La Tunisie fête le centenaire du grand écrivain Mahmoud Messadi dont la langue est si épurée, si cristalline, si minérale qu'elle laissa pantois Taha Hussein. Ce que l'on sait moins, c'est que son chef-d'oeuvre Le Barrage a d'abord été rédigé en français. Ce texte a été écarté des ouvres complètes. Je mettrai en ligne dans les jours qui viennent d'autres pages de ce tapuscrit :
Mahmoud Messadi
Le Barrage
Scène Première
La scène représente n’importe quoi, pourvu que l’on se sente en montagne, dans un pays rocailleurs, aride, à végétation en aiguille et à poussière nombreuse. La scène doit être sèche ; on peut faire le ciel en jaune.
Les deux personnages doivent se débrouiller pour se trouver une attitude, une position – assis ou debout , dans ce décor sans chaise ni fauteuil. Ils peuvent par exemple, s’asseoir sur leur matériel de campement que l’on voit entassé là, ou corrompre le metteur en scène.
-------
Marphéo.
Nous voici installés dans le Rêve, Meïmouna.
(Elle veut parler)
Oui, oui… je sais. Tu vas dire : je déteste les idéales commodités ou encore : ce n’est guère un équilibre.
Meïmouna.
Non, Marphéo, non. Je ne voulais rien dire de tel. Je voulais dire seulement : comme des vers dans un fruit. Mais alors le fruit ne vaut plus rien.
Marphéo.
C’est une grande erreur, Meïmouna, le Rêve n’est guère comestible.
Meïmouna.
Peut-être. Oui, tu as raison. C’est nous qui sommes mangés. Le Rêve est anthropophage.
Marphéo.
Mettons que c’est un fruit anthropophage que mangent les vers et qui nous mange. Sais-tu seulement ce que tu veux dire, Meïmouna ?
Meïmouna.
Oui, mon bon ami : tu mangeras le Rêve et lui te mangera, réciproque simultanée. Et je n’arrive pas à savoir qui de vous deux se venge de l’autre, ni de quoi. Vous vous obstinez l’un à habiter l’autre, l’autre à le remplir de graisse comme une bête de sacrifice. Vous êtes deux entêtés, vous êtes deux mules, Marphéo.
Marphéo.
Nous sommes peut-être deux mules, mais nous sommes deux amis et nous ne nous détruirons pas … Nous te convertirons, Meïmouna.
Meïmouna.
Si c’est au marbre, à la ligne mathématique, à l’arbre sec de la vie, oui je veux bien. Mais j’y crois déjà. Tant pis pour le Rêve, tant pis pour toi, vous ne convertirez rien.
Marphéo.
A la négation de Loi et de Limite, ma sœur. L’impuissance et le Néant, à l’Acte. Tes lignes mathématiques, tes absolus donnés, prison de toi, despotes, nous en ferons des ronds de fumées, bleus et vains comme tes yeux.
Première voix.
Convertir quoi à quoi
Noble apôtre ?
Toi-même à nous
Ou à toi nous autres ?
Deuxième voix.
Enfer ou paradis
Oh qu’importe ?
L’important est qu’ardeur
Fille de l’extrême ferveur
Ne ferme point ses portes.
12 commentaires:
C'est trop beau, c'est trop fort !Je ne saurais le commenter tout de suite.
j'ai toujours eu peur des vers dans la réalité, alors que dans mes rêves je me suis même faite des amis dinausores.
l'écriture , c'est comme le rêve, on franchit le seuil et on s'ouvre à l'inattendu.
Je relis ce texte une deuxième, troisième fois et … Quoi ? Plus intense qu’avant ! Il ya une philosophie que nous retrouvons dans des textes et que nous avons nous-mêmes déjà ruminée en silence dans les abysses de nos êtres profonds, et qui sans cesse nous empêche de trouver la vérité, l’éternel questionnement : où se trouve la vérité, dans le rêve ou la réalité ? Qu’est ce qui est vrai : le marbre, la ligne mathématique et l’arbre sec de la vie (voici même une métaphore noyée et ressuscité en réalité) ou le songe qu’on a d’eux et qui rêve de les manipuler pour nous les rendre malléables et servir à nous rendre heureux ? A quoi me servirait le marbre s’il restait la pierre qui embellit ma maison de pierre et me donne à travers son expression "être de marbre" une terrible impression qui fait frissonner mes tendres rêves d’un demain plus épanoui ?
Je songe à l’écriture (en partant de la lecture) comme moyen idéal de trouver le chemin de la vérité et rejoins sans longue réflexion cette fulgurante constatation du nouveau Nobel de littérature Tomas Tranströmer : "Je suis sur la montagne et contemple la baie./Les bateaux reposent à la surface de l'été./"Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive."/Voilà ce que les voiles blanches me disent./"Nous errons dans une maison assoupie./Nous poussons doucement les portes./Nous nous appuyons à la liberté." Voilà ce que les voiles blanches me disent./J'ai vu un jour les volontés du monde s'en aller./Elles suivaient le même cours ― une seule flotte./"Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne."Voilà ce que les voiles blanches me disent."
Quel splendide texte, Jalel, mon ami ! Absolument magique. Mais ce dialogue, à mon avis, d’une même personne avec elle-même – comme Faust et Méphisto furent sans doute pour Goethe les deux faces principales d’un même homme –, son rêve et les voix qui se font entendre, étant d’autre part autant de doutes, objections, suggestions, réserves, hésitations, caractères… du même personnage, ce dialogue donc, souffre de son incomplétude. Frustrant ! Impossible de comprendre où le capitaine Messadi mène le bateau sur lequel il nous a embarqué lorsqu’on n’a même pas encore doublé La Goulette. Je lis sur Wikipedia que c’est une pièce philosophique en 8 actes, en fait une véritable odyssée, dont on peut se demander comment – et là j’en viens à vous, chère Mahdia, et à votre « Je relis ce texte une deuxième, troisième fois et … » –, comment donc, l’auteur peut avoir pensé un instant, que les auditeurs/spectateurs puissent la comprendre au théâtre, lorsqu’une multiple lecture, lente et réfléchie s’impose à tout non-surdoué de l’entendement pour peu qu’il veuille en comprendre la profondeur et les implications. Mais c’est peut-être qu’à force de lire je suis devenu un peu lent de la « capisce » et que les verba volant en général trop vite pour moi. Et – retour à toi, Jalel – j ’irais même plus loin. Considérant l’intensité de ce premier aperçu et le fait qu’il va se développer sur 8 actes, la pièce ne devrait-elle pas faire l’objet d’un cours magistral per se, voire d’un ouvrage complet. Meïmouna ne vaudrait-elle pas (dans un tout autre régistre) Faust et Marphéo (Morphée? Sommeil?) Méphisto ? Ne serait-ce pas quelque chose pour toi ? Qu’en dis-tu, Jalel ?
@ Mahdia, oui c'est un texte d'une puissance inouïe, surtout dans sa version arabe. On y découvre surtout les influences littéraires subies par Messadi (Ici, Baudelaire) mais il y en a d'autres.
@ Giulio, cher ami. La version française, reniée et bannie des oeuvres complètes, est différente de la version arabe. Je compte faire une étude des deux versions. Sinon, c'est un texte très étudié en Tunisie. Il a longtemps été enseigné au baccalauréat. Dans le monde arabe, il l'est un peu moins. Mais je pense qu'il finira par être reconnu. Tout à fait d'accord avec toi pour le rapprochement avec l'oeuvre de Goethe.
Oui Jalel, un texte d’une puissance inouïe et d’une portée intemporelle car dans cette quête d’un absolu tout humain (l’homme peut-il aller plus loin que ce que lui dicte ses rêves terriens), le rêve est de construire un barrage et d’aider des populations en situation de détresse face à la permanente menace du désert.
Vous avez signalé dans votre billet du 06 novembre 2009 que Messadi a lu Camus, mais je vous dirais, si le barrage était écrit dans les années cinquante, qu’il se serait inspiré de "La pierre qui pousse" de Camus (nouvelle insérée dans son recueil intitulé "l’exil et le royaume" 1957, que j’ai eu le bonheur d’étudier) qui raconte la construction d’un barrage, mais chez Camus l’espace, le décor et la philosophie sont autres. Je ne sais pas si Camus avait pris connaissance de la version française, tout est possible.
Dans cette belle trame, le réalisme est vaincu par le rêve continuel d’aboutir. Je crois même que le réalisme est l’enfant ingrat de la vie. Ce sont les fruits du rêve de l’humanité qu’il cultive, mais s’en prend en permanence aux idées rêveuses, aux chercheurs du sens élégant de la vie.
Le Barrage, c’est aussi celui des mauvaises volontés, de l’esprit rigide qui n’aime pas aller, qui stagne. Faire barrage à ceux qui marchent à reculons ou aux traînards. J’ai peur que nous soyons dans notre monde arabe en permanente situation de rêve de "BARRAGE" (dans les deux sens et plus)!
Merci pour cette belle pièce !
J’ai dit rêve de barrages ? Non, c’est faux, je rectifie : nous sommes en permanente situation de barrages réels. Qu’est qui nous laisse autant en suspension de progrès si ce ne sont pas nos blocus de tous genres ?
Eh bien, mes amis, alors là, je sèche ! je ne comprends rien à ce dialogue qui envoie Mahdia sur les étoiles. Un rêve anthropophage, un vers dans une pomme. Ces métaphores me laissent dubitatives...
Le texte d'au-dessus (n°2) c'est encore pire, c'est comme des mots qu'on aurait jetés à la mer et qui en sont tout bousculés. Est-ce que, par bonté, un de vous trois pourrait m'ouvrir à cette beauté que vous avez reçu comme une grâce ?
christiane l'exclue !
@ Christiane, vous n'êtes pas aussi seule que vous ne le pensez, chère amie. Taha Hussein dit, comme le rappelle notre ami Giulio en commentaire à l'extrait 2, avoir lu et relu le Barrage et n'y avoir rien compris. Pour nombre de Tunisiens, l'oeuvre de Messadi vaut d'abord par sa parfaite maîtrise de la langue poétique, par sa richesse.
Peut-être alors faut-il se laisser guider sans poser de questions, un peu comme devant la couleur dont on s'imprègne en silence...
Le rêve c'est ce qui nous reste quand on a tout perdu, quand on est dans la cage du malheur. Il est alors aussi fort, plus fort que la mort car il est amour, lumière et idéal mais si on se retourne on perd l'amour, le songe d'amour et il ne reste que ver dans le fruit et la terre désolée.
Et l'autre visage du rêve, celui qui donne l'aurore avant la fin de la nuit, la fierté de Sisyphe qui redescend la montagne tout en sachant que la pierre à nouveau sera lourde mais il est libre.
Il faudrait les ailes du rêve comme plumes pour voler haut avec les oiseaux avec parfois l'eau des larmes ou le sang comme encre.
Je le sens tout proche parce que sa langue de heurte au raisonnement, à la logique, l'écrase comme la meule aux olives pour en faire sourdre l'huile claire et vivifiante, le chant de la langue. Est-ce cela professeur ? Dites-moi, je me suis glissée au dernier rang de votre classe, dans votre faculté aimée et qui l'aimait.
@ Christiane, je pense que c'est cette attitude qui convient le mieux au texte de Messadi : cette attention au bruissement de la langue, aux idées résultant de la contiguïté entre les mots. Messadi n'est pas philosophie au sens où on lui connaît une théorie, une pensée argumentée. Je pense qu'il était trop happé par les interrogations, par l'inquiétude.
Oui chère Christiane, il n’ya pas plus beau que le rêve, on peut y habiter éternellement si on n’est pas trop mou car pour y sortir en bonne santé il faut y entrer dur comme un roc. Le rêve est céleste car il n’ya pas de guerre ni de haine dans le rêve . Le rêve est l’habitacle des poètes et des surdoués du regard.
Vous convoquez dans votre mot Sisyphe, cette belle image de l’endurance, et combien il m’est cher cet insurgé du panthéon qui même en enfer, peine inlassablement pour donner l’exemple aux vivants qui se déméritent de leur bonheur sur terre. Il n’est pas étonnant que son nom signifie en grec « très sage » ; cette sagesse qui finit par rejoindre le consentement de/à la pierre.
L’endurance dans l’action et l’amour et la foi qu’il y met dans son accomplissement octroient à cet homme le titre de héros. Héros surtout parce qu’il n’a pas détesté son rocher ou l’a sous- estimé ni s’en est détourné mais il l’a affronté dans l’amour et l’abnégation, il s’en est accroché à lui jusqu’à en faire sa chose et "la clairvoyance qui devait faire son tourment, disait Camus, consomme du même coup sa victoire."
Sisyphe, nous le devenons par la force des choses, et la fin du Barrage de Messadi rejoint cette philosophie si pure de la vie qui nous exhorte à ne jamais baisser les bras et laisser couler nos rêves.
Bonne journée à toi Christiane !
oh, merci Mahdia, c'est comme cela que les mots m'en viennent avec la douceur du retour de la joie.
Enregistrer un commentaire