dimanche 12 mai 2013

Chagall, témoin entre guerre et paix au Musée du Luxembourg



 Par Giulio-Enrico Pisani
Zeitung  vum Lëtzbuerger  Vollek

Permettez-moi, amis lecteurs, de vous amener cette fois à Paris, afin de vous faire participer à une découverte exceptionnelle, que j’ai faite il y a un bout de temps, mais que je n’ai pas encore eu le loisir de vous rapporter.  La journée a commencé par mon arrivée par le TGV de midi à la Gare de l’Est.  Ensuite déjeuner dans une brasserie du Bd de Strasbourg, promenade digestive tout le long du Bd Sébastopol jusqu’à la Seine, traversée de l’Île de la Cité, Rive gauche et Bd St Michel, hôtel, installation et exploration des environs.  C’est qu’il me restait encore trois bonnes heures avant le vernissage de Carole Melmoux, c'est-à-dire de ses tableaux qui ont servi à illustrer le livre récemment coécrit par Jalel El Gharbi et moi-même.[1]  Et comment mieux passer l’après-midi qu’en découvrant le jardin du Luxembourg tout proche, à mi chemin entre mon hôtel et la galerie?[2]  C’est un beau parc, en dépit des bourgeons pas encore débourrés de ses arbres et buissons, dont un printemps avare de tiédeur prolongeait le sommeil.  Mais déjà, comme pour encourager leur éclosion, un groupe de jeunes profitait des premiers rayons de soleil pour y donner un charmant concert devant une foule ravie.

Ce n’est toutefois qu’après avoir quitté ce havre de paix au milieu de la cohue parisienne, que je découvris les affiches du Musée du Luxembourg,[3] accrochées aux grilles du parc, qui annonçaient l’exposition «Chagall entre guerre et paix».  Il est vrai que Marc Chagall, que j’admire pourtant beaucoup, n’était pas à priori de mes peintres préférés.  Cependant, la force de son témoignage de plus de trois quarts de siècle de guerres et de tourmentes révolutionnaires, mais aussi de sa propre paix «provençale» tardive, témoignages portés par son impressionnante symbolique et la puissance de son imagerie narrative, m’émut profondément.  Aussi, allais-je enfin comprendre pourquoi ce témoin de l’histoire de trois générations est devenu incontournable dans le paysage pictural européen du 20ème siècle.  L’exposition «Chagall entre guerre et paix» peut encore être visitée au Musée du Luxembourg jusqu’au 21 juillet.  En attendant (et en espérant) que vous ayez l’occasion de vous y rendre, voici, avec de minimes modifications, quelques extraits de l’excellente présentation que nous en offre le musée, et dont vous pourrez consulter la version originale sur le site www.museeduluxembourg.fr/fr/expositions/p_exposition-18/:

«Né en 1887 à Liozna, près de Vitebsk en Biélorussie – à l'époque Empire russe –, Moïshe Zakharovitch Chagalov (il prendra le nom de Marc Chagall en France) meurt en 1985. Il a traversé le XXe siècle, connu une révolution, deux guerres et l’exil. Autant d’expériences qui sont venues renouveler son approche artistique, se conjuguant aux grands thèmes fondateurs qu’il revisite inlassablement: sa ville natale de Vitebsk, la tradition juive, la Bible, le couple, la famille et le cirque. Le XXe siècle a, pour une large part, refoulé l’allégorie et le narratif dans les oeuvres d’art. Et c’est parce que Chagall a su s’affranchir des règles et des codes, voire des diktats, de la pensée moderniste tout en s’en nourrissant, qu’il a pu rester figuratif et témoigner de son temps. Il emprunte aux mouvements d’avant-garde (cubisme, suprématisme, surréalisme), semble parfois s’en rapprocher, mais demeure indépendant. Réunissant une centaine d’oeuvres, l’exposition éclaire la singularité avec laquelle Chagall aborde les représentations de guerre et celles de paix.  S’ouvrant sur la Première Guerre mondiale, elle s’attache à illustrer les moments-clés de la vie et de l’oeuvre de Chagall, de la Russie en temps de guerre à l’après-guerre dans le sud de la France.

À Vitebsk, pendant la première guerre, Chagall rend compte d’une réalité brute, des mouvements de troupes, des soldats blessés, des populations juives chassées de leurs villages; il s’attache aussi à représenter l’environnement de son enfance, dont il semble pressentir la disparition, et son bonheur conjugal. En 1922, il quitte la Russie et s’installe à Paris en 1923, où il se consacre à l’illustration de différents livres, dont la bible. Son séjour est également marqué par des peintures oniriques où figurent des personnages hybrides caractéristiques de l’imaginaire chagallien et par de nombreuses images du couple, son motif central. Devant la montée du nazisme, il quitte la France pour les États-unis et continue à témoigner des ravages de la guerre. La barbarie qui dévaste l’Europe se mélange aux souvenirs des pogroms, et le thème de la crucifixion, symbole universel de la souffrance humaine, s’impose à lui. Son oeuvre reflète également sa volonté de retrouver l’essentiel, ses racines et son bonheur familial, endeuillé par la disparition de sa femme Bella[4] en 1944. L’installation de Chagall à Vence après la guerre entraîne une modification notable de sa façon de peindre, comme des thèmes abordés. Si certaines peintures restent empreintes d’une tonalité sombre, il s’efforce de sublimer le passé et parvient peu à peu à une plus grande liberté. Avec le temps qui passe, les couleurs des paysages méditerranéens envahissent progressivement ses oeuvres. Cette sérénité est à son apogée dans «La Danse», véritable hymne à la joie qui reprend une nouvelle fois les principales figures de l’univers chagallien. La curiosité de Chagall pour l’art de son temps et la liberté qu’il s’est toujours donnée lui ont permis de construire un univers pictural profondément singulier – reflet autant du monde contemporain que de ses propres émotions.»

L’enchantement que je pus vivre durant ma rencontre avec cet artiste universel, bien plus présent devant moi grâce à son oeuvre, que si je l’avais rencontré en chair et en os dans les allées du Luxembourg, mon enchantement donc, est difficile à décrire.  En parcourant les salles du musée, je parvins enfin à pénétrer et à comprendre, du moins en partie, l’esprit et la générosité de Marc Chagall à travers le chaleureux message d’amour et de fraternité qu’il nous lance, l’air de rien, bien au-delà des vicissitudes et des espoirs du vingtième siècle.  Quant à savoir dans quelle mesure sa peinture reflète réellement sa philosophie existentielle, il n’y a pas le moindre doute: son art en est absolument tributaire.  Tout son travail – ses idées, dessins et couleurs jaillissant des tréfonds de son enfer personnel vers la lumière du pardon – est le fruit de ses traumatismes, du ressenti de sa pensée et de ses convictions.  Et c’est fort à propos que me vient à l’esprit son constat: «C'est toute une vie qui s'identifie à mon travail».  Mais j’évoquerai également son plus beau message, celui qui lui aura enfin permis de maîtriser les tourments de son passé: «Si toute vie va inévitablement vers sa fin, nous devons durant la nôtre la colorier avec nos couleurs d’amour et d’espoir».

Il faut tout de même rappeler, que le parcours artistique de Marc Chagall ne se limite pas à la peinture, à cette peinture dont l’exposition au Palais du Luxembourg nous offre, il est vrai, un fabuleux panorama, mais thématique et, partant, limité?  Au cours de ses quatre-vingts ans d’activité artistique il a en effet réalisé d’innombrables tableaux, dessins, estampes, sculptures et céramiques, conçu des costumes et des mises en scène pour le théâtre et le ballet pour lesquels il a peint de nombreux décors.  Vers la fin de sa vie, sa soif de lumière l'amène à se consacrer de plus en plus à la création de vitraux: jusque là personne ne les a encore vu dispenser la magie de leurs feux sans en être touché et ébloui.  Je pense notamment aux trois vitraux illustrant La création du monde dans l'auditorium du Musée national Marc Chagall de Nice, aux trois verrières destinées à la chapelle d'axe de la cathédrale de Reims, à la série de vitraux et la rosace pour le choeur du Fraumünster à Zürich et à bien d’autres réalisations lumineuses.  Mais voilà qui risque de m’entraîner bien plus loin que Paris et l’exposition «Chagall entre guerre et paix», présentation dont il faudra que je me contente cette fois.


[1]  Des Passantes et des Passants, Désirer, être désiré(e), essai poétique et poéticien de Jalel El Gharbi et Giulio-Enrico Pisani, illustré par Carole Melmoux, 200 p., Éditions Op der Lay, Esch/Sûre.

[2]  La Galerie Feuillantine se trouve 17 rue des Feuillantines 75005 Paris, rive gauche, à dix minutes à pied du Luxembourg.  Site http://galerie-feuillantine.com/

[3]  Musée du Luxembourg: 19 Rue de Vaugirard, 75006 Paris (rive gauche), métro Luxembourg; ouvert tous les jours de 10h à 19h30 et le dimanche de 9h à 20h; nocturne lundi et vendredi jusqu’à 22h., expo «Chagall entre guerre et paix» jusqu’au 21.7.2012

[4]  Bella Rosenfeld Chagall, écrivaine et modèle de plusieurs de ses oeuvres. (Wikipedia)

8 commentaires:

Unknown a dit…

J'ai vu "la Promenade", de Chagal, à Londres 2007 sur une exposition apellée " From Russia".
En première place la dimension du tableau qui m'a battu fort, car on voit toujours despetits images et on a pas la vision de la dimension; deuxième place la sensation de voler livre des deux amants.
Il, fait du temps que je ne te visitait pas, mais je ne tái pas oublier du tout.
À bientôt!

Jalel El Gharbi a dit…

Merci infiniment cher António Baeta. Moi non plus je ne t'ai pas oublié.
Amitiés

Jawhar a dit…

1 minute de cette exposition est permise à cette adresse électronique, pour ceux qui, comme moi, ne peuvent s’y rendre réellement.

http://www.youtube.com/watch?v=q2eHx1sq4kI

Mais le tube nous montre, mais ne nous fait pas regarder comme vous nous le faites apprendre, cher Giulio. Qui, mieux que vous, sait nous rendre compte de ce qu’on ne saura voir seul ? Sans votre regard perspicace qui voit tout, mais s’arrête là où il faut y mettre plus de temps et d’enchantement, comment accéder à la lecture de l’essentiel ? Merci pour cette nouvelle halte dans l’art pictural et pour Chagall, auquel Jalel a rendu hommage il y a un an, sur cette même page.

Halagu a dit…

Si un jour, cher Giulio, tu passes par ma belle ville d'adoption Nice, arrête-toi au musée Chagall inauguré en 1973 en présence du peintre. Je pense qu'il est l'unique musée au monde dont l'architecture a été conçue par le peintre lui-même pour abriter ses seules œuvres. La disposition et les dimensions des différents murs du musée ont été pensées à partir des tableaux exposés et le résultat est absolument ravissant. Même le jardin qui accueille le visiteur, ainsi que l'auditorium, ont été organisés et décorés selon les vœux de Chagall.

giulio a dit…

La grandeur des vraies œuvres d’art, chère Jawhar, réside, d’une part, dans cette beauté (objective ?) commune (plus petit dénominateur commun ?) qu’elles dispensent à tout un chacun et, d’autre part, dans l’émotion – esthétique, sentimentale, sensuelle ou autre – qu’elles suscitent chez chaque individu. Émotion totalement subjective et chaque fois unique, non seulement dans l’esprit de chaque individu, mais aussi unique et différente selon son humeur du moment, le temps, le contexte, l’ambiance et autres paramètres. La veille ou le lendemain j’eus sans toute perçu ces œuvres différemment et ma réponse comme mon écriture eussent été différentes. Je n’ai donc pu transmettre au lecteur qu’une vision partielle et fort sommaire de l’expo, qui voudrait et peut éveiller l’intérêt du lecteur, mais en aucun présumer de son appréciation et surtout pas de son ressenti. Donner envie, oui ; orienter, peut-être ; mais guère davantage. Au vu du nombre de visiteurs, il est évident que nous sommes nombreux à aimer. Il y a toutefois mille façons d’aimer et pour chacune d’elles mille façons de l’exprimer. Aussi, si ce que je ressens est embelli sur papier par ma façon de l’exprimer, il n’en reste pas moins d’une tiédeur et d’une superficialité qui a peu à voir avec le sentiment, voire le bouleversement de l’amateur passionné.

J’y penserai certainement, cher Halagu, e merci pour le tuyau. Quant à y aller, c’est une autre paire de manches. Je reviens justement de Sicile dans une de ces boîtes à sardines volantes où je me jure chaque fois que je ne remettrai jamais les pieds. Deux fois trois heures en position de momie inca, mes trop longues jambes immobilisées dans un espace de quelques cm2, le tout coincé entre des heures d’attente debout au check-in et une heure au tapis roulant à valises, ce n’est pas idéal pour mes vieilles artères. Alors, en attendant une autre vie, où je pourrais voler en première classe… Mais, qui sait, déjà plusieurs fois parjure, je me laisserai peut-être tenter un de ces jours une fois de plus. Quoiqu’il en soit, je recommande à ma femme, qui avait adoré l’expo Chagall au palais du Luxembourg et qui va passer quelques jours à Cannes, de visiter le musée Chagall de Nice.

Halagu a dit…

Giulio, il te reste le TGV en première classe pour voyager confortablement et sans risques pour tes artères!
Si ton épouse visite le musée Chagall, elle pourra passer par celui de Matisse situé à quelques pas du premier... Entre Cannes et Nice elle pourra aussi s'arrêter à Biot pour visiter le musée Fernand Léger, à Antibes pour suivre les traces de Picasso et admirer quelques œuvres de ce génie, à Saint Paul de Vence (le Sidi Bou de la Riviera) pour découvrir la collection de La Fondation Maeght posé dans un écrin de verdure ou le travail admirable de Folon réalisé à la chapelle qui porte son nom...J'arrête là avant d'avoir l'air d'un employé du syndicat. d'initiative.

giulio a dit…

Il n'y a pas de TGV direct Luxembourg Nice, Halagu, et, de plus, la 1ère y est aussi chère que l'avion. Mais en TGV (en attendant qu'on y condense les places comme dans les avions) la 2e suffit, et c'est probablement ainsi que je me rendrai un de ces jours à Nice et autres lieux azurrocostaux. Pour l'heure j'ai passé le tuyau à ma meilleure moitié, qui en fera ce qu'elle voudra.

Jawhar a dit…

J'adore l'expression " ma meilleure moitié" ! elle est sérieusement poétique et en plus elle dit tout.