jeudi 25 décembre 2014

Mahmoud Darwich Ce qui sera advint. Traduction Jalel El Gharbi





 Child Hassam : Fifth avenue in winter 1919.
Ce qui sera advint
I.m. Rachid Hassin
Cinquième avenue, il m’a salué. Il a pleuré. Il s’est penché sur la muraille en verre mais il n’est point de saule à New York.
Il m’a fait pleurer. Il a remis l’eau dans son fleuve. Nous avons pris un café. Puis nous nous sommes séparés en quelques secondes.
Cela fait vingt ans que je le connais
Il en a toujours quarante
Il était grand comme un chant côtier et triste
Il  venait nous voir telle une épée de bière. Puis repartait comme les fins d’une
Prière
Il jetait sa poésie au « Christo »
et tout Saint-Jean D’Acre se réveillait
Et marchait dans l’eau
Lui, c’était une semaine pour la terre et une journée pour les conquérants
Et maintenant ma mère peut bien lancer un Ah
Les roses et les chaînes sont pour ses mains. Et derrière le mur,
Seule sa blessure souveraine l’a égratigné. Des amoureux
Viennent et jettent des rendez-vous
Nous avons hissé le bras tendu, nous avons étrenné les grappes et nous nous sommes mêlés dans
 les cris de la rue officinale. Nous avons brisé les chants et nous nous sommes mêlés
dans les yeux noirs. Nous nous sommes battus, nous avons été tués puis battus. Des chevaliers
Viennent et s’en vont
Et dans chaque vide
Nous verrons le silence du chanteur si bleu qu’il en est absent.
Cela fait vingt ans
Qu’il jette sa chair aux oiseaux et aux poissons dans toutes les directions
Et maintenant ma mère peut bien lancer un Ah
Fils de fellah né de la côte de la Palestine
Homme du Sud
Triste comme un moineau
Fort
D’une voix claire
Il a de grands pieds
Il a de grandes paumes
Il était pauvre comme un papillon
Il était basané jusqu’à l’effondrement
Et il était large d’épaules
Il voyait plus loin que la porte de la prison
Il voyait plus près que la thèse portant sur l’art
Il voyait une nuée dans le casque d’un soldat
Il nous voyait et voyait la carte de réfugié
Il était simple dans le choix de ses cafés et de ses mots
Il aimait le naï et la bière
Il n’a retenu que les mots les plus simples
Il était élémentaire comme l’eau
Simple comme le repas des pauvres
Il était un champ de pommes de terre et de maïs
Il n’aimait pas l’école
Et il aimait la prose et la poésie
Peut-être que la plaine est prose
Peut-être que le blé est poésie
Et les samedis, il rendait visite à ses parents
Il se reposait alors de l’encre divine
Et des questions de la police
Il n’a publié que les deux volumes de sa première poésie
Et il nous a donné le reste
Il y a dix ans, on aperçut ses pas à l’aéroport de Lod
Puis il disparut
Et advint ce qui sera
L’épi m’a dénoncé
Et l’hirondelle m’a offert
Aux yeux des assassins
Pâle comme le soleil à New York :
Par où le cœur peut-il passer ? Y a-t-il dans la forêt de béton des plumes de pigeon ?
Ma boîte aux lettres est vide. Et l’aube ne darde pas
Ni l’étoile ne brille dans cette cohue
Mon soir est exigu, le corps de mon amour est en papier et personne vers mon
Soir ne « souhaite être le fleuve et la nuée »
Par où le cœur peut-il passer ? Qui ramassera le rêve tombé
Près de l’opéra et de la banque ? Un torrent d’épingles emportera
Les plaisirs que je porte.
Maintenant, je ne rêve plus de rien
Je désire désirer
Je ne rêve que d’harmonie
Je désire
Ou
Je m’achève
Non, ceci n’est pas mon époque
Pâle comme le soleil à New York
Donnez-moi mon bras que je puisse étreindre
Et mes vents que je puisse marcher
Et de café en café, je cherche l’autre langue
Je cherche la différence entre le feu et le souvenir
Je cherche la qualité première de mes organes
Et donnez-moi mon bras que je puisse étreindre
Et mes vents que je puisse marcher
Et de café en café,
Pourquoi la poésie fuit-elle le cœur chaque fois que Jaffa s’éloigne ? Pourquoi
Jaffa disparaît-elle lorsque je l’étreins ?
Non ceci n’est pas mon époque
Et je cherche la qualité première de mes organes
Et donnez-moi mon bras que je puisse étreindre
Et mes vents que je puisse marcher
… Et il disparut à la Cinquième avenue, ou ce portail du Pôle
Nord. Et de ses yeux, je ne garde que le souvenir de villes qui s’en viennent et s’en vont
Et  il se dissipa, se dissipa…
Puis nous nous sommes rencontrés un an après à l’aéroport du Caire
Trente minutes après, il me dit : 
« Que n’étais-je pas libre
Dans une des prisons de Nazareth »
Il a dormi une semaine. Il s’est réveillé pour deux jours. Il n’est pas allé à la campagne avec le Nil.
Du café, il n’a pas que la couleur
Il n’a pas vu d’Egyptiens en Egypte
Et il n’a interrogé que des livres sur la forme que prend la lutte des classes
Puis il fut interpellé par la sempiternelle question, l’aliénation rocailleuse
« De quel prophète mécréant te vient cette dimension ultime ?» ai-je demandé
Il a pleuré pour une indolence dans mon regard. As-tu changé ?
Oui, j’ai changé et ma vie ne s’est pas écoulée
En vain
Il s’est penché sur le Nil, puis il demanda : « le Nil oublie-t-il ?»
« Non, il n’oublie pas comme on le pensait », ai-je dit
Puis nous nous sommes rappelé nos rythmes d’antan
Et les flots d’hirondelles sur une paume frappant au mur
Et la terre que nous portons dans notre sang comme des insectes
Et nous nous sommes rappelés nos rythmes d’antan et la mort des amis.
Ceux qui ont partagé nos jours puis se sont dispersés
Ne nous ont pas aimés comme nous l’aurions voulu
Ils ne nous ont pas aimés mais ils nous ont connus…
Il délirait quand il était réveillé et se réveillait quand il pleurait
Il marchait comme les tentes dans le lointain arabe
Ma vie est partie en fumée
Et j’ai perdu l’essentiel
Et il disparut près du coucher du Nil
J’ai préparé pour lui un autre thrène et un mémorial en palmes
O mon suicide permanent
Arrête la vie qu’on recommence à partir de n’importe quel départ
Et flamboie comme les plantes de Galilée
Et rougeoie comme un mort assassiné
Tiens-toi debout à la crête du rêve et bats-toi
Car c’est pour toi que sonnent encore les cloches
Et c’est pour toi que  sonne encore l’horloge
Et il se dissipa encore une fois
Et les branches m’ont trahi
Ce qui sera advint
L’épi m’a dénoncé
Puis les hirondelles m’ont offert
Aux épées des assassins
Et dans son sarcophage officiel New York nous y invitait
Cinquième avenue, il m’a salué. Il a pleuré. Il s’est penché sur la fontaine
En ciment. Pas un saule à New York. Il m’a fait pleurer.
Il a rendu à la maison son ombre. Nous nous sommes cachés dans l’écho. L’un de nous
Serait-il mort ? Non. Ai-je un peu changé ? Non. Le voyage est-il
Encore le voyage et le port au cœur ? Oui.
Il était loin, loin et d’une absence infinie
Il a fumé son verre…
Il s’est dissipé
Comme une gazelle qui se dissipe
Dans des prairies qui se dissipent dans le brouillard
Il m’a jeté son mégot au cœur et il s’est reposé
Il n’a pas regardé l’heure
La lune qui se tenait sous le dixième étage de Manhattan
Ne l’a pas volé. Il s’est drapé dans son souvenir… la sonnerie secrète
L’a enveloppé. Entre nos paumes de petits oiseaux passèrent ainsi qu’une mort
Familiale. Ceci n’est pas mon époque. Un autre hiver est revenu. Les femmes
Aux chevaux sont mortes dans un champ lointain. Le temps ne sort pas de moi
Dit-il.  Alors, j’ai échangé, avec mon cœur, des villes qui s’effondrent depuis le début de cette
Vie jusqu’à la fin du rêve…
Resterons-nous ainsi à passer vers le dehors par cette journée couleur d’orange
Pour ne toucher que l’obscur dedans ?
D’où est-ce que je viens ?
Un oiseau a transpercé une lance
Je me suis dit : il a découvert mon cœur
Resterons-nous ainsi à passer vers le dedans par cette journée couleur d’orange
Pour ne toucher que la police portuaire ?
Il délire en dehors du souvenir : moi qui porte le fardeau de la terre
Et qui sauve de cette déperdition[1], les filles ont chaussé mon âme
Et elles se sont mises en marche. Au-dessus de ma voix, les oiseaux ont bâti un nid , ils m’ont traversé
Et se sont envolés dans le lointain
Rien n’a changé
Les chansons m’ont expatrié, expatrié
Ceci n’est pas mon époque
Ceci n’est pas ma patrie
Ceci n’est pas mon corps
Ce qui sera advint
L’épi l’a dénoncé
Et l’hirondelle l’a offert
Aux vents des assassins. 
Traduction Jalel El Gharbi




[1] Allusion à un titre de Abu Hamed Al Ghazali.

6 commentaires:

Jawhar a dit…

Époustouflant!
A mon avis, on ne lira jamais une traduction plus accomplie que celle-ci! Comme si, dès le départ, ce poème était conçu définitivement dans ces deux versions (arabe et française), tel un Janus, ouvrant en arabe et fermant en français ou inversement.
Je pense aussi ici au lecteur modèle d'Umberto Eco qui, comblant les lacunes, les blancs que renferme le texte d’origine, parvient à le manipuler exemplairement en traduction. Et, entre une interprétation juste et une traduction juste, le texte est à son comble de réussite.

giulio a dit…

Phantastique, Jalel, d'enfin pouvoir lire cette merveille de poème en entier, dont je ne connaissais que les extraits dans notre livre "Des passantes et des passants...". Je ne peux certes en apprécier la traduction comme notre amie Jawhar, soit. Mais à mon niveau...

Michèle Pambrun-Paillard a dit…

Magnifique Jalel !

C'est tellement fort et émouvant en français que je me fie tout à fait à ce que dit Jawhar. Je le ressens au plus profond.
Il y a longtemps que je souhaite cela aux poèmes de Mahmoud Darwich...

Olfa a dit…

Baraque=béréka
"La baraka"=el barka

giulio a dit…

La baraka = el barka, cela pourrait-il venir (éthym.) des Barcides, famille des Barca = les chanceux ? Comme Hamilcar, Hasdrubal, Hannibal ou autres Magon ???

Jawhar a dit…

Cher Giulio, votre appréciation du poème est juste, très juste d’ailleurs car la version arabe est celle –ci en français et non pas une autre. Ce que Jalel El Gharbi apporte à Darwich, c’est la finition du texte d’origine dont on a infiniment besoin dans la deuxième langue. J’ai lu et relu ce poème en arabe plusieurs fois et je ne lui ai trouvé dans cette version française aucune faille. C’est une merveille !