Oeuvre d'Alain Millerand : Deux filles.
Alain Millerand : amour et mort à La Galerie
C’était il y a quatre ans à Govillers, petit village perdu dans le Saintois, en pleine campagne lorraine. Invité au vernissage d’une exposition du TEM par les artistes Michèle Frank et René Wiroth, j’y découvris un prodigieux ensemble de tableaux et, du même coup, le peintre qui l’avait créé: Alain Millerand. Et cet exceptionnel polyptique intitulé La butte rouge, d’après une chanson des poilus de 1914, vous attend aujourd’hui, amis lecteurs, dans la vitrine principale de La Galerie. Considérée par l’artiste, à raison, comme oeuvre maîtresse, fondatrice et fétiche du même coup, il l’a jalousement conservée, ne l’exhibe que pour le plaisir et ne la vend pas.
«La Butte Rouge», demandai-je alors, l’ensemble pictural tragique d’Alain Millerand, mérite-t-il la palme? (...) Cette étrange renaissance de mort polymorphe dans l’Après-Commune de Paris qui coïncidait avec la naissance d’un peintre, c’était fabuleux. «À l’origine», explique Alain Millerand, «un document daté du mois de Mai 1871 (...) Douze corps alignés. Douze visages entre sourire et métamorphose. Douze histoires anonymes vite transposées sur une feuille de papier blanc. De ce dessin perdu, puis retrouvé il y a quatre ans, je suis né à la peinture…». Dans La butte rouge, Millerand retrouve-t-il Louise Michel et son «Debout! La honte est lourde et pesantes les chaînes. Debout, il est beau de mourir!»? Ou bien endosse-t-il tristement le «Je n'ai pas le mal du pays, j'ai le mal des morts» de la célèbre communarde? Ici Mnémon du tragique, comme Rodin et ses Bourgeois de Calais ou Picasso et son Guernica, Alain Millerand, ne met toutefois pas seulement son pinceau acribique au service de la désespérance, mais aussi des beautés de la nature ou de la séduction féminine. Cependant, même alors, ses réinterprétations sont marquées par une genèse incompréhensible à tout autre que lui. Et encore... La connaît-il seulement lui-même? En effet, si dans La Butte Rouge la mémoire a travaillé Alain, il ne s’en encombre pas toujours dans son travail créatif. «En premier les personnages», s’en explique-t-il, «Les multiplier. Les oublier. Les renier. Et continuer vers la peinture de mes rêves. Couleur, matière, espace, intelligence».
Né en 1953 à Jarville, Meurthe-et-Moselle, notre artiste vit et travaille dans la banlieue de Nancy. De formation scientifique et technique, il fréquente en 1972 les Beaux-Arts de Nancy et travaille deux années dans un bureau d'études techniques. Illustrateur de presse et d’édition recherché, il a relativement peu exposé. En effet, de cet homme simple, mais très exigeant avec lui-même et en quête d’impossible, Claude Truchi, le galeriste, dit qu’il «... fait partie de ces peintres qui, loin de l'image de l'artiste outrageusement déjanté, oeuvrent discrètement dans leurs ateliers en une quête illusoire de la toile parfaite. À une époque où il est facile de s'affranchir des techniques de préparation des couleurs, Alain prend plaisir à cette savante chimie qu'il considère comme la complice qui le conduira à l'aboutissement de son oeuvre…». Mais pour Alain, chaque création est un combat, qu’il affronte seul, écrivit-il il y a quelques temps, «... Seul. Face à face avec la Créature. Au bout de mes doigts, le pinceau claque. Elle s'agite. Rugit. Rougit. Belle. Voluptueuse. D'une carnation parfaite. Va-t-elle prendre la pose? S'engage alors une lutte amor. A chaque instant je sais. Je sais que je peux y perdre ce qui me reste de vie nocturne. Alors, les heures s'effondrent. Puis se confondent... »
Mais revenons à ce qu’il nous propose aujourd’hui. Après La Butte rouge, que nous avons pu admirer en vitrine, voici mes tableaux préférés. Citons d’abord Tauromachie qui, malgré sa forte dramaturgie, n’avait pas encore trouvé cimaise à son sabot lors du vernissage. La bête ensanglantée s’y détourne de ce qui pourrait être son âme ou la dépouille quasi-désincarnée du torero. C’est comme ouïr post mortem Garcia Lorca dans «Le coup de corne et la mort» : «Il était cinq heures du soir (...) Et le taureau seul, le coeur offert! À cinq heures du soir...».
Un autre de mes préférés, la Fille-Vertèbre, titre fort étrange pour un tableau qui m’a d’emblée évoqué Ophélie, effectivement premier titre de l’oeuvre selon l’artiste, dont je ne saisis pas l’évolution... ostéologique. Mais qu’importe? La mort y gît, non pas furieuse, comme dans l’arène, mais sereine, encore frémissante d’un zeste de vie et abandonne toute sa carnalité à un corps aussi sensuel qu’était désincarné celui du torero dans Tauromachie. Un arrière-plan, qui se refuse d’être tel, impose son omniprésence d’un romantisme abstrait et valorise le sujet tout en préparant son absorption par la nature. Magique!
Et c’est justement cette nature phagocytante (?) que nous retrouvons dans Torrent-Mannequin, qui est, sinon le clou de l’exposition, sans doute l’une des plus belles mi-abstractions – toute déconstruction-reconstruction – qu’il m’ait été donné de voir. D’Ophélie disparue, absorbée peut-être, ne reste ici que l’ombre, devenue pure poésie au milieu de la nature luxuriante et de son généreux déversement d’eaux vives: Rhapsodie en vert. Magnifique! Et que dire du tableau n° 16, Deux filles – Chine.jpg, d’un symbolisme figuratif suggérant la vanité, mais aussi beauté, charme et orient, grâce au dessin et au chromatisme aussi intenses et réussis que séduisants. Notons d’ailleurs que Millerand est un vrai maître de la couleur, dont il ne se contente pas d’adopter le «tout fait». Et Claude Truchi de nous rappeler qu’«à une époque où il est facile de s'affranchir des techniques de préparation des couleurs, Alain prend plaisir à cette savante chimie qu'il considère comme la complice qui le conduira à l'aboutissement de son oeuvre…».
Autre pièce maîtresse: la toile n° 17, intitulée Rouge, teinte des lèvres vivement colorées d’une jeune fille en robe canari. Elle a l’air de surgir, légère, quasi-aérienne d’une gisante en bleu sous laquelle pointent deux jambes nues, seules parties visibles d’une troisième (?) femme. Trois jeunes femmes alors: une vivante, une dormante, une morte? Ou plutôt trois aspects de la même femme? Ou bien une métamorphose – chenille, chrysalide, imago – que pourrait suggérer la lourde capote (ou restes informes de chrysalide) suspendue au moignon d’une branche basse d’arbrisseau? L’arrière-plan hybride, périurbain ou balnéaire (?) n’apporte aucun éclaircissement. Et inutile de rappliquer à La Galerie muni de sérum de vérité. Le galeriste ne vous dévoilera pas la pensée de l’artiste. Comment le pourrait-il? Mais l’ineffable sentiment de beauté que dégage l’oeuvre nécessite-t-il vraiment sa compréhension?
Certainement pas, pas plus que ne l’exige le frisson de plaisir provoqué par cet autre tableau semi-abstrait expressionniste qu’est le n° 20, La Montagne. Peut-être moins profond que Torrent-mannequin, mais d’autant plus complexe, moins romantique, mais bien plus violent, il voit Alain Millerand y rejoindre Baudelaire clamant: «... du haut de la montagne arrive à mon balcon, à travers les nues transparentes du soir, un grand hurlement, composé d'une foule de cris discordants, que l'espace transforme en une lugubre harmonie, comme celle de la marée qui monte ou d'une tempête qui s'éveille...» . Décomposition-recomposition. Superbe! Certes, bien d’autres perles enjolivent cette exposition, mais comment les citer toutes? Alors, faites-vous le plaisir d’aller vous rincer l’oeil et l’esprit au travail de l’un des peintres les plus remarquables et trop peu connus de notre époque!
18 commentaires:
Votre lecture nous rince déjà l’œil et va au-delà du simple fait du "faire découvrir", cher Giulio. C’est superbe ce que vous nous présentez là.
Je ne fais que passer aujourd’hui pour vous saluer vous, Jalel et Christiane, et vous dire que j’y reviendrai.
Le maître de la maison nous a offert la dernière fois son hospitalité pour toujours, je l’espère ; je me réjouis et m’y installe pour longtemps aussi.
Amitiés
@ Mahdia : nous ne faisons tous que passer, ton comme l'homme de l'ouest qui, à l'instar d'Émile Verhaeren, nous invite de son ouverture :
"Dites, quel est le pas
Des mille pas qui vont et passent
Sur les grand’routes de l'espace,
Dites, quel est le pas
Qui doucement, un soir, devant ma porte basse
S'arrêtera? ..."
Emile Verhaeren: "Au passant d'un soir"
Oui,nous ne faisons tous que passer, et heureux celui qui sait apprécier le pas de celui qui vient de très loin taper doucement le soir à sa porte, lui ouvre, le salue et l’accueille vaillamment.
Il m’a toujours été agréable de réciter ces mots très tendres d’Albert Camus, répétant à l’infini la marche des grands hommes qui rendent nos pas, même trébuchants, des pas qui méritent de l’attention, nous poussent à aller même si nous ne parviendrons jamais et nous tendent la main, par-delà leur mort, pour nous inviter à vivre :
« Ne marche pas devant moi, je ne suivrai peut-être pas.
Ne marche pas derrière moi, je ne te guiderai peut-être pas.
Marche juste à côté de moi et sois mon ami."
Il a raison, le grand Albert, chère Mahdia; mais c'est moins facile que c'en a l'air.
Suivre reste le plus facile
à la plupart des imbéciles.
Quant à vouloir tout précéder
on peut se voir vite esseulé.
Mais aller de pair est une gajeure,
comme orchestre sans directeur.
Aussi, tout un orchestre d'amis, est-ce chose pratiquement imposssible. Et même quelques-uns seulement ont du mal à jouer longtemps à l'unison. À la longue, les différences, même infîmes, s'accumulent, grossissent, deviennent différends.
Voyez combien de fois des groupes musicaux, dont l'union faisait pourtant la force, finissent pas se diviser! Dur, dur d'avancer de concert, plus longtemps ou plus loin, qu'un petit bout de chemin.
Mais qu'est après tout la vie tout entière... sinon un petit bout de chemin ?
Bonjour Mahdia et Giulio. j'ai cherché sur internet, sans succès, à voir quelques oeuvres d'Alain Millerand : échec ! Venir à un peintre, à ses oeuvres par un regard (même celui de Giulio !) c'est assez difficile... Déjà, la photo de l'oeuvre demande un engagement plus important, un face à face. Ouvrir la porte d'une galerie et se risquer à l'approche d'une toile, puis d'une autre. Attendre que ça aimante. Parfois c'est fulgurant, parfois on reste à côté, soi dans soi, lui ou elle dans ses toiles et c'est comme d'avoir rater un train...
C'est très beau ce que vous échangez. "A coté, devant, derrière"... les trois cheminements font la saveur de l'amitié. Devant ou derrière permet de penser tout en étant à proximité de l'autre... A côté c'est un partage, souvent de la parole et du visage de l'ami. Oui, j'aime les trois...
Giulio, où , sur internet peut-on voir les photos des oeuvres dont vous parlez avec tant d'acuité ?
Jalel,
c'est bien, aussi, quand vous êtes là...
Comprends pas, chère Christiane. Le second site qui apparait dès que l'on inscrit Alain Millerand dans la fenêtre Google ou Yahoo, c'est le sien: www.millerand.net/
Là vous entrez et vous saurez tout, enfin, presque tout sur ce jeune homme au pinceau magique.
J'avais toute une série de photos de lui et de ses oeuvres, mais avec les centaines de recensements que je fais je ne peux les garder; elles feraient exploser mon disque dur. De plus, c'est une question de philosophie... Souvenez-vous : ... car rien n'est plus joli qu'un papillon envolé!
Parfois est il vrai, après un petit vol et quelques pirouettes, le papillon revient se poser sur votre épaule ou la fleur de votre balcon... tant mieux... il deviendra peut-être un ami...
Ah, je n'ai pas essayer cela !!! chouette ! merci Giulio-papillon
J'ai trouvé ! c'est fort, Giulio ! quelle sauvagerie, entêtement, colère et tendresse dans tout cela.Il épuise la palette jusqu'à l'ultime touche.ça détruit ce qu'on attendait de reposant et c'est bien. ça ouvre à quoi ? une douleur... Je n'ai pas encore trouvé. Il me faut approcher de ces toiles. Les sentir, les frôler. Entrer dans ces lieux qu'il crée comme pour une rencontre. Oh, j'ai les mots tout emmêlés. La peinture ça me détraque le langage. Les yeux ont faim de silence.
@Christiane
Alain Millerand vient également d'ouvrir une page ici
http://fr-fr.facebook.com/pages/Alain-Millerand-Peintre/204524646236065?sk=wall
Merci, Anonyme, mais n'étant pas inscrite sur facebook, je ne peux entrer dans ces dossiers... Mais il y aura bien une expo pour m'emplir les yeux de ces toiles...
À Luxembourg, chère Christiane, à La Galerie, 10-16 place de la Gare, tel 269 570 70, (Passage Alfa, en face de la gare), expo Alain Millerand jusqu’au 7 mai – lundi à vendredi 14-18,30 h, samedi 14-18 h. (ou sur rendez-vous, plus sûr!)
Pour ses prochaines expo's contacter l'artiste sub alain.millerand@free.fr
Giulio
Amitiés
Chers amis,
Le commentaire précédent est de Giulio, qui semble avoir des ennuis par la plateforme du blog. Je l'ai posté pour lui
Amicalement
Merci Giulio. Mais une échappée vers la Grande Chartreuse remet à plus tard cette joie.
Pour ce Véritable Premier Mai qui se lève tout beau, tout frais sur la Tunisie, comme l’aube partie depuis vingt quatre ans à la recherche de son jour et qui le trouve enlaçant le flanc ensanglanté de braves jeunes gens tumultueux de révolte, je m’approche , avant le coucher de l’art, du tableau de Alain Millerand, tends la main à sa ravissante toile ici exposée, lui emprunte toutes les roses blanches qui l’égaient, les porte dans la chaleur de mon cœur, les chauffe à la lumière de mon regard , les mélange à l’encens de mes mots et les souffle de nouveau en un jardin jonché de muguets que j’offre à notre fidèle ami, Jalel el Gharbi, lequel ne cesse de fleurir par son écriture et par son blog les esprits et les cœurs de ses lecteurs ; ainsi qu’à tous les tunisiens qui ont permis au printemps de fleurir cette année en plein cœur du monde.
Muguets et chansons verdoyantes de mai à vous aussi Giulio et Christiane, et à tous les fidèles amis du blog qui nous unit.
@ Mahdia, Merci chère amie. Merci infiniment
@ Mahdia, Christiane, Jalel, mes amis : cela fait 30 ans, qu’ayant découvert un flanc de colline riche en muguets sauvages, j'y chasse tous les 1ers du mois de mai pour en ramener un bouquet à celle qui partage ma vie. Cette année, hélas, un vilain lumbago m'en a empêché. Course chez le fleuriste. Pauvres choses que j'ai vues là, déjà mûres depuis quinze jours, pas un brin sans quelques clochettes fanées. Réchauffement climatique paraît-il. Heureusement que les mots d’amour, les mots d’amitié, de tendresse, peuvent prendre la relève, réchauffent les cœurs, eux. Et pardon pour cette cascade de niaiseries qui feraient se tordre gmc (où reste-t-il, celui-là, ça fait une trotte ! Est-ce « Pour créer de nouveaux paysages
/ Sur les dunes bleues de coriandre » dans «Ici et là»?). Je tacherai de retrouver ma gouaille avec le redressement de mon dos.
Merci de cette découverte.
Oh, tout ce muguet ! Merci.
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