… une malformation rénale grave
m'envoya peu après mon quatorzième anniversaire pour plus d’une année en
clinique, où ce grand urologue qu’était le professeur Mingers me sauva la mise en
six opérations avec son extraordinaire équipe et où le milieu hospitalier me
nettoya du même coup la tête de maintes fariboles. C'est en effet derrière les hauts murs de la
clinique Edith Cavell que me rattrapa l’«humain» de la Via Farnese et que je
commençai à en saisir bon nombre des tragiques implications.
*
Une pince d'acier - enfin, avec un peu de peau
autour, mais pas des masses - me saisit à la nuque. Un étau.
- Espèce de petit
vaurien ! cria Mademoiselle Kennis, l'infirmière en chef, hors d'elle, et m'arracha
littéralement de ma chaise.
Les mutualistes,
des durs de toutes les classes d'âge, généralement hospitalisés à cause
d'accidents de travail, souriaient ou grimaçaient, gênés. Leur doyen – et le
plus fort en gueule du même coup – laissa toutefois échapper un grognement
désapprobateur et bougonna : "Ghottverdomme! Laisseye donc la cheun'homm'
jouer ! Y'a pad'mal, tsé!" Mais on
n'est pas infirmière en chef à vingt-huit ans, et dans la clinique d'une école
d'infirmières à l’ancienne de surcroît, sans poigne ni répondant à
revendre. Parce que du répondant, elle
en avait, la demoiselle Kennis: en mâchoires, en muscles et en caractère.
Nullement impressionnée en effet
par l'algarade du vieil ouvrier, elle me tint un instant suspendu en l’air
au-dessus de la chaise (après trois opérations j'étais maigre à faire peur et
léger en conséquence) et me traîna comme un paquet de linge sale hors de ce
lieu de perdition.
Les jours
suivants, j'eus droit à toute une kyrielle de sermons. Mère pleurait et me parlait des nombreuses
privations qu'elle et ma soeur enduraient, pour que je puisse être soigné dans
une clinique privée, dans un milieu "convenable". Et le Franciscain de la communauté italienne,
le père Barnabé, qui avait eu trois semaines auparavant le mauvais goût de me
donner l'extrême onction, me reprocha, à travers les restes alimentaires pris
dans sa gargantuesque barbe noire, mon mauvais comportement. Il dit que je devais me montrer digne de la
clémence divine, et que mes fréquentations devaient m'élever et non me
rabaisser. Sûr! Pour lui, tous ceux de la classe ouvrière
étaient des communistes et, par conséquent, des mécréants. La seule réaction qui me troubla, fut celle
de Colette Hubrecht, la sous-chef de service, que j'idolâtrais autant que je détestais
mademoiselle Kennis, lorsqu’elle versa à son tour une petite larme sur ma
mauvaise nature. Elle m'arracha aussi la
promesse (doigts croisés derrière le dos) de ne plus aller jouer au whist avec
ces types vulgaires de la mutuelle. Il
me semble encore l’entendre: «Ils ne sont pas méchants, comprends-moi bien,
mais ils ne sont pas de ton monde». Ni
du tien, me dis-je, in petto, avec ton teint bébé Cadum et tes mains
manucurées, si douces sur ma peau, malgré la merde et la sanie que tu manipules
tous les jours. Je ne pouvais pas lui
faire de la peine. D'autant moins que ça
m'aurait gâché la masturbation nocturne que déclenchait l'évocation de sa
bouche pulpeuse et de ses roberts, ainsi que de ses ongles que j’imaginais me
griffer lorsqu'elle changeait mes pansements.
Etrangement, le
professeur Mingers, mon chirurgien et sauveur, ne dit rien, enfin... presque
rien. Il se contenta de sourire du récit
de mes frasques, que mademoiselle Kennis lui rapporta en ma présence, et obtint
tout de même de moi la promesse (encore une) assez vague, d'être un garçon
obéissant et de ne pas faire de la peine aux infirmières. Mais à quatorze ans les promesses n'ont guère
les jambes plus longues que les mensonges et trois jours plus tard je trônais
de nouveau, benjamin avide d'encanaillement, parmi les "camarades" du
cinquième étage, jurais comme un charretier et jouais... au whist.
3 commentaires:
Impatiente de lire la suite, toujours aussi friande des écrits de Giulio et de ce blog
Isabelle
Heureux que ça vous plaise, Isabelle. Jalel ne tardera dans doute pas à mettre la suite en ligne.
Conc. mon allusion au 1er paragraphe sur "... l’«humain» de la Via Farnese", vous pouvez en lire les tenants sur la page du 29 avril 2012 de ce blog...
Merci beaucoup, Giulio, je ne manquerai pas de lire l'un et l'autre avec grand plaisir.
Isabelle
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