La revue L’Archicube
publiée par l’association des anciens élèves et amis de l’Ecole Normale
supérieure de Paris 2013, n° 15, vient de faire paraître cet entretien avec
notre ami Georges Chapoutier, plus connu dans les milieux poétiques sous le nom
de Georges Friedenkraft, à l'occasion de la parution de son livre "Le Chercheur et la souris".
Georges Chapouthier,
naturaliste de la promotion 1964 sciences, devenu philosophe, vient de faire
paraître, chez CNRS-Editions, sous le titre « Le chercheur et la souris »,
un livre écrit avec Françoise Tristani-Potteaux. Il a demandé à cette
sociologue, spécialiste de la communication scientifique, de porter un regard
neuf et distancié sur les grandes étapes de sa carrière. Il y mentionne
brièvement son séjour à l’Ecole et parle ensuite des conflits intimes que
rencontre un biologiste entre son métier et son amour pour les animaux. L’Archicube
l’a interrogé pour en savoir davantage sur son parcours et sur ses années d’Ecole.
L’Archicube : Georges Chapouthier, vous êtes entré à l’Ecole en 1964 comme
biologiste, « natu », comme on
disait l’époque. On vous retrouve aujourd’hui directeur de recherche émérite au
CNRS et docteur ès-lettres en philosophie. Expliquez nous ce parcours étrange.
GC : Je suis issu d’une famille littéraire très
classique. Mon père, Fernand Chapouthier, était professeur de grec ancien à la
Sorbonne, archéologue en Crète, où deux rues portent son nom, et directeur adjoint de l’Ecole. Ma mère, qui
avait été sont étudiante, était professeur de lettres dans le secondaire. Tout
me prédestinait donc aux études littéraires et je connaissais les noms des
dieux de la Grèce avant même de savoir lire. Mais plusieurs évènements
m’éloignèrent de ce parcours : la mort brutale de mon père quand j’avais
huit ans, une aversion profonde pour le latin (alors que j’adorais le grec) et,
par-dessus tout, un amour de toujours pour les animaux. De cet amour des
animaux, je passai assez vite, sous l’influence de mon milieu universitaire, à
une passion pour les sciences naturelles, qui devait me conduire, après des
classes préparatoires au Lycée Saint-Louis, à entrer à l’Ecole dans la section
de biologie, illustrée déjà du prestige de Jean-Pierre Changeux, puis
finalement au CNRS en neurobiologie, où j’ai fait toute ma carrière. Mais, quelques
années après mon entrée au CNRS, mes goûts littéraires se firent sentir, et j’entamai
les études littéraires les plus compatibles avec mon activité de chercheur en biologie :
des études de philosophie du vivant. Je fis mes débuts sous la direction de Louis
Bourgey, un spécialiste d’Aristote, et terminai plus tard ma thèse sous la direction
de François Dagognet, le célèbre élève de Canguilhem.
Geoerges Chapoutier
L’Archicube :
Vous avez donc séjourné à l’Ecole durant votre petite enfance, au cours des années
cinquante. Quels souvenirs en gardez-vous ?
GC : Des souvenirs un peu idéalisés, bien sûr.
Un appartement gigantesque comme on n’en trouve plus guère à Paris aujourd’hui.
D’innombrables jeux dans la cour aux Ernests ou dans les terrains vagues qui ont
été remplacés depuis par l’aile de la « cantine »,
avec ma petite soeur et en compagnie de la fille du sous-directeur de l’époque,
Prigent, ou des enfants de l’infirmier, Leblond. Les bals de l’Ecole où le vieil
immeuble s’habillait d’une décoration colorée et où tout s’animait jusque tard
dans la nuit. Les bals étaient destinés aux jeunes adultes, mais l’intendant de
l’époque (le « pôt »), Letellier, soucieux des quelques enfants du personnel,
dont j’étais, nous proposait une « pêche à la ligne » consistant à attraper,
à l’aide d’un bâton muni d’un crochet, des cadeaux attachés par une ficelle et
étalés sur la pelouse. Une revue de fin d’année, dont le thème tournait autour
d’une célèbre lingère de l’époque, « La môme blanc de blanc », et où celui
qui serait, des années plus tard, le président de mon jury de thèse de philo, Bernard
Bourgeois, faisait le clown en mimant Prigent, déguisé en costume breton. Un
séjour avec mon père à la bibliothèque, où j’avais été émerveillé par les
petits escaliers qui montaient vers les étages de livres aux planchers
translucides et qui existent toujours. Enfin, plus tragiquement, la cérémonie d’enterrement
de mon père dans la salle Dussane, où quatre de ses élèves se tenaient debout
autour de son cercueil, comme des flambeaux vivants…
Geoerges Chapoutier enfant, avec son père
L’Archicube :
Une dizaine d’années plus tard, vous revenez comme élève. Les
choses avaient- elles
changé ?
GC : L’Ecole avait beaucoup changé, mais surtout,
moi-même, j’avais beaucoup changé ! J’ai eu du mal à retrouver l’ambiance
de mon enfance et les souvenirs de l’élève ont vite chassé ceux du bambin. Mon
mode de vie était tout autre. J’étais maintenant un adulte indépendant de ma
famille. Je logeais à l’Ecole, à deux en première année (mon cothurne était le futur
biologiste de l’Institut Pasteur, François Rougeon), seul à partir de la seconde année. Je recevais un
salaire tout à fait honorable tout en étant pris en charge pour le logement et
les repas. Une vie idéale. A cette époque, la Rue d'Ulm était
une Ecole exclusivement masculine. Mais les rapports
étaient étroits avec l'Ecole de filles, située boulevard Jourdan, et
pas seulement sur le plan professionnel ! L’école était aussi le lieu de manifestations
culturelles ininterrompues et d’une richesse que ne j’ai jamais retrouvée depuis :
conférences de visiteurs éminents, spectacles de concerts, de cinéma ou de théâtre
(un groupe théâtral remarquable, « L’aquarium », du nom du hall
d’entrée de l’Ecole, était impulsé par Jacques Nichet), activités politiques ou
syndicales (beaucoup d’entre nous étaient influencés par Althusser et se préparaient
déjà les évènements de Mai 68)… Le bal de l’Ecole, organisé par les élèves, était
aussi un évènement important. Je fus du comité d’organisation en 1965 et
1966 et participai donc aux travaux de décoration des salles de danse et à
l’organisation générale. En 1965, le bal fut bénéficiaire et les organisateurs
s’offrirent un repas à la « La tour d’argent » : étudiant trop studieux,
je n’y participai pas, car j’avais, ce jour-là, une séance de travaux pratiques !
Comme je regrette aujourd’hui d’avoir privilégié une telle séance à cet évènement
irremplaçable ! Tous les ans avait lieu un voyage d’été. En 1965, ce fut
la Chine, avec qui la France venait juste de renouer sur le plan diplomatique.
Un voyage inoubliable et la découverte, à vingt ans, d’une autre culture. En ce
qui me concerne, et sur un plan plus privé, je fus aussi très sensible au charme
des femmes asiatiques et ceci explique peut-être mon mariage, quelques années plus
tard, avec une Chinoise de Malaisie, avec qui j’ai partagé le reste de ma vie !
L'Archicube: Vous êtes entré comme
"naturaliste" à l'Ecole. Pouvez-vous nous parler de ce statut
particulier parmi les scientifiques ?
GC : Nous suivions les enseignements à l'Université
comme tous les autres élèves. A l'époque ce qui devait devenir
"Jussieu" s'appelait encore la "Halle aux vins".
Existaient seulement les deux bâtiments du quai Saint-Bernard et on
voyait encore des tonneaux de vin à proximité des amphis. Les
"natus" avaient ceci de particulier qu'ils vivaient davantage en
groupe. Nous disposions d'ailleurs d’une petite salle dans les labos de la
Rue Lhomond, où nous nous réunissions souvent. Les fenêtres de cette salle
donnaient sur la maison-mère des Pères du Saint-Esprit et c'était un jeu cruel
de leur passer, au milieu de la nuit, "minuit chrétien", en pleine
puissance des haut-parleurs, et de voir leurs fenêtres s'éclairer les unes
après les autres. Une autre activité propre aux
"natus" était le "pôt de la nature", une réception
organisée tous les ans, avec l'aide des laboratoires de sciences
naturelles, pour rassembler les "natus" de toutes les
promotions. C'était une réunion très conviviale et agréable, où anciens et
jeunes faisaient connaissance. Il y avait aussi les promenades botaniques
ou géologiques : en fin d'année, après les examens, les labos
nous envoyaient plusieurs jours, en compagnie de
nos "caïmans", à la découverte de la flore ou des
roches d'une région. Pour moi, ce fut la région pyrénéenne. Une autre
particularité des "natus" et des physiciens de l'époque,
c'était l'"anti-agrégation". Après avoir demandé l'autorisation
à la direction de l'Ecole, nous obtenions, en dérogation à notre statut, la
permission de ne pas passer l'agreg. C'est ainsi que, pour ma part, je partis
passer mes deux dernières années d'Ecole à faire de la recherche à
Strasbourg, pour préparer ce qui s'appelait à l'époque un doctorat de troisième
cycle, au lieu de préparer l'agrégation de sciences naturelles. Il est vrai
qu'à cette époque, on entrait relativement aisément au CNRS,
ce qui permettait une telle attitude.
L'Archicube: Dans le livre « Le chercheur et la
souris », vous parlez beaucoup à votre
interlocutrice Françoise
Tristani-Potteaux, des désarrois du chercheur qui n’arrive pas à
concilier son goût pour la recherche en biologie et sa sympathie pour les animaux. Ces désarrois étaient-ils déjà
présents lors de vos années d’Ecole ?
GC : Oui et non. Ils n’étaient pas clairement présents, sinon j’aurais peut-être tout de
suite entamé mes études de philosophie. Mais le pressentiment était déjà là en
filigrane. Nous avions récupéré, devant l’Ecole, un chat qui avait été
empoisonné et l’avions conduit chez un vétérinaire. La décision collective,
prise avec le vétérinaire, et pour laquelle je votai, fut finalement de le
sacrifier. Après coup, je regrettai beaucoup ce vote et me demande toujours au
nom de quoi j’ai condamné ce chat qui ne demandait qu’à vivre. L’ambigüité de
ma position ne m’apparaissait cependant pas clairement et je
me réfugiais dans un alibi classique : il était plus important de s’occuper
des espèces et des populations animales que des individus isolés. Ainsi, écolo
avant l’heure, j’animai, au sein de
l’Ecole, un « Groupe vert » de protection de la nature, qui d’ailleurs
cadrait bien avec mes études de biologie. Mon ancien professeur d’histoire au lycée
Louis-Le-Grand, Roger Joxe, qui dirigeait alors le Bulletin de la Société des Amis de l'Ecole Normale Supérieure (c’est-à-dire
l’ancêtre de L’Archicube !), me
permit même de présenter ce groupe dans ses colonnes et ce fut une de mes premières
publications, modeste certes, mais dont je
fus, à l’époque, très fier ! Quant au conflit central de ma vie, qui est
le thème du livre, entre les impératifs de la recherche scientifique et l’amour
des animaux, il ne devait se révéler que plus tard, quand j’eus l’occasion de
pratiquer concrètement la recherche scientifique. D’ailleurs le dialogue
avec ma co-auteure m’a permis de mieux mettre en relief ces profondes
ambigüités existentielles : le fait de travailler à deux m'a fait mieux
comprendre les ressorts de certains épisodes de ma vie.
L'Archicube: Quelles ont été les
conséquences de votre passage par l’Ecole sur votre vie ultérieure ?
GC : Elles sont importantes et innombrables. Ce passage a conditionné toute ma carrière au
CNRS, donc toute ma vie scientifique de neurobiologiste. D’une certaine manière
aussi, parce que l’Ecole est à la fois littéraire et scientifique, par les contacts
avec mes camarades philosophes comme Claude Debru, j’ai développé un intérêt
pour la philosophie, qui a été mon second métier. Et puis le grand intérêt
d’une Ecole est nouer des relations dans son
domaine professionnel : de nombreux camarades de cette époque ont accompagné
mon parcours et ont même collaboré ultérieurement à des travaux scientifiques
avec moi : Michel Hamon, André
Langaney, Jean-Marc Jallon, Patrick Blandin, Antoine Danchin... et je ne
peux tous les citer.
L'Archicube: Finalement quel est votre meilleur souvenir
de l’Ecole ?
GC : A
cette époque, c’était l’habitude de se promener sur les toits. Je crois que
cette activité, d’ailleurs très dangereuse, n’est plus possible aujourd’hui. Mais
je dois dire que le passage à proximité des frondaisons des acacias en fleurs
au printemps reste, sur le plan olfactif et hédonique, un de mes meilleurs souvenirs.
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