Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, 18
avril 2015
Zeitung Vum Lëtzberuger Vollek
Antonella Botticelli :
Proserpine 2015, ou
l’abstrait tellurique
Pourquoi Proserpine[1]? Repérai-je Antonella Botticelli[2],
cette géniale peintre italienne lors d’une exposition? Lors d’un des vernissages auxquels je suis régulièrement
invité? Mais non. Ce fut tout simplement le fruit du hasard;
hasard de mes recherches sur l’art abstrait – je ne sais plus à quelle occasion
ou sujet – sur Internet. Et ce fut le
coup de foudre. Pas d’emblée le grand
amour, non, plutôt la surprise, la question du possible... du comment pouvait
exister quelque chose d’aussi unique. Pas
évident non plus que de vous faire partager l’émerveillement ressenti la
première fois que l’un de ses tableaux s’étala plein écran sur le moniteur de
mon PC. Car cette peinture n’avait rien
en commun avec ce que j’avais pu voir jusqu’alors dans le domaine de l’art
abstrait. Et pourtant, j’en connais
quelques-uns, de maîtres contemporains de l’abstraction. Et me voilà occupé à creuser, chercher plus
loin, me documenter, tenter de découvrir l’artiste capable de cette indicible
expression picturale. Cela devint pour
moi un must, une obsession, une gageure.
Mais mon acharnement paya. Quoiqu’elle
fût à peine connue hors Campanie (un scandale!), je trouvai nombre de ses
oeuvres sur divers sites, puis je la découvris elle-même sur Face-book, fis sa
connaissance en juin 2014, vins à faire partie de ses amis et me promis de vous
la faire connaître.
L’enchantement devant la profondeur et le subtil agencement
des formes et couleurs rejaillissant sur la toile, le papier ou autres supports
depuis son âme inquiète cachée sous un visage amène, épanoui, serein, mon
enchantement donc, ne faisait que croître au fur et à mesure que je découvrais
son travail. Certes, personne n’est
toujours égal à lui-même; et qui peut prétendre ne créer que des
chefs-d’oeuvre? Mais tel ce Vésuve dont
elle ne vit pas loin[3], Antonella
génère par ses propres éruptions des fruits plutoniens toujours aussi uniques
qu’inattendus. Comment s’en lasser? Aussi, récompensé au-delà de toute espérance
dans mon rôle de découvreur, je n’ai aucun problème à vous parler aujourd’hui
de cette perle rare découverte sur Internet. Notez, rien de bien nouveau à cela! J’en fis de même pour ces sculpteurs, peintres
et poètes, parfois quasi-inconnus du grand public, tels René Iché[4],
Philippe Trouvé[5], Patricia
Guenot[6],
Salah al Hamdani[7],
Mohammed Al-Maghout[8]
ou autres Tawfiq Zayyad[9].
Je ne me souviens plus de tous leurs
noms, mais de toute façon, aujourd’hui, c’est le tour d’Antonella Botticelli et
son abstrait tellurique.
Certes, comme la plupart des peintres, Antonella est passée
par une première phase figurative plus pâle, disons académique. Quelques jolis tableaux, certes, mais grâce à
Pluton dont elle est la
Proserpine contemporaine, cette période appartient au passé
et ne connaît que de rares résurgences.
Oublions-les donc, ainsi que j’oublierai un pauvre autoportrait qu’elle
mit un jour en ligne sous les applaudissements de ses «amis» prodigues de
«bravissima», «bellissimo» et autres tartufferies. Par chance, quelqu’un de sensé – galeriste?
critique sérieux? – vint peu après
confirmer mon opinion et la détourner du gnangnan qui la guette dans cette
région d’Italie où le très grand art côtoie souvent le pire kitsch. Elle-même m’annonça d’ailleurs avoir décidé de
désormais se lâcher et de peindre sans réserve l’expression bouillonnante et
incandescente – lave, cendres et autres scories – jaillie de son subconscient
tourmenté de Proserpine entre deux mondes.
Car, contrairement à Proserpine, dont l’action se limite aux
belles saisons, les autre six mois la voyant hanter le monde souterrain,
Antonella obtint de sa muse le privilège des Grünewald, Bosch, Ensor ou
Kalmakoff de pouvoir peindre l’interaction entre conscient et subconscient,
surface et abîmes, sérénité et souffrance. Dépassant même son rôle de Proserpine pour
devenir tout à la fois Dante et Virgile, elle permet aux forces sous-jacentes
de se libérer en une imagerie et des scénographies tellement inouïes dans leur
énigmatique beauté qu’elles s’élèvent, comme dirait Nietzsche, par-delà le bien
et le mal. Fi des bienséances sociétales,
des images convenues et des joliesses dominicales! Grâce à l’abstraction, Antonella expose et
explose tous les tourments d’une âme qui ne peut plus les contenir et refuse le
pare-feu de son pendant sociable. Elle
peut s’y lâcher sans risque de troubler ou choquer ceux qui n’y comprennent
rien. Tel chambre magmatique saturée vomissant
son trop plein, elle rejette l’indicible sur ses toiles ou cartons en
techniques mixtes d’une beauté à dominante camaïeu et pastel aussi vraie que fascinante.
Mais attention! Ces mises-en-scène
seront sans doute moins abstraites à vos yeux, si vous prenez la peine d’y
pénétrer peu à peu jusqu’à ces profondeurs dévoilées sans être préalablement
ordonnées, structurées et rendues joliment présentables. Pourtant... à y regarder de plus près,
Antonella laisse derrière elle, tel Ariane, un fil tout vibrant d’une musicalité
silencieuse qui vous guide à travers les méandres de son âme, pour peu que vous
le saisissiez sans préconçu et restiez ouvert à l’expression de sa poésie. Elle nous confie en effet que «Chaque artiste raconte quelque chose... les
souffrances, l’amour... L’art parle et met à nu son âme à travers les couleurs,
les signes, les formes. Rien n’échappe à qui sait l’observer et se perdre en de
poignantes émotions qui traversent la peau et touchent le coeur, tout devenant
poésie. Je n’écris pas ma vie dans un livre; la parole n’est pas mon fort. Je l’écris sur des toiles avec force matière
et jeux de couleurs. La rage plein les mains j’y ai creusé de profonds sillons
où, tel des blessures, s’écoule lentement le sang de mes souvenirs...»[10]
Vous restez toutefois, comme toujours devant la peinture
abstraite, amis lecteurs, maîtres de votre interprétation, elle-même fruit de
vos goûts et perceptions; patience, pénétration et empathie s’y ajoutant ave
bonheur. Cette liberté, Antonella vous
la laisse d’ailleurs en n’intitulant que rarement ses tableaux. Il y a des exceptions, mais ces titres ne
vous lieront point. Prenez, par exemple,
«Sociétà
contemporanea», une technique mixte sur toile 80x100 cm! Les bistres y pourchassant les derniers feux
me firent tout d’abord apparaître un monstrueux requin édenté ne parvenant qu’à
s’envoler à grand-peine après avoir dévoré le buste d’un homme accroupi lui
servant de tremplin ; le lendemain j’y vis Python se dressant au-dessus du
chaos. Quel hiatus entre ma première
impression, ma seconde lecture et le titre! Mais je creusai plus loin et, de fait, après
m’être saisi du fil d’Ariane cité plus haut, le jeu et l’interaction tout à la
fois sobres et poétiques des formes et couleurs me firent apparaître l’immense
tension entre un passé amorti, couleurs pastel et un présent aux exigences
parfois brutales. Mais vous, qu’y
verrez-vous?
Autre exemple: «Mémento», l’un des chefs-d’oeuvre
de cette visionnaire du subliminal. Ce titre
signifiant «souviens-toi» me donne à penser qu’il ne s’adresse pas
particulièrement au spectateur, ni d’ailleurs par réflexion à l’artiste
elle-même, mais représenterait une plongée dans la mémoire collective italo-hellénique
dont elle serait le héraut. Mais
Antonella a peint ce tableau au printemps 2014 et ne peut se résoudre à suivre
le philosophe orphique Empédocle[11]
dans sa chute vers cet enfer que Proserpine vient juste de quitter. L’heure n’est donc plus ni à Pluton ni à son neveu
Vulcain. L’Antiquité cède aux prémices
de la Renaissance,
bien plus proche des passions qui traversent alors l’artiste. Dès lors, son tableau s’arrête au vestibule
souterrain où, tout au fond, la porte (ou bouche) des enfers dit, rageuse, les
mots de Dante Alighieri: «Par moi on va
vers la cité dolente / Par moi on va vers l'éternelle souffrance /
Par moi on va chez les âmes errantes...», etc. et conclut: «Vous qui entrez ici, abandonnez toute
espérance». Mais contrairement à
Dante et Virgile, Antonella et sa muse Proserpine, dont les tourments sont ceux
de la vie et non de la mort, ne vous feront pas franchir cette porte, ne
permettant à une abstraction cette fois toute relative que d’en explorer la
tortueuse antichambre.
J’aurais encore désiré vous présenter la biographie
d’Antonella Botticelli, mais j’ai déjà largement dépassé mon espace rédactionnel
écrit et ne désire pas empiéter sur des illustrations souvent bien plus
parlantes que mon discours. Aussi, en
attendant qu’elle vienne exposer au Luxembourg et nous permette d’admirer son
travail dans toute la force de sa matérialité, je vous suggère de faire sa
connaissance aussi bien sur plusieurs sites Internet que sur Linkedin ou Face-book.
Vous pourrez l’y contacter directement
et admirer nombre de ses oeuvres qu’elle y présente régulièrement[12].
[1] Déesse romaine des saisons, Proserpine est fille de
Cérès (déesse des moissons) et Jupiter (respectivement Perséphone, Déméter et
Zeus dans la mythologie grecque). Elle aurait été enlevée par Pluton, dieu des
Enfers, qui l’aurait épousée. Cérès s’en étant plainte chez Jupiter, celui-ci
obtint de Pluton qu'elle puisse retourner au grand air 6 mois de l’année. Elle
passera six mois aux enfers (automne et hiver), puis six mois avec sa mère
(printemps et été).
[2] Le nom de famille d’Antonella Botticelli n’a rien à voir avec
Sandro Botticelli, pseudonyme du célèbre peintre florentin, qui s’appelait en
réalité Alessandro Filipepi.
[3] Elle vit et travaille à Maddaloni, près de Caserta et à une
trentaine de Km de Naples et du Vésuve.
[4] www.zlv.lu/spip/spip.php?article1298
[5] www.zlv.lu/spip/spip.php?article3583 et www.zlv.lu/spip/spip.php?article5435
[6] www.zlv.lu/spip/spip.php?article3600
[7] www.zlv.lu/spip/spip.php?article2852
[8] www.zlv.lu/spip/spip.php?article2395
[9] www.zlv.lu/spip/spip.php?article2178
[10] Légèrement abrégé et librement traduit de l’italien
[11] Empédocle (Ve siècle a.C.) mit fin à ses jours en se jetant
dans le Vésuve.
[12] En voici quelques-uns: www.equilibriarte.net/profile/antonellabotticelli
; www.premioceleste.it/artista-ita/idu:54716/ ; http://arteantonellabotticelli.altervista.org/
; https://www.facebook.com/antonella.botticelli/.
4 commentaires:
Bravo et merci pour cette si belle présentation, Giulio le grand découvreur de talent. Antonella le mérite d'après ce que j'ai pu voir de ses réalisations.
Oui, elle le mérite, cher Mokhtar. Et il est particulièrement injuste qu'un talent pareil reste cantonné à une région italienne, lorsque d'invraisemblables clowns prétendument artistes se pavant dans toutes les capitales, font la une dans toute l'Europe, sinon dans le monde, envahissant même des musées, et reçoivent pour chacune de leurs horreurs ou farces des dizaines de milliers d'Euros. Et personne - surtout pas parmi les grands critiques multi-diplômés en histoire de l'art - ait le courage de dire que "le roi est nu".
Je trouve également que le roi est souvent nu, par les temps qui courent on ne sait où. Magnifique peinture d'une artiste que je ne connaissais pas.
Merci, Cléanthe. Pour peu qu'on regarde autour de soi on en découvre tout le temps (au passé comme au présent et dans tous les domaines) des négligés par la notoriété.
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