jeudi 11 septembre 2014

Enjeux des élections tunisiennes par Giulio-Enrico Pisani



Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek,
Giulio-Enrico Pisani, Luxembourg, 10 & 11.9.2014
 
Élections tunisiennes 2014 :
 
I.  Laïcité contre obscurantisme
 
 
Combat de titans remontant à la révolution française, cet affrontement entre laïcité, raison, clarté, transparence et progrès d’une part et, de l’autre, emprise obscurantiste des religions et traditions sur l’existence et la gouvernance de la société humaine, cet affrontement donc, est aujourd’hui plus actuel que jamais.  Mais c’est dans un tout petit pays méditerranéen, dont l’extraordinaire aventure est à peine effleurée par les médias dominants, que la question se pose depuis plus de trois ans et demi et atteint aujourd’hui, en vue des prochaines élections, une acuité sans précédent.  Les législatives sont prévues les 24, 25 et 26 octobre et le 1er tour des présidentielles les 21, 22 et 23 novembre, un éventuel 2e tour pouvant suivre les 26, 27 et 28 décembre, les 2 premières journées de chaque scrutin étant réservées aux Tunisiens à l’étranger.  Ces élections sont d’une importance primordiale pour l’avenir du pays.  En effet, après deux ans de gouvernance désastreuse des islamistes «modérés» de Nahdha soutenus par les intégristes salafistes, mais aussi par les Wahhabites du Golfe, une nouvelle victoire de ces islamistes équivaudrait à une rechute civilisationnelle de plusieurs siècles.
 
Il est vrai que la nouvelle constitution tunisienne votée en 2013 est la plus progressiste du «monde» arabo-musulman et que des éléments de laïcité y ont étés introduits.  Mais, comme souvent dans ce genre de documents fondateurs, bien des articles sont sujets à interprétation et d’autres restent marqués par l’élément religieux.  Deux exemples marquants en sont l’article 1: «La Tunisie est un état libre, indépendant et souverain, sa religion est l’Islam, sa langue est l’arabe et son régime est la république.» et le 73: «La candidature à la présidence de la République est un droit pour toute électrice et pour tout électeur jouissant de la nationalité tunisienne par naissance, de religion musulmane».  Qu’y a-t-il dès lors d’étonnant à ce que des millions de Tunisiens se fassent du souci quant à la gouvernance et à la présidence qui sortiront des urnes, lorsque, surtout la première, aura pouvoir de limiter la justice et les libertés garanties par ailleurs en fonction de ce qui reste religion d’état?

Je vous ai parlé dans mes précédents articles du très grand nombre d’associations progressistes qui ont vu le jour après la chute de Ben Ali et la récupération imméritée de la révolution par les islamistes qui précipitèrent le pays de Charybde en Scylla.  Elles n’ont pas peu (et plus que bien de politiciens) contribué à la mise à nu de l’incapacité et des turpitudes de Nahdha, qui ont forcé ce parti à renoncer au gouvernement.  Il y en a plus de 16.000, de ces syndicats, ONG et autres associations, aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que je n’en connaisse qu’une infime partie.  C’est à l’occasion des premiers débats pré-électoraux sur Internet que j’appris à connaître la «Ligue pour la Défense de la Laïcité et des Libertés» (LDLL) en Tunisie, présidée par Rachid Ben Othman, également directeur d’ITSOS.[1] 

Et, la grande presse couvrant surtout ce qui ne marche pas, c’est un journal régional, L'Union/l'Ardennais qui, à l’instar de notre Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, s’intéressa d’emblée à l’unique fleur que le «printemps arabe» vit pousser sur le purin des dictatures: la révolution tunisienne.  Le 25.1.2011, donc pratiquement en même temps que mon article «Tunisie: Dis-moi, l’intellectuel! C’est quoi, une révolution?» du 26, L'Union/l'Ardennais (plus lucide que moi) titrait déjà face aux premières prétentions des islamistes «modérés»: «S'ils sont si tolérants, pourquoi refusent-ils un État laïc?».  Et voici quelques extraits du bel article de nos confrères ardennais:

«Sur internet, le débat fait rage. Pour ou contre la laïcité en Tunisie. Rachid ben Othman a lancé un forum de discussion sur Facebook. Le site accueillerait près de 12 000 contributions. (...) «... Les islamistes avancent masqués. Leur programme est de gauche mais s'ils sont si tolérants, pourquoi refusent-ils un État laïc?» demande Ben Othman.  Dans un pays qui revendique constitutionnellement son identité arabo-musulmane et proclame le caractère sacré de la religion, la chose n'est pas simple. «Aucun Tunisien n'acceptera de retirer ça de notre constitution», assure Heidi ben Romdane, un syndicaliste de l'UGTT. Croyant lui-même, Ben Othman attend simplement des juristes qui planchent sur les nouvelles institutions qu'ils érigent «des garde-fous» pour empêcher la mainmise des islamistes sur la vie politique tunisienne. «On peut, comme moi, ne pas être opposés au port du voile et laisser la liberté aux femmes de ne pas le porter.» Angélisme?  Président de la ligue des droits de l'homme, l'avocat Mokhtar Trifi est moins alarmiste: «Nos islamistes ont au moins accepté la séparation de la religion et de l'État. La Tunisie est un État séculier. Cela veut dire que les lois sont votées par des institutions, mal élues certes, mais au moins ce n'est pas la charia. La Tunisie est aussi l'un des rares pays musulmans où la religion n'apparaît pas sur la carte d'identité et où une non-musulmane peut hériter de son défunt mari. Il faut se battre pour préserver ces acquis.» Se battre, c'est bien l'intention de la romancière Slim qui se méfie de « l'angélisme» des discours sur le caractère prétendument «modéré» de l'Ennadah. «...Ils ne sont pas idiots. S'ils veulent se constituer en parti, c'est bien pour conquérir le pouvoir. Des gens qui ont attendu vingt ans en exil ou en prison peuvent bien encore patienter deux ou trois ans pour y parvenir ».» 

Décidé à en savoir davantage sur les positions et l’action de Rachid Ben Othman et son association politique «Tous pour une Tunisie laïque», je le contactai ce 31 août, et je ne fus pas déçu.  L’entretien ci-dessous se révéla en effet fort instructif:

Rachid Ben Othman: ... La frénésie des uns et des autres n'est d'aucune utilité. Ce qui est utile, est que les tunisiens s'expliquent clairement et de façon apaisée, pour aider le pays à se sortir de l'abîme, et la seule voie pragmatique est d'écarter définitivement tous ceux qui parlent au nom de l'Islam et l'utilisent en politique.
À n'en pas douter, des élections à venir conduiront à une impuissance du gouvernement et du président élus. Vu l'état actuel des mentalités et l'état embryonnaire de la discipline républicaine, le gouvernement, ainsi que le président, apparaîtront comme des espèces de marionnettes entre leurs partisans et une opposition installée dans une critique stérile. À méditer!

Giulio-Enrico Pisani: Tu te contredis en partie, ami Rachid.  Si les Tunisiens agissent selon ton premier paragraphe, lucide, mais optimiste et encourageant, il n'y a pas de raison pour que tes prévisions formulées au second paragraphe se vérifient.

RBO : Peut être bien, Giulio, que je me contredis, mais c’est parce que tout est contradictoire dans ce pays, à commencer par la nouvelle constitution. J’ai voulu dire que d'un coté on est coincé et de l'autre on est aussi coincé. Donc pour nous sortir de cette situation il n'y a pas beaucoup d’autres solutions que d'attendre encore que les mentalités évoluent, qu'une classe politique mûre voie le jour et surtout que commence à s’enraciner la culture citoyenne qui manque cruellement; tout un chantier.
 

II. Le chantier de Rachid Ben Othman et...

... de tous les Tunisiens voulant voir leur pays jaillir libre et ouvert des caveaux de l’histoire, où tentent de le renvoyer les sectaires islamistes prétendument modérés !

«          GEP : Tu as raison, Rachid; c’est un chantier titanesque.  Mais n'est-il pas en bonne voie... malgré les faiblesses et contradictions inhérentes à toute démocratie naissante?  Ne faut-il pas, avant tout, que les partis "laïques" gagnent les élections avec suffisamment de cohérence pour pouvoir former le prochain gouvernement? N'est-ce pas là-dessus que les Tunisiens progressistes doivent se concentrer et pour cela qu’ils doivent combattre?  Après il faudra veiller à ce que la politique de ce nouveau gouvernement soit assez sociale et réaliste pour ne pas donner du grain à moudre au populisme islamiste.  Quant à la nouvelle constitution, elle n'est pas si mal, quoique, il est vrai, un peu élastique.  Mais ça, tout comme la laïcité, risque d'être un combat permanent.

RBO : Les partis ne risquent jamais de se proclamer laïques, Giulio. C'est l'hypocrisie généralisée, car tous profitent de l'islam pour berner les gens; il n'y a pas que Nahdha.  Je dirais que chacun veut créer son islam à lui; ils se prennent tous pour des prophètes.

GEP : C’est quoi, cette manie, Rachid, non seulement en Tunisie, mais également en France, patrie de la laïcité, de considérer celle-ci comme synonyme d'agnosticisme, voire d'athéisme?  Il ne faut pas confondre islam et islamisme. On peut être religieux pratiquant mais partisan de la laïcité de l'état.  La religion est un choix et une affaire personnelle.  Même agnostique, on respecte le sentiment religieux d’autrui.  En fait, les trois religions du livre prétendant détenir l'exclusivité de la vérité, seul la laïcité peut garantir la liberté de pensée, d’opinion et de religion.  De toute manière, aussi bien le Juif Jésus, que l'Arabe Mahomet et le Berbère St. Augustin ont clairement affirmé qu’on ne doit imposer sa religion à autrui, ni en user aux fins de gouvernance.  Les islamistes se réfèrent au coran?  Eh bien, parlons-en!

Selon le coran, Allah commande à Mahomet (& successeurs) en au moins dix versets, par la voix de l’ange: «Nous ne t'avons point envoyé pour être leur gardien» (IV, 80). «À toi la communication seule incombe, à Nous le compte...» (XIII, 40). «S'ils se dérobent, seule t'incombe la communication explicite» (XVI, 82). «Nous ne t'avons envoyé que comme porteur de bonne nouvelle et donneur d'alarme» (XVII, 105). «Tu ne disposes pas sur eux de coercition» (L, 45).  «Lance donc le Rappel: tu n'es là que celui qui rappelle, tu n'es pas pour eux celui qui régit.» (LXXXVIII, 22-23).  Quatre autres ont +/- le même sens.  D’ailleurs, selon les Évangiles, Jésus de Nazareth n’affirme pas autre chose.  Quant à St. Augustin, évêque (berbère) d’Hippone et docteur de l’église (354-430), il affirme[2] que, «... si "le salut éternel incombe à l’homme en tant qu’individu", le "bonheur humain" (matériel) incombe à l’homme en tant que genre, "collectivement"».  Dès lors, la théorie augustinienne (...) appelle (...) à "une sortie de la religion hors du champ public", fondement de la séparation entre l’église et l’état»… Et non à l’immixtion de l’église dans la chose publique, comme le Vatican l’a souvent prétendu.

RBO : Giulio, l'islam est une religion et un mode de vie. Tous les comportements et les gestes y sont dictés; j’ajouterais jusqu’à la manière d’uriner.  Chez les musulmans il n'y pas vraiment de frontière entre l'islam et ce qu'on appelle islamisme ; le passage de l'un vers l'autre est très facile.  Le musulman démocrate dit "modéré" n'est qu'un apostat pour les intégristes, qui appliquent à la lettre ce qui leur a été dicté par le coran et la "sunna".  Pour eux la force de la foi est de très loin plus puissante que celle de la loi.  On peut aussi dire qu'il y a plusieurs Islam; tout est une question d'interprétation.  Même si elles gardent l'unité de croyance en un seul Dieu et en son prophète, il s’agit de multiples sectes. Pour certains courants comme le parti "Tahrir" qui n'est également qu'une secte, tout comme Nahdha, la laïcité est considérée athéisme à l’instar de la démocratie.  Ils l'ont proclamé publiquement haut et fort lors d’un congrès sur ce sujet et, malheureusement, on a vu des partis dits "laïcs" suivre le même chemin, juste pour gagner quelques électeurs en chassant sur les terres des islamistes.

GEP : Exact, Rachid, mais est-ce bien une raison pour tolérer ces archaïsmes, qui ne sont rien d'autre que des coutumes surannées n'ayant rien à voir avec une véritable religion ni avec la croyance en un créateur?  Je compte parmi mes amis et correspondants tunisiens plusieurs musulmans croyants (notamment sunnites soufi, malékites, acharites ou mu’tazilistes) souvent quasi-agnostiques, car leur foi en Dieu se passe largement de l'entremise des innombrables imams blasphémateurs sectaires qui pullulent et polluent le monde musulman sans aucun rapport à une véritable spiritualité.  Je pense donc que, même si l'on est agnostique, voire complètement athée, il faut faire preuve (comme Karl Marx[3]) de tolérance pour le secours que la religion peut apporter à ceux qui en ressentent le besoin.  Il faut surtout se faire des alliés de ces esprits ouverts, contre les turpitudes de la racaille sectaire qui vise à endoctriner les gens et à les forcer dans leur moule rétrograde et tribal, misogyne et même misanthropique au sens large du mot.

RBO : Oui, il faut combattre tous ceux qui veulent imposer leurs visions et modes de vie aux autres, soit par l'endoctrinement – premier pas vers la violence et le terrorisme – soit par l’épée, mais être tolérants et protéger ceux qui pratiquent leur foi dans le respect autrui.  Aussi et surtout, ne faut-il pas impliquer la religion dans les affaires publiques et la politique, ce qui n’est hélas pas le cas aujourd'hui en Tunisie.  Presque tous les partis y exploitent la religion à travers leur discours politique, voire même sur le terrain.  La secte Nahdha et ses acolytes comptent sur les affrontements dans la population pour imposer leur loi plus encore que leur gourou Ghannouchi ne l'a explicitement affirmé[4].  Nous avons sauvé tout ce qu'on a pu grâce à la mobilisation de la société civile, qui n'a jamais cessé depuis l'accession au pouvoir de ces islamistes.  Mais le travail n’est pas encore fini, et on doit aller plus loin sans baisser les bras, si on ne veut pas d'une Tunisie obscurantiste et refermée sur elle-même. »

Quant à moi, l’observateur lointain de cette révolution en marche, la seule du «printemps arabe» à ne pas avoir, à ce jour, avorté ou sombré dans l’horreur, je ne puis que souhaiter aux progressistes tunisiens une victoire totale contre les forces obscurantistes qui les menacent.  Et je clorai ce bref aperçu en citant le journal El Watan du 24 août dernier, qui titrait «Ruée vers les candidatures aux élections législatives et présidentielle»: «... Plusieurs centaines de listes de candidatures sont prévues dans les 33 circonscriptions électorales (27 en Tunisie et 6 à l’étranger), afin de briguer les 217 sièges de l’Assemblée des représentants du peuple. (...) alerte rouge du côté des quartiers généraux des partis (...) Contrairement aux élections de 2011, où tous les observateurs s’attendaient à une victoire des islamistes, l’actuelle échéance électorale est marquée par des soucis de rééquilibrage de la scène politique de la part des partis modernistes. Il s’agit surtout de faire arbitrer les Tunisiens entre deux visions de la société...».  Eh, oui, le combat continue et la révolution se poursuit!



[1] Itsos, Institut Tunisien de Sondage d'Opinion & Statistiques, fut en 1999 l’un des premiers instituts de sondage d'opinion en Tunisie, mais ne pouvait alors faire que des études marketing et faillit être broyé par le système Ben Ali en 2000 (pré-révolution tunisienne sur Internet) suite à une étude secrète sur la démocratie communiquée à «Journaliste sans frontière».

[2] Selon Cyrille Michon, professeur de philosophie à l’Université de Nantes, dans son ouvrage «Philosophie politique et théologie au Moyen-Âge»

[3] Karl Marx : « La détresse religieuse est pour une part l’expression d’une vraie détresse et pour une autre la protestation contre cette détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l'esprit des conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple».

[4] En octobre 2012, les médias tunisiens se régalaient d’une certaine vidéo, où Ghannouchi «le modéré» s’adresserait aux extrémistes salafistes (qu’il a officiellement désavoués) et les inciterait (en attendant leur heure) à ouvrir des écoles, des universités, à inviter des prédicateurs, à faire des camps pour initier les gens à la religion (musulmane) et se gausse des laïcs parce qu’ils ont accepté l'islam et refusé la charia (pour lui c'est kif-kif). http://www.youtube.com/watch?v=YlkvRiOZfL4


4 commentaires:

LE MAMI a dit…

Je vous ai lu.

giulio a dit…

Merci... et - je suppose - compris...
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meda a dit…

Un point de vue pertinent sur les élections tunisiennes qui sont un enjeu fort de notre fin d'année.

giulio a dit…

Merci, Meda. Mais, quoiqu'il en soit, tquelques soient nos convictions profondes, il faudra, pour ne pas répéter 2011, faire cette fois un choix pragmatique.