Bagdad,
ô ma mémoire…
Je
suis sortie de l’homme et j’ai quitté les lieux
C’est
à ma terre d’enfance que je retourne
Par
le chemin heureux de la lente mémoire
Par
mes jambes d’enfant, par ma voix délivrée
Je
dévale la pente
Et te
retrouve…
Ô
Bagdad !
Ils ne t’ont pas épargnée.
Souviens-toi, ma ville, ma musique
De la
poussière de tes rues
Où
parlaient tes enfants aux prénoms d’un Livre
Sous
tes minarets bleus
Quand
tu chantais la nuit, le jour
Avant
les aubes rares
De
cette maison blanche où se taisait mon père
De
cette palmeraie
Qui
était mon jardin
Où
l’ânesse penchait son front grave à mon front
Où il
m’était offert les fruits bruns des palmiers
Et de
mon vélo rouge un peu trop décoré
Qui
longeait le silence de ton fleuve mémoriel
Rappelle-toi
cette maison aux murs de pisé
À
l’ombre des feuilles vertes où l’on cuisait le pain
Où
l’on poussait les poules pour toquer à la porte
Où
Karim vivait qui connaissait ma mère
Cette
maison de pauvre où j’avais un ami.
Ma ville, mon initiale, ô toutes mes pensées claires !
Quand
persistait la lune transparente sur tes ciels
Quand
montait ta prière dans le jour éclatant
Et
que bougeaient dans l’air tes senteurs de lauriers
Moi,
j’apprenais à lire et j’écoutais ton chant
Qui
n’était pas ma langue, qui n’était pas mon dieu
Mais
qui berçait ma main dessus les pages blanches
Et
qui longeait mon sang arrêté à mes lèvres…
Par les norias antiques s’alimentaient tes rives
La
source de tes mondes dormait dans nos regards
Quand
nous allions, très neufs, sous le souffle bleu d’Ishtar
Au
désert ancestral de Mésopotamie descendre
Dans
les tombes qui réveillaient nos vies
Au goût
dès lors sacré de silence et de terre
Et
que nous contemplions la blancheur de Sumer
Quand
nous glissions sur l’eau interrompue d’un buffle
Le
long des berges antiques aux maisons de roseaux
Habitants
des marais, nous remontions l’espoir
Sous
les ciels zébrés roses des flamands étourdis
Puis
nous te retrouvions
Par
le Tigre, par l’Euphrate
Bagdad,
notre oraison ! Sous les monts d’Arménie…
Comment pouvais-je savoir qu’arrivait ton désastre
Bientôt
ton cri surpris dans la pierre effondrée
Ton
peuple mis à genoux, épuisé d’espérance
Et
tes siècles de sapience par le monde ignoré ?
Bagdad, ô ma croyance !
Est-ce
bien ton visage que l’on peut voir hirsute
Saigner
dedans les cendres
Ton
cri que l’on entend sous le bruit de ferraille
Tes
vies que l’on décompte, ton nom qu’on abomine
Est-ce
bien toi la faim, la souffrance, la panique
Celles
qui n’en finissent plus d’envahir nos écrans ?
Ma ville, mon éternelle, toi qui portait mes ans
Qui
gardait mon prénom, mes longs apprentissages
Est-ce
bien là ma rue, ma chanson très ancienne
Mes
arbres nourriciers, ma haute terrasse blanche
Que
j’entends exploser dans la nuit des distances ?
La maison de pisé n’est plus qu’un tas de sable
Et
s’il vit aujourd’hui, c’est du même âge que moi
Karim,
quand il se penche pour tenir son enfant
Songe-t-il
à l’étrangère ? Que croit-il à présent ?
Bagdad ma mémoire, je ne connais pas ta langue
Si
j’entends tes poètes, c’est qu’on les a traduits
Tes
plaquettes d’agile sont des trouvailles d’enfance
Ô
terre des origines, c’est par toi que j’écris.
Eléonore Coma "Premier chant" (pour Bagdad)
Premier chant
Je n’ai plus lieu de
chanter qu’une ville en sa mémoire couchée
En sa mémoire lointaine
Plus qu’un lieu substitué, c’est un lieu qu’on a pris
Par la racine de la méconnaissance
Où s’installèrent les chars, les voix ordonnatrices
Et leurs soldats obéissants qui se voyaient en film
Tuer et pour cela être sanctifiés
Et leurs soldats obéissants qui se voyaient en film
Tuer et pour cela être sanctifiés
Sur le sable millénaire qui produisit l’écriture
La leur même qu’ils bafouent, aveugles dans l’histoire !
Aux confins de nos vies présentes, à jamais concernées…
Aux confins de nos vies présentes, à jamais concernées…
C’est une ville qu’on a prise, j’y vivais
On y montait des
lits très simples de fer blanc
Au matelas mince de coton frais
Par-dessus les étages sur les toits en terrasse
Les palmiers à otage de dattes
Plus hauts que nos regards
Laissaient pendre sur le ciel chaud
Leurs palmes d’un vert sombre
Nous installions nos couches
Nos corps passant frôlaient les draps
Suspendus sur des fils de nylon sec
Lourds encore de l’eau
Suspendus sur des fils de nylon sec
Lourds encore de l’eau
Puis nous dormions
Dans la joie des étoiles connaissantes
Sous la nuit diffusant un peu son froid
Dans l’air comprimant comme un cube
Le réel, nos corps jeunes étendus
Sous la nuit diffusant un peu son froid
Dans l’air comprimant comme un cube
Le réel, nos corps jeunes étendus
La lune des mosquées traçait précise
Son dessin de bronze sur le ciel plane
Quand à peine bougeait le chant du soleil
Cela sentait le jasmin coupé
Sur les paniers d’osier circulaires
Et nous pensifs, l’arpentions
On y puisait des poissons gris
En survivance dans les bassins d’eau trouble
Grands et laids comme de gros poissons rouges
Leur chair comestible était mince sur la braise
Grands et laids comme de gros poissons rouges
Leur chair comestible était mince sur la braise
Les raisins de Corinthe, les amandes effilées
Se mélangeaient au riz blanc
Et le mouton silencieux avant la mort
Dans la cour
Laissait sa gorge béante au pavé lavé de savon sec
La radio crépitait ses chansons hébétées
Et ce n’était déjà que chants d’amour
D’un impossible accès à la vie accomplie
Plus qu’une ville substituée, c’est une ville qu’on a prise
J’y vécus, ô ma mémoire filmique…
Te rejoindre n’est possible que dans l’hier
Ton jour d’hier, ton lieu d’hier et ses images dressées
Aussi fiables que la vie découverte par l’enfant
Ville ô ma peine !
Tu ne peux désormais vivre intacte qu’en poème
Qu’il soit à hauteur
de ton lieu !
Puisque tout ton présent est investi
De violences et de commentaires
Obscurs qui t’assignent, te dérobent
À la faveur des complicités
Puisque tout ton présent est investi
De violences et de commentaires
Obscurs qui t’assignent, te dérobent
À la faveur des complicités
Comme serait pour toujours dérobée
La présence de l’aimé
Emporté vers un lointain
Qu’une autre hanterait
Emporté vers un lointain
Qu’une autre hanterait
Aussi sûrement que ton accès est barré…
Et nous, les filles de nos pères non rattachées à cette terre
Passions d’un pas facile le regard projeté
Au plus vaste ciel de la confiance
D’un pas agile, grimpions dans les cabanes
De branchages et d’écorces
Que les garçons construisaient
Que les garçons construisaient
Perchés à la cime des arbres
Plus près du chant…
Plus près du chant…
Garçons de leurs mères non rattachés à
cette terre
Ensemble, nous formions la fable…
L’école n’était qu’un matin
Où se répétait notre langue
Lointaine en pays arabe
Notre langue laissée à l’usage,
À la page tournée
À nos silences internes…
Tandis que s’animaient d’un grand étonnement
Les sons véritables de
cette ville
À notre oreille, hirsutes de courir
Par les rues, par les airs
À notre oreille, hirsutes de courir
Par les rues, par les airs
Qu’aussi nous habitions
Les hommes parlaient fort dans la fumée
Au centre du désert, sous
la tente
Ils conservaient un scorpion noir
Immobile de mort, le dard dressé
Entre deux plaques de verre
Ils conservaient un scorpion noir
Immobile de mort, le dard dressé
Entre deux plaques de verre
Et ma mère rêvait de l’intérieur des mosquées
À ses yeux, à son corps interdit
Rêvait jusqu’à méditer de franchir
Sous le long voile noir de la tradition
Le seuil du sacré
Rêvait jusqu’à méditer de franchir
Sous le long voile noir de la tradition
Le seuil du sacré
Des femmes
de cette terre
Afin d’avec elles poser les genoux sur le sol
Avant la prière
Le visage de Blanche
et le regard bleu caché
Sous un grand voile de soumise
Étendu noir sur le lit en son projet
Simulacre de tissu
Étendu noir sur le lit en son projet
Simulacre de tissu
Inacceptable de violence
Que des lames de ciseaux grandes et tranchantes
Rêvait ô ma mémoire, sœur de
l’enfance !
De lacérer de part en part…
Car j’ai souvenir de femmes libres dans les rues de Bagdad
Car j’ai souvenir de femmes libres dans les rues de Bagdad
De femmes sûres près des
amis de nos pères
Qui connaissaient l’étude
Et marchaient
le regard droit
Dans celui des hommes, s’il fallait
Et j’ai souvenir de
femmes aimantes et non privées
Au volant des voitures
À l’entrée des bureaux
De femmes riantes et non privées…
Et nous, filles
de nos pères non rattachées à cette terre
Allions d’un pas facile coupant la palmeraie
Entrer dans les demeures continentales
Où vivaient comme nous les filles d’étrangers
Comme nous ce pays, le vivaient comme leur
Où s’échangeaient nos mîmes plutôt que nos parlers…
Il était question d’un lac toujours
La veille du vendredi
Un lac au bout des pistes
À peine palpitant dans ses flancs d’argile mol
Son îlot couvert d’œufs fragiles
Etait notre repère
Où la vie nue sans plume pointait
son bec urgent…
Un lac avant les mots
Et leur apprentissage
Un lac avant l’écrit…
L’esquisse d’un amour dans ses flancs d’argile mol
Que l’enfant méconnait or son
présage certain
À la pointe d’une branche au rêve de calame
Tracée dans l’argile verte l’esquisse d’un amour fol
Dans sa méconnaissance
À la pointe d’une branche au rêve de calame
Tracée dans l’argile verte l’esquisse d’un amour fol
Dans sa méconnaissance
Or son présage certain…