Giulio-Enrico Pisani
Lux., 6 juin 2013
Publié dans le a Zeitung vum Lëtzbuerger Vollek
Lune
andalouse : le chemin de l’aube ?
Un peu plus de
deux ans après son recueil Fulgurances,
c’est par Lune andalouse,[1] un nouveau
florilège, tout de peine et d’espérance, que le troubadour[2]
des temps modernes Ahmed Ben Dhiab vient troubler ma quiétude. Faut-il vous dire que ce titre enchanteur,
évoquant au-delà de son hispanité les onze siècles de tourmentes ethniques
méditerranéennes qui lui sont liées, m’a interpellé d’emblée? Comment lire en effet «Au-delà de l’immensité tragique /
une étoile insomniaque agonise / et dans nos veines / le jour / les rêves des
arbres / les exclus de l’aurore / se lavent...» sans penser au «bajo la luna gitana...» et aux «Grandes estrellas de escarcha / vienen con
el pez de sombra / que abre el camino del alba.»[3] de Federico Garcia
Lorca? Cependant, dès
son premier chant, Ben Dhiab élève sa poésie au-dessus et au-delà de
l’éclairage andalou pour survoler la mer, le Maghreb et le Machrek jusque «dans les entrailles de Gaza» et revenir
plonger dans le «sang du jasmin sur le
corps de décembre».
Dès ce premier poème, sans intitulé,
sinon, peut-être – et pourquoi pas? – son premier vers, on sent monter ce qui
marquera les trois premiers quartiers de cette lune: la souffrance, l’exil,
le déracinement, le sens tragique de l’être tout à la fois arabe et humaniste à
notre époque... Mais, qu’on se rassure; notre trouvère ou troubadour
n’en restera pas là. Peu à peu, grâce à
ses visions d’amour, sa pugnacité et son optimisme reprendront le dessus et il
trouvera à profusion «sur le parvis
des mosquées / mots échos à l’éclat boréal / poèmes en dérive (...) pour nous raconter l’exil des oliviers...». À quelques vers de là, «où se chorégraphient / les pensées de
l’arbre / la douleur de l’exil / sur les rivages de l’infini...», le
poète rebondit et finit plus loin par fêter l’espérance: «j’écoute / les pulsations de la terre / le
chant du peuple mutant / émerveillé / je caresse l’ineffable (...) et je danse / sur la circonférence de la
rose plurielle». L’influence du
soufisme sur l’esprit poétique de Ben Dhiab est – ici comme ailleurs –
évidente. Sauf que l’humain y reste
prépondérant et n’y cède point au transcendant.
«Lune andalouse, entre une civilisation et l'autre, est une
tentative de réenchanter le monde», nous confie dans sa présentation Michel
Cassir, directeur de la collection «Levée d’ancre» aux Éditions l’Harmattan et
poète lui-même. Évidemment convaincu,
car il semble profiter de cet halo de lune pour préciser qu’«... elle concentre et projette le réel et
l'imaginaire qui ont façonné le poète. Elle crée un lieu où vivre deviendrait
enfin possible. Il faut lire et voir ce
beau livre de révolte, de tendresse et de doute comme une boisson longue après plusieurs
traversées du désert. Les mots inespérés
dansent déjà dans les dessins, ils les inventent et en sont les nouveau-nés.»
Reconnaissons toutefois – la perfection
n’existant pas – que tous les vers ne sont pas heureux et que toutes les
illustrations ne sont pas réussies. Pour
ces dernières, le tort en incombe à l’éditeur, qui publie en noir et blanc des
peintures de couleur (à trois encres de chine près). Quant aux vers, l’on regrettera ça et là peu
de rigueur dans l’affinage. Le poème est
une régurgitation de l’âme, un geyser spontané de sentiments et de passions, et
son premier jet nécessite toujours un sévère travail d’élagage. Par exemple, le neuvain page 69, affaibli par
son neuvième vers, ferait un splendide huitain si à «... l’étreinte de feu / ou se
chorégraphient / les pensées de l’arbre / la douleur d’exil / sur les rivages
de l’infini... » ne venait pas s’ajouter le vers «...du
double centre illimité», sans doute plein de sens pour l’auteur, mais par
trop pesant.
Il s’agit toutefois
d’exceptions, que le poète rachète tôt fait par de merveilles de sensibilité, aussi
élégantes que poignantes, comme «... me rêver deux esprits dans un seul corps /
le pourquoi et le comment / de chaque palpitation // me rêver dans vos rêves /
une polyphonie cosmique / prince des roses jailli d’un baiser». Voilà qui, au-delà de la beauté du vers,
porte la voix du trouvère, poète-messager, messager et porteur lui-même, ce qu’affirme tout au long de son oeuvre l’écrivain
franco-libanais Amin Maalouf, pour qui chaque
migrant peut être passerelle entre le nord et le sud. Un troubadour, poète de l’exil, archétype du
migrant...[4] Comment mieux
situer, cerner (définir est impossible) Ahmed Ben Dhiab?
Ainsi qu’on l’aura déjà compris de ce qui précède et
comme je l’ai naguère écrit dans ma
présentation de son recueil Fulgurances,
le mot troubadour s’applique avec bonheur à ce génial artiste
franco-tunisien. Tout à la fois peintre,
poète, metteur en scène, compositeur et chanteur, sa poésie titille tous les
parfums, les mélodies, mais aussi les hurlements de cette immense culture qui
embrasse l’Occirient.[5] Ahmed Ben Dhiab est en effet bien un fils de ce melting pot culturel
transcontinental millénaire unissant l’Alhambra de Grenade aux Bouddhas de
Bâmiyân via le Canzoniere,[6] Les
Misérables et les Droits de l’homme, que les
barbares de l’histoire, de la politique, de la guerre et des intégrismes
religieux ne sont jamais parvenus à étouffer.
Mais c’est, sans doute, avec Amin Maalouf, l’écrivain turc Orhan
Pamuk, que l’Académie Nobel avait notamment distingué pour avoir «trouvé de
nouvelles images spirituelles pour le combat et l'entrelacement des cultures»,
qui a le mieux défini ce pontage humain, aussi sublime qu’insuffisamment réalisé. «... un jour, ils ont construit un pont qui
joignait les deux rives du Bosphore. Lorsque je suis monté sur ce pont et que
j'ai regardé le paysage, j'ai compris que c'était encore mieux, encore plus
beau de voir les deux rives en même temps. J'ai saisi que le mieux était d'être
un pont entre deux rives. S'adresser aux deux rives sans appartenir totalement
à l'une ni à l'autre dévoilait le plus beau des paysages».
Les poèmes de Lune
andalouse sont autant de pierres contribuant à former ce que je n’hésite
pas à appeler «le Pont Ben Dhiab».[7]
Né à Tunis en 1948, Ahmed Ben Dhiab est peintre,
poète, metteur en scène, auteur, compositeur et chanteur. Il a été directeur artistique de
"Celebrazione" Festival International, Italie 1998-2012, ainsi que conseiller
artistique et collaborateur auprès de plusieurs institutions culturelles en
Europe. Peintre restaurateur de la Grande Mosquée de
Kairouan, Tunisie, il est également professeur d’art et vit alternativement en
Italie et en France. Pour ce qui est du
reste de son pléthorique c/v, je vous suggère, amis lecteurs, de le consulter
sur son site aussi intéressant que bien illustré http://bendhiab-peinture.wifeo.com/.[8]
[1] Ahmed Ben
Dhiab : Lune andalouse, poèmes, ~100
p. L’Harmattan Poésie, mars 2013, 12 €.
[2] Trouvère ou Troubadour,
du provençal (langue d’oc) trobador, dériverait selon Maria Rosa Menocal du
verbe arabe tarab,
chanter, et du suffixe roman dour, tourner. Selon Richard Lemay trobar et trobador
viennent d'une racine arabe popularisée dans le dialecte roman espagnol du XIIe
siècle pour désigner le chanteur-poète qui s'accompagne d'instruments de
musique. (abr. de Wikipedia). Le troubadour/trobador/ménestrel(lo) arabo-latins
(Minnesänger ou Minnesinger germanique) apportèrent une contribution
essentielle au «pontage» culturel qui engrossa, à partir des royaumes arabes
d’Espagne (Al Andalous, 711-1492) et de Sicile (827-1091), le Moyen-âge
européen des semences de cette Renaissance dont le sud méditerranéen
arabo-berbère profitera toutefois si peu.
[3] Vers du poème Romance Sonámbulo dans le recueil Romancero gitano de Garcia Lorca. En français: «Sous la lune gitane...» et «De grandes étoiles de givre
/ viennent avec le poisson de l'ombre / qui trace à l'aube son chemin...»
[4] Cf. Deux
Rives, Une Mer, Notes sur la nécessité de nouvelles passerelles.
Essai-débat entre Giulio-Enrico Pisani et Laurent Mignon, dans la Revue GALERIE nos 2,
3 et 4 (Nov.2010 à juin 2011)
[5] Occirient ou Orcident : termes synthétisant
l’Occident et l’Orient chers à l’essayiste, poéticien et poète Jalel El Gharbi.
[7] Dans l’esprit de mes articles «Le pont
Maalouf» 1 et 2 (Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek: www.zlv.lu/spip/spip.php?article616
et
www.zlv.lu/spip/spip.php?article624).
[8] On trouve sur son site également ses adresses
postale et électronique.
6 commentaires:
Beau papier que ce pont entre deux rives. Merci.
Papier qui ne fait que dire les ponts, chère Christiane... quelques ponts... sur les milliers qui sont et sur millions qui devraient être.
Lors de mon dernier séjour à Tunis, j'étais frappé par les prix exorbitants des livres. C'est à croire que la culture est un luxe réservé à l'élite aisée. Le prix d'un livre dépasse les 30 dinars, soit un peu près le dixième du SMIC! La littérature est encore un pont très loin!
J’aime votre formule "les chemins de l’aube", cher Giulio. Et dire que l’aube ne peut être bien reçue et bien partagée que sur le pont qui unit deux rives. Mais, quand je pense à vos actes magnanimes, à votre générosité, à votre amour de l’autre, quelque soit sa confession ou sa frontière, je me demande finalement si, si Jalel n’a pas d’abord pensé et aimé "l'orcident" en vous ? Car, vous êtes, à mon sens, l’un des plus beaux et des plus rentables des ponts que je connaisse depuis quelque temps entre nos deux mondes.
Je vous ai fait dire un pluriel (les chemins) à la place de votre singulier. Mais, c’est certainement en pensant à tous les chemins que vous avez entrepris en écriture pour atteindre "l’aube" tant espérée, pour la renaissance d’une humanité plus unie et moins égocentrique.
Vous avez bien raison, chère Jawhar, cependant, je ne fais que citer. Aussi, l’«étoile insomniaque» d’Ahmed devient «De grandes étoiles de givre» chez Federico. D’autre part, Ahmed chante «de la rose plurielle » et «me rêver deux esprits dans un seul corps». Tout ce qui est humain, humaniste et poétique est en même temps singulier et pluriel.
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