Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, 8 avril 2015
Pourquoi ouvrir
la présentation de ce concertino poétique à énoncé pudique, qui se proclame modestement
Choix de poèmes[1], par
son douzième mouvement, à son piano, puis, andante con moto? Pourquoi ne commencé-je pas «logiquement» par
le commencement, donc par «Ishtar...»? Et ce, lorsque cette sublime fille de la lune
et immortelle déesse pré-vénusienne de l’antiquité a connu Sumer et protégé
Babylone? Lorsque pour sa part, Shéhérazade,
bien plus jeune, humaine trop humaine, fémininement rusée et érudite, garde les
pieds sur terre et se gausse aussi bien des puissants que des héros? Pourquoi? C’est tout d’abord mon choix, humble privilège
du critique, et ensuite, parce que j’aime le chiffre douze, que j’ai envie de
prononcer douce, comme l’héroïne du
poème... et du recueil, bien sûr: recueil tout feu tout femme du début à la fin. Tertio,
les chiffres étant arabes, ainsi que se veut notre poète, le un de la millième des
1001 nuits devient deux si on l’ajoute au dernier de la mille-et-unième pour
chanter la nuit de Shéhérazade, donc son douzième poème. «Les
nuits diffèrent d’un pays à l’autre / Comme les visages même au sein d’une même
famille / Les étoiles sont les mêmes. Lune est la même...», nous suggère
Salah Niazi grâce «la plume» de Jalel El Gharbi[2] – ici
traducteur – qui lui prête son élégant français.
La douce – ou
douze – poésie de Salah Nazi rejoint ainsi son premier chant dans ce recueil
décidément porté sur le liminal, sur le seuil, sur le commencement, où «Ishtar fait voeu de prostitution» et
engendre ainsi une infinité d’étoiles dont «... Chaque étoile est Shéhérazade / Chaque nuit est Mille nuits...». Mais «La
lune était polie et sa blancheur amollie / Il y avait autour un riche halo,
deux halos / Ô lune qui te rendra visite ce soir ? // Un corps enveloppé
surnage par-dessus la cime des arbres et des temples / Un nuage blanc l’a
enlevé et a dissimulé le halo / Cette nuit, qui te rendra visite ce soir ô
lune?» Peut-être Ibrahim, le jeune
peintre et écrivain irakien? Après son
suicide? «... Elle a hurlé, elle s’est lacéré les joues mais elle n’y a pas cru.» Et cela continue ainsi, tout au long de ce frissonnant
recueil qui ajointe par sa poésie le terre-à-terre à la féerie, le passé au
présent, le matériel au transcendant et le mystique au trivial dans
l’accomplissement de ce qui pourrait être cette mille-et-unième nuit que le
poète ne dit pas. Cette mille-et-unième
nuit qui fait penser à la «reprise» telle que définie par Kierkegaard, retour
au même ayant en tout les traits d’un renouvellement radical.
Normal. Rien que les titres des poèmes brillent déjà
comme les perles d’un collier, les dents d’une déesse ultraviolet ou des
étoiles capables d’éclairer cette dernière nuit. En voici quelques-uns: «La lune de Bagdad, La mariée orientale, Désert, Dans le très grand
royaume du Nil, Les vitrines d’Espagne...» Ce dernier, un polyptique de six tableaux,
dont le deuxième – Lorca et la gitane
– m’évoque l’un de mes poètes préférés, justement, Federico
García Lorca et son inoubliable «Romance
Sonnambulo» ou autres «Romance de la luna luna», ce polyptique donc, parachève et couronne
le recueil d’un poète qui fréquente assidument l’Andalousie. Ah, «Les
vitrines d’Espagne»! Comme c’est
étrange. Salah Niazi y parle d’un
musulman, de Lorca, des Vikings, des malades du Nord scandinave, donc des Normands
d’hier et aujourd’hui, mais pas un mot d’Al Andalous[3]. À quoi devons nous
cette réticence? Ah, Ishtar, quand tu nous embrouilles avec ta sacrée
prostitution! Sacrée... excusez du peu.
Tenez, amis lecteurs; ces mots que j’ai écrits plus haut,
c’est à dire «me rappelle mon poète préféré» n’induisent bien entendu aucun
jugement de valeur. Sans connaître la
langue arabe et pouvoir apprécier la poésie originale des vingt-sept poèmes de
ce recueil, il m’est en effet impossible de comparer sa musique à celle de
Lorca. Aussi, le francophone doit-il se
contenter de les lire comme autant d’évocations en prose arythmique des élans
ou pulsions poétiques qui les ont engendrés et jouir de la symbolique des mots
et de la poéticité des symboles de ces histoires courtes qui composent la
mille-et-unième nuit de Salah Niazi.
N’est-ce pas pour cela qu’il vous demande dans son dernier poème: «... Combien l’homme peut-il se multiplier / en
cette nuit...»? Comment redevenir
cet autre qu’on était? Telle est la
question.
Né à AI-Nasiriya, en Irak, en
1935, Salah Niazi a travaillé comme présentateur de nouvelles à la radio-télé d’état
iraquienne et a enseigné langue et littérature arabe dans des écoles
secondaires de Bagdad. Contraint cependant
de s’exiler en 1963[4], il s’établit à Londres. Considéré[5] comme
la dernière grande plume de la génération des années cinquante, il aime à se définir comme un poète de coeur arabe et d’esprit
européen. Il obtient un doctorat (PhD) en poésie arabe à l’Université de Londres (SOAS) et dirige durant de longues années la programmation
culturelle du département arabe de la
BBC (radio). C’est
dans l’exil qu’il trouve liberté et poésie.
Et son oeuvre est bien celle d’un exilé pour qui le thème de
l’expatriation est une quasi-constante. Poète
et critique renommé, il fonde le journal arabe littéraire Al Ightirab al Adabi (Exil littéraire). Fin lettré, il a traduit
notamment Ulysse de James Joyce, Kyoto (The old Capital) de Yasunari Kawabata, Hamlet, Le roi Lear et
Macbeth de William Shakespeare vers
l’arabe. Il a également publié cinq
ouvrages[6] en
tant que critique et neuf recueils de poésie[7] avant celui que je vous ai présenté aujourd’hui. Ses livres sont traduits en anglais, en
espagnol, en persan et désormais en français, ou écrits directement en anglais.
Son autobiographie a été publiée sous le
titre «A grafted twig in a foreign
tree».
[1] Éditions Aden, London, 2015. Si votre libraire n’a
pas le livre en stock, il peut le commander chez LES BELLES LETTRES DIFFUSION DISTRIBUTION, 25 rue du Général Leclerc, F-94270 Le Kremlin Bicêtre, Tel :
01.45.15.19.70, Fax : 01.45.15.19.80
[2] Professeur à l’université La Manouba-Tunis, Jalel
El Gharbi est aussi poéticien, poète, traducteur et essayiste. Avant la
traduction de ce recueil, ses principales publications sont Le Poète que je
cherche à lire, Essai sur l’œuvre de Michel Deguy, Le Cours Baudelaire (éditions Maisonneuve & Larose), Claude
Michel Cluny - Des figures et des masques (éditions de La Différence), Jules
Supervielle : Miroirs et reflets d’un poète, (éditions Poiêtês), José Ensch : Glossaire d’une œuvre
(éditions Institut Grand-ducal section des Arts et des Lettres & MediArt), sa collaboration à Nous sommes tous des
Migrants (éditions Schortgen), son recueil, Prière du vieux
maître soufi le lendemain de la fête (éditions du Cygne) et, en
collaboration avec moi-même, Des passantes et des passants - Désirer, être désiré(e) (Éditions
Op der Lay), sans compter ses très nombreuses traductions, dont, bien sûr ce
recueil de Salah Nazi.
[3] Territoires
de la péninsule Ibérique et de la
Septimanie (+/- actuel Languedoc-Roussillon) qui furent sous
domination musulmane de 711 à 1492. Un
émirat omeyyade s’établit même (~80 ans durant?) à La
Garde-Freinet
(Var/PACA), l’ancienne Fraissinet.
[4] Année
lors de laquelle le régime marxiste de Kassem est renversé par des groupes
nationalistes baasistes commandés par Aref.
[5] Selon «Le poème
arabe moderne», Anthologie établie et présentée par Abdul Kader El Janabi
et selon La Luna De Bagda (en espagnol) d’Ahmed Yamani et José Miguel Puerta (?)
[6] The poetic Merits
of the epic of Gilgamesh, The Soliloquies
of Shakespeare, Nizar Qabbany the
painter of poets, Expatriation and the national Hero Ali Ibn al-Muqarrab
al-Uyoni (A study & editing his Dewan) et Of The Writings of Iraqi Expatriates
[7] A nightmare in the silvery sun, Emigration within, We, The Thinker, The canned
neigh, The illusion of names, Four poems, Ibn Zuraiq and the alike, The
wind and the dagger (El viento - bilingue espagnol-arabe), Selected Poems, La Luna
De Bagdad (bilingue
espagnol-arabe)
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