samedi 18 avril 2015

Petite plaisance, extrait d'un inédit de Daniel Soil ayant pour cadre la région de l''Ichkeul



Petite Plaisance


Sur le parvis de Petite Plaisance, Samy nous remet des fleurs d’oranger lovées dans une caissette de bois tendre. Nous gardons ce trésor tout au long du voyage, parcourant la rocaille, interrogeant les bergers. Nous finissons par trouver l'enfant, qui aussitôt s’enivre du parfum libéré.
 Oui, c’est bien elle, Elea, simple et désarmante, perchée sur un petit vélo de bois. C’est miracle, la dénicher dans ce temple presque intact au milieu des ruines. Son nez coule un peu. Que faire ? Lui jeter un regard noir ? La gronder déjà ? Injazette y songe, mais elle sourit et sort un mouchoir.
 Le petit déjeuner au bivouac se dit fatour essabah. Injazette veut donner l’œuf à l’enfant, mais à découvrir la Medjerda et son tumulte, Elea se détourne des victuailles. Rien ne peut la distraire du flot sous le barrage.
 Elea reste rivée au fleuve. Soudain elle demande à faire un tour en barque bleue. Les pêcheurs burinés acceptent, oui, la prendre dans les rapides, là où le cours se rétrécit. Mais déjà l’enfant oublie son caprice, ses yeux se ferment, n’expriment plus que paix et placidité.
Alors se profile le retour vers Tabarka. Dos d’âne, chicanes. Six heures au soleil, toutes baies ouvertes. Elea babille. Ce n’est qu’une litanie, mais elle dit la joie. Va à gauche, va à droite. J'obéis. Elle est aux anges.
Nous voulions trouver Elea, elle est là. Sur le trajet du retour surgit parfois le souvenir de l'amour ancien, Asma se déployant radieuse sur le cuir fauve. Pour nous distraire, les embûches, un fleuve à franchir sur des fûts accolés.
 Debout sur le marchepied, Elea proclame : je voyagerai toujours en décapotable ! Elle n’a pas eu peur une seconde. Et pourtant, Dieu qu’elle est vertigineuse, la Kroumirie et ses précipices. Elea nous dit merci. De quoi ? Je sors l’appareil photo. Je me donne une tâche. 

 J’ai le trac à l'idée de retrouver Samy à Tinja, alors je vais au lac me mêler aux foulques. Toutes ensemble elles plongent et disparaissent, réapparaissent plus loin, plus tard, comme si de rien n’était. A me voir sur la berge, aucune ne s’effraie ne prend son envol.
En Kroumirie, nous avons partagé la même chambre, Injazette et moi. Cette intimité a laissé quelques traces. Samy ne dit rien. Juste Ah. Ce que je traduis par : c’est comme ça. Lui l’homme vacciné par la vie.
 *

Samy se rappelle. Sur les arbres, la neige se fixait à l’écorce, alourdissait les branches. Et la piste paraissait impraticable. Un soldat l’a dégagée, on l’a remercié, on est passé. Samy ajoute, à propos du Nord-Ouest : rigueur du climat, chaleur des hommes.
  La neige me paraissait tenace, se souvient Samy, mais les vieux du village, au contraire : « Elle ne restera pas… Autrefois les hivers étaient plus longs plus rigoureux, aujourd’hui ça n’a rien à voir ». Nostalgie de la dureté ! s’amuse-t-il devant Injazette et moi.
 Samy me tend les jumelles. De la terrasse j’observe à mon tour les oiseaux sur le djebel. Si longtemps qu’une goutte me pend au nez et qu’un courant d’air me rend sourd de l’oreille gauche. Samy – les yeux rivés à la montagne - ne se doute de rien.
 Pourquoi pas, chaque année, une photo de Elea et Adam au pied du même arbre ? Injazette et Samy pourraient se glisser derrière eux de part et d’autre du jacaranda et se demander sans doute : qui sera dans douze ans le plus grand de nous quatre ? Je serais le photographe.
 Pour sa première note à l’école de Ferryville, Adam a eu 9 en français. Sa rédaction était si bonne qu’il a pu la lire devant tous les élèves. Elle avait pour titre : mon père ce héros. A la suite il s’est inscrit à la boxe et aussi au rugby.
 Elea doit trouver une belle pierre, le jour où elle retournera à Setif. Repérer la tombe, découvrir la mosaïque vernie sur laquelle j’ai fait graver : garde-la au creux de ta main.

4 commentaires:

christiane a dit…

Délice de lecture. merci.

giulio a dit…

... et qui, au-delà de la représentation et de l'émotion suscitées, donne vraiment envie.

Jawhar a dit…

Un texte aussi frais que la beauté insoupçonnée de l’Ichkeul. Une description bouleversante de cet accord primitif entre l’homme et la nature, entre le meilleur de l’homme et la splendeur de la bonté sans bornes de la nature tunisienne que Daniel Soil a toujours défendu avec ferveur.

Daniel Soil a dit…

Merci, Christiane, Giulio et Jawhar, pour ces commentaires qui m'encouragent. Au total, il y a 100 fragments de quelques lignes, qui paraissent, chaque jour, sur facebook. On verra si cette manière de faire produit un texte qui, au final, a du corps !