dimanche 25 mai 2014

Eléonore Coma Poèmes pour Bagdad



Bagdad, ô ma mémoire…
Je suis sortie de l’homme et j’ai quitté les lieux
C’est à ma terre d’enfance que je retourne
Par le chemin heureux de la lente mémoire
Par mes jambes d’enfant, par ma voix délivrée
Je dévale la pente
Et te retrouve…
Ô Bagdad !




Ils ne t’ont pas épargnée.

Souviens-toi, ma ville, ma musique
De la poussière de tes rues
Où parlaient tes enfants aux prénoms d’un Livre
Sous tes minarets bleus
Quand tu chantais la nuit, le jour
Avant les aubes rares
De cette maison blanche où se taisait mon père
De cette palmeraie
Qui était mon jardin
Où l’ânesse penchait son front grave à mon front
Où il m’était offert les fruits bruns des palmiers
Et de mon vélo rouge un peu trop décoré
Qui longeait le silence de ton fleuve mémoriel
Rappelle-toi cette maison aux murs de pisé
À l’ombre des feuilles vertes où l’on cuisait le pain
Où l’on poussait les poules pour toquer à la porte
Où Karim vivait qui connaissait ma mère
Cette maison de pauvre où j’avais un ami.

Ma ville, mon initiale, ô toutes mes pensées claires !
Quand persistait la lune transparente sur tes ciels
Quand montait ta prière dans le jour éclatant
Et que bougeaient dans l’air tes senteurs de lauriers
Moi, j’apprenais à lire et j’écoutais ton chant
Qui n’était pas ma langue, qui n’était pas mon dieu
Mais qui berçait ma main dessus les pages blanches
Et qui longeait mon sang arrêté à mes lèvres…

Par les norias antiques s’alimentaient tes rives
La source de tes mondes dormait dans nos regards
Quand nous allions, très neufs, sous le souffle bleu d’Ishtar
Au désert ancestral de Mésopotamie descendre
Dans les tombes qui réveillaient nos vies
Au goût dès lors sacré de silence et de terre
Et que nous contemplions la blancheur de Sumer
Quand nous glissions sur l’eau interrompue d’un buffle
Le long des berges antiques aux maisons de roseaux
Habitants des marais, nous remontions l’espoir
Sous les ciels zébrés roses des flamands étourdis
Puis nous te retrouvions
Par le Tigre, par l’Euphrate
Bagdad, notre oraison ! Sous les monts d’Arménie…

Comment pouvais-je savoir qu’arrivait ton désastre
Bientôt ton cri surpris dans la pierre effondrée
Ton peuple mis à genoux, épuisé d’espérance
Et tes siècles de sapience par le monde ignoré ?

Bagdad, ô ma croyance !
Est-ce bien ton visage que l’on peut voir hirsute
Saigner dedans les cendres
Ton cri que l’on entend sous le bruit de ferraille
Tes vies que l’on décompte, ton nom qu’on abomine
Est-ce bien toi la faim, la souffrance, la panique
Celles qui n’en finissent plus d’envahir nos écrans ?

Ma ville, mon éternelle, toi qui portait mes ans
Qui gardait mon prénom, mes longs apprentissages
Est-ce bien là ma rue, ma chanson très ancienne
Mes arbres nourriciers, ma haute terrasse blanche
Que j’entends exploser dans la nuit des distances ?

La maison de pisé n’est plus qu’un tas de sable
Et s’il vit aujourd’hui, c’est du même âge que moi
Karim, quand il se penche pour tenir son enfant
Songe-t-il à l’étrangère ? Que croit-il à présent ?

Bagdad ma mémoire, je ne connais pas ta langue
Si j’entends tes poètes, c’est qu’on les a traduits
Tes plaquettes d’agile sont des trouvailles d’enfance
Ô terre des origines, c’est par toi que j’écris. 


Eléonore Coma "Premier chant" (pour Bagdad)

Eléonore Coma évoque dans ce poème son enfance sur les rives du Tigre et de l'Euphrate  : 

 

Premier chant
  
Je n’ai plus lieu de chanter qu’une ville en sa mémoire couchée
En sa mémoire lointaine
Plus qu’un lieu substitué, c’est un lieu qu’on a pris
Par la racine de la méconnaissance
s’installèrent les chars, les voix ordonnatrice
Et leurs soldats obéissants qui se voyaient en film  
Tuer et pour cela être sanctifiés
Sur le sable millénaire qui produisit lécriture
La leur même qu’ils bafouent,  aveugles dans l’histoire
Aux confins de nos vies présentes, à jamais conceres

C’est une ville qu’on a prise, jy vivais
On y montait  des lits très simples de fer blanc
Au matelas mince de coton frais
Par-dessus les étages sur les toits en terrasse

Les palmiers à otage de datte
Plus hauts que nos regards 
Laissaient pendre sur le ciel chaud
Leurs palmes d’un vert sombre

Nous installions nos couches
Nos corps passant frôlaient les draps 
Suspendus sur des fils de nylon sec 
Lourds encore de l’eau

Puis nous dormions
Dans la joie des étoiles connaissantes  
Sous la nuit diffusant un peu son froid 
Dans l’air comprimant  comme un cube 
Le el, nos corps jeunes étendus

La lune des mosquées traçait précise 
 Son dessin de bronze sur le ciel plane  
Quand à peine bougeait le chant du soleil 
Cela sentait le jasmin coupé
Sur les paniers d’osier circulaires


   ُُEt le Tigre ruisselant pensait à ses mondes
Et nous pensifs, l’arpentions

On y puisait des poissons gris
En survivance dans les bassins deau trouble 
Grands et laids comme de gros poissons rouge
Leur chair comestible était mince sur la braise

Les raisins de Corinthe, les amandes effilées
Se mélangeaient au riz blanc
Et le mouton silencieux avant la mort
Dans la cour
Laissait sa gorge béante au pavé lavé de savon sec

La radio crépitait  ses chansons hébétée
Et ce n’était déjà que chants d’amour 
D’un impossible accès à la vie accomplie

Plus qu’une ville substite, c’est une ville qu’on a prise
J’y cus, ô ma mémoire filmique…
Te rejoindre n’est possible que dans l’hier
Ton jour d’hier, ton lieu d’hier et ses images dressées
Aussi fiables que la vie couverte par l’enfant

Ville ô ma peine !
Tu ne peux désormais vivre intacte qu’en poème
Qu’il soit à hauteur de ton lieu
Puisque tout ton présent est investi 
De violences et de commentaires 
Obscurs qui tassignent, te dérobent 
À la faveur des complicités
Comme serait pour toujours dérobée
La présence de l’aimé 
Emporté vers un lointai
Qu’une autre hanterait
Aussi sûrement que ton accès est barré…

Et nous, les filles de nos res non rattachées à cette terre
Passions d’un pas facile le regard projeté
Au plus vaste ciel de la confiance
D’un pas agile, grimpions dans les cabanes
De branchages et d’écorces
Que les garçons construisaient  

Perchés à la cime des arbres  
Plus près du chant
Garçons de leurs mères non rattachés à cette terre
Ensemble, nous formions la fable…

L’école n’était qu’un matin 
se répétait notre langue  
Lointaine en pays arabe
Notre langue laissée à lusage,
À la page tournée
À nos silences internes…
Tandis que s’animaient d’un grand étonnement
Les sons véritables de cette ville 
À notre oreille, hirsutes de couri
Par les rues, par les airs
Qu’aussi nous habitions

Les hommes parlaient  fort dans la fumée
Au centre du désert, sous la tent
Ils conservaient un scorpion noi
Immobile de mort, le dard dressé 
Entre deux plaques de verre

Et ma mère rêvait de l’intérieur des mosquées
À ses yeux, à son corps interdit 
Rêvait jusqu’à méditer de franchir 
Sous le long voile noir de la tradition 
Le seuil du sacré
Des femmes de cette terre
Afin d’avec elles poser les genoux sur le sol
Avant la prière
Le visage de Blanche et le regard bleu cac
Sous un grand voile de soumis
Étendu noir sur le lit en son proje
Simulacre de tissu
Inacceptable de violence
Que des lames de ciseaux grandes et tranchantes
Rêvait  ô ma mémoire, sœur de l’enfance !
De lacérer de part en part 
Car jai souvenir de femmes libres dans les rues de Bagdad
De femmes sûres près des amis de nos pères
Qui connaissaient l’étude
Et marchaient  le regard droit
Dans celui des hommes, s’il  fallait
Et jai souvenir de femmes aimantes et non pries

Au volant des voitures
À l’entrée des bureaux
De femmes riantes et non privées
Et nous, filles de nos res non rattachées à cette terre
Allions d’un pas facile coupant la palmeraie
Entrer  dans les demeures continentales
vivaient comme nous les filles d’étrangers
Comme nous ce pays, le vivaient comme leur
séchangeaient nos mîmes plutôt que nos parlers

Il était question d’un lac toujours
La veille du vendredi
Un lac au bout des pistes
À peine palpitant dans ses flancs d’argile mol
Son îlot couvert d’œufs fragiles
Etait notre repère
la vie nue sans plume pointait  son bec urgent

Un lac avant les mot
Et leur apprentissage 
Un lac avant l’écrit
L’esquisse d’un amour dans ses flancs d’argile mol
Que l’enfant méconnait or son présage certain 
À la pointe d’une branche au rêve de calame 
Tracée dans l’argile verte l’esquisse d’un amour fol 
 Dans sa méconnaissance
Or son présage certain

4 commentaires:

François, Galerie des Paysages, Avignon a dit…

Le poème d’Éléonore me ravit, et invite à se pencher sur les émotions de notre enfance.

Jalel El Gharbi a dit…

Quand on pense à la situation de l'Irak, l'émotion s'en trouve décuplée.

Halagu a dit…

Pouvez-vous, cher ami, nous donner quelques éléments de la biographie d'Eléonore Comar? La toile est pauvre, pour ne pas dire muette,en ce qui la concerne. Merci.

Jalel El Gharbi a dit…

Voici, cher ami :
Éléonore Coma est née en 1972 à Champigny S/Marne (France). Elle grandit au Brésil, en Irak et en Indonésie. A 18 ans, elle publie son premier poème en revue aux éditions Seghers. Elle a travaillé dans l’édition, le journalisme et le secteur culturel. Doctorante en littérature à l’université d’Avignon, elle prépare actuellement une thèse intitulée : « Le poète et l’invisible, Saint-John Perse, Jean Grosjean, Lorand Gaspar ». Elle écrit depuis l’enfance, poèmes, contes et romans.