence n’arrivait pas à éclairer (prétendue divinité du Christ, mystère des origines, aspiration à une survie, etc.), sa raison a abdiqué pour céder à la religion. Abdication prématurée, bien sûr, car la connaissance et les sciences évoluent et qu’est-ce que l’aujourd’hui sinon un bref instant chapeautant l’hier, mais ignorant tout du lendemain ? Au diable les certitudes ! Elles ne sont qu’étincelles, sans valeur, ni avenir, ni chaleur, semble nous lancer El-Maari avec ces dernières phrases par-delà l’histoire :
« J’ai vu des réunions de gens qui s’étaient obstinés à acquérir une connaissance sûre de choses dont la certitude était tout à fait variable./ La longue suite des années les informèrent de leur égarement, et aussi leurs dimanches et leurs sabbats. / Tout cela n’est qu’un feu que l’on allume une fois, puis qui brûle avec intensité et dont l’orgueilleuse flamme s’éteint ».
***
1) « Le poète aveugle », extraits de poèmes et de lettres d’Aboû ‘l-’Alâ’Al-Ma’arrî - Introduction et Traduction par Georges Salmon, Paris 1904 sur http://remacle.org/bloodwolf/arabe/almaari/extraits.htm
2) Tanoûkh était une tribu arabe chrétienne tardivement islamisée originaire du Bahreïn qui essaima dans tout le sud de la péninsule arabique, à l’exception de la branche d’El-Maari qui, elle, s’établit en Syrie.
3) Hanéfisme : l’une des quatre écoles sunnites du droit musulman.
4) prêtres zoroastriens. Le zoroastrisme fut en Perse la religion officielle jusqu’au milieu du 7e siècle, lorsqu’il fut remplacé par l’Islam.
Giulio-Enrico Pisani

6 commentaires:

olfa a dit…

très belle interlude,heureusement que 'El-Maari' fait parti de notre programme scolaire du Bac lettre en Tunisie ,sa pensée demeure inépuisable parce qu'il était avant-gardiste.

Pier Paolo a dit…

Merci pour la présentation de cet auteur Giulio. Encore un de plus de ces poètes qui mériteraient d'être mieux connu en Occident et même en Orient. Quel dommage que pour un auteur de cette envergure, on soit obligé de se référer à des traductions et une étude, en l'occurence celles de Georges Salmon, datant de plus de 100 ans. La pensée de Maari est d'une telle richesse, profondeur et plurielle que l'on ne peut que regretter l'absence d'une étude en profondeur sur la pensée de cet auteur.

Jalel El Gharbi a dit…

@ Olfa : heureusement qu'il est enseigné en Tunisie. Que serait la culture de nos jeunes sans lui ?
@ Pier : Absolument, je souscris à ce que vous écrivez. Maari devrait être connu partout.
Amicalement

giulio a dit…

@ Ne tenons-nous pas là, peut-être, cher Pier, l'argument du futur grand oeuvre de Jalel (opus magnum orcidentalis)?

POUGET a dit…

Je voudrais avoir le texte arabe originel de la qasida "Réveillez-vous, ô égarés..." si elle existe sur Internet ou dans un livre disponible en librairie. Merci d'avance.

Jalel El Gharbi a dit…

Voici un lien vers ce poème en arabe
http://www.elanouar.com/montada-f30/topic-t8782.htm
sinon vous le trouverez dans اللزوميات
ou alors dans ce même ouvrage dans une édition bilingue :
Ma'ari. Les Impératifs , poèmes de l'ascèse. Edition bilingue. Traduits de l'arabe, présentés et commentés par Hoa Hoi Vuong et Patrick Mégarbané; ouvrage publié chez Sindbad