Giulio-Enrico Pisani
dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek (www.zlv.lu
> Kultur), Luxembourg 22 mai 2013
Tony Masschelein,
ou
le fabuleux périple de Cardon à Goya via
Zao Wou-Ki
Représentez-vous
donc une étoile surgie de la nébuleuse où gravitaient les Eugène
Lampsonius et autres Jacques-Armand Cardon entrer en orbite
autour de la supernova Zao Wou-Ki et, accélérée
par sa force de gravitation, poursuivre sa trajectoire pour aller flirter avec la
galaxie des Francisco Goya et des Ivan Aïvazovski.
Imaginez ensuite cette étoile être celle d’un peintre français et plus
précisément normand venu exp(l)oser son immense talent au Luxembourg. Eh bien, il ne faudra pas vous contenter de
l’imaginer, amis lecteurs, ce nouvel astre d’une brillance extraordinaire. En effet, la Paris.New -York
Art Gallery[1]
vous le présente aujourd’hui, cet artiste exceptionnel, sans doute le plus
remarquable que la galerie ait accueilli depuis sa fondation. Tout à la fois peintre, dessinateur et, depuis
peu, sculpteur, Tony Masschelein est né en 1973 à Roubaix. Son parcours, que vous pouvez lire en entier
sur son site www.tonymasschelein.com/,
est essentiel pour la compréhension de son oeuvre, aussi vous en fais-je
partager ci-dessous, avant d’aborder sa présente exposition, de larges extraits
à peine retouchés.
«Très tôt passionné par les arts visuels, il
recopie dès l'âge de 5 ans des bandes dessinées, puis s'initie au dessin en
garnissant ses cahiers de collège des portraits de ses professeurs et de ses
premiers graffitis. À 15 ans il découvre, ébloui, la peinture au Musée de
Roubaix. Cette rencontre déterminante l'encourage dans sa voie artistique. À 17
ans il conçoit études et maquettes pour une imprimerie et réalise une fresque
murale pour la mairie. Poussé par le besoin de rencontrer d'autres cultures, il
voyage à travers le monde et amorce son parcours spirituel lors de longs
séjours en Asie. Une quinzaine d'années durant, il dessine surtout des visages
en travaillant comme portraitiste et installe à 30 ans son atelier à Roubaix. Début 2006 la spiritualité orientale lui ouvre les portes de la
peinture de Zao Wou-Ki et des ses abstractions atmosphériques. Il délaisse
alors le formel au profit d'un univers abstrait et développe une peinture fougueuse
d’une grande musicalité qui s’ouvre sur un monde stellaire. Couleurs et lumière
y fêtent leurs noces en un chant de joie qui éclate sur ses toiles. Mais
sa quête permanente et l’exploration des mystères de l'abstraction le
ramènent à vouloir mettre un visage sur ses émotions (et non l'inverse) et à
réduire la distance entre peinture et spectateur. Les couleurs parfois
éclatantes cèdent ci et là aux tonalités mouvantes, aux surfaces nébuleuses chargées
de matière d'où émergent des visages humains. Notamment dans une série de
fusains, des portraits aux yeux noircis ouvrent une fenêtre vers un espace à la
fois intérieur et universel...».
Tout cela
n’explique bien entendu nullement la fascination qui saisit aujourd’hui
d’emblée le visiteur qui pénètre au 26, rue du Curé à Luxembourg centre, dans
la galerie Paris.New-York. Tony
Masschelein, ce remarquable portraitiste, qui en 2000 pratiquait son art dans
les rues de Paris et de Florence, nous y propose d’émouvants portraits de
femme, ici sereins, ailleurs tourmentés, qui nous regardent depuis les toiles
qui leur donnent vie. De splendides nus nous
attirent de leur réalisme fugace, tout à la fois classiquement discret et
subtilement provocant. D’autres nus ne
parviennent pas à vraiment l’être. Ils semblent,
tels des joyaux qui voudraient exploser leur gangue minérale, peiner à
s’arracher à une abstraction qui à l’air de se défendre bec et ongles contre la
nouvelle orientation de l’artiste. D’aucuns
y parviennent, y gagnent en luminosité et gratifient l’oeuvre d’une dramaturgie
plus charnelle. Ailleurs, où la
puissance de l’idée pure, abstraite, semble refuser de lâcher sa proie, donc de
la rendre au monde du figuratif, toute l’imagerie apparaît comme suspendue à
une transcendance sans retour digne des grandes tragédies grecques. Le revers de ce cheminement pourrait être le
côté sombre, pas vraiment optimiste d’une peinture qui ne veut ni «faire joli»,
ni être gnangnan, ni paraître, pour ainsi dire, «graphicopolitiquement» correcte. Le travail de Masschelein s’apparente, dans
le fond (non dans la forme), aux tourments des Ensor, Kubin, Munch, et Meese, voire de
certains ténébristes.[2] On y est loin d’un art neutre, clair,
impersonnel, passe-partout, apprécié, voire sponsorisé pas ceux qui nous
leurrent d’eau de rose et nous distraient des lendemains de luttes et
d’affrontements, où la lumière devra toujours et encore être arrachée aux
ténèbres. Mais c’est là
un aspect ne pouvant déranger que ceux qui aiment à être dupés.
Le fil d’Ariane,
le commun dénominateur, c'est-à-dire l’esprit qui nous conduit tout au long des
trente et une étapes de cette extraordinaire exposition de dix-neuf huiles sur
toile, six dessins au fusain et six sculptures d’argile, ne saurait être défini
en un mot. Il y a la beauté, certes,
mais surtout et, sauf exception, le mouvement, la puissance et la passion
chères aux romantiques, la fureur parfois, voire le tragique, la grandeur
toujours. L’exception, c’est «Visage d’ailleurs», huile dont la
paisible sérénité ne semble exister que pour montrer le possible à l’artiste,
ce à quoi il aspire peut-être, mais a du mal à atteindre, ce beau visage
restant, justement, «... d’ailleurs». Et
ailleurs, en effet, tout dans cette expo est élan, tension, tourmente, comme
dans «Luminiscience», autre visage,
mais débordant de tension sensuelle. Notez
cependant que le fait de se situer, pour ainsi dire, hors série, n’empêche nullement
«Visage d’ailleurs» d’être l’un des
sommets de l’exposition, au même titre que le tableau «Symphonie» ou la sculpture «La
lutte».
Et, justement, la
sculpture – sa production n’étant pour l’heure pas assez importante il ne la
mentionne pas encore sur son site –, l’artiste ne s’y est mis, à très petite
échelle, qu’en 2005, à l’époque de ses premières expositions de peinture. Les statuettes exposées à la galerie sont de 2012
et 2013 et témoignent d’un talent extraordinaire, qui rappelle le génie d’Edgar
Degas,[3] le côté tragique
d’un Rodin en sus. De plus, autant pour
sa peinture que pour sa statuaire, je mentionnerai exceptionnellement que ce
génial artiste, loin d’avoir atteint la renommée et la cote qu’il mérite, propose
ses oeuvres au coût de son travail et de ses frais. Ses prix sont en effet (pour l’heure) encore dérisoires,
comparés à ce qui se pratique pour des oeuvres de qualité comparable et d’un
talent ne fût-ce qu’approchant. Ne ratez
donc en aucun cas cette merveille, amis lecteurs! Vous-vous priveriez d’un plaisir rare.
Giulio-Enrico Pisani
[1]
Paris.New-York Art Gallery, 26, rue du Curé, à Luxembourg ville, près du
passage entre place d’Armes et place Guillaume. Expo Tony Masschelein mardi à
samedi de 12 à 18,30 h, jusqu’au 10 juin.
[2] Style de
peinture où les plages peu éclairées dominent, tout en formant d’intenses
contrastes avec les zones lumineuses. Il connut son apogée vers la fin du 16ème
et au 17ème, notamment avec les caravagesques.
[3] Peintre impressionniste célèbre, Edgar Degas
créa aussi (selon Jacques Henric, Art Press) «d’admirables sculptures (...) Oeuvres égales en valeur aux plus belles
toiles du peintre, elles rivalisent d’élégance, de grâce, de puissance, avec
les créations d’un Rodin...».
3 commentaires:
Quel plaisir de vous lire surtout, cher Giulio, car c’est vous qui me rendez perméable, permis, cet art fermé dans sa proximité contemporaine. Merci pour cette autre belle découverte, cet autre "Visage d’ailleurs " !
Cet autre "Visage d'ailleurs " ou de l’ailleurs et tous les autres dont vous ne cessez de rapprocher vos lecteurs et de les leur rendre familiers. Et quelle que soit la rémunération de votre travail –ci, elle restera certainement toujours en deçà de sa véritable valeur.
Merci, chère Jawhar, votre plaisir de me lire est mon plaisir d'être lu. La réciprocité est parfaite. Quant à ma rémunération par mon journal, est effectivement bien inférieure en €/h à celle de ma femme de ménage. Mais elle doit en vivre, elle, lorsque pour moi c'est un passe-temps. Est-ce d'autre part la faute du pacha, si, amateur amoureux d'écriture, je mets 8-12 h. à rédiger un article qu'un journaliste professionnel boucle en 2 heures? Ajoutons donc à ce qu'on me paie l'équivalent de ce que me coûterait une journée passée au bistro, ou au cinéma, ou, pis encore, à faire du shopping, ou à jouer au golf, ou faire du trecking en Himalaya et ajoutons-y la satisfaction de me faire plaisir et de faire plaisir à des amis et à des connaissances, tout comme à (un petit) nombre de lecteurs anonymes, ainsi qu'à quelques artistes (certains sont devenus presque des amis) et me voilà plus riche que bien des gens financièrement mieux lotis.
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