mercredi 20 mai 2015

Le coq a chanté plus d'une fois trois fois. Giulio-Enrico Pisani.

Le coq a chanté plus d’une fois trois fois

I. anthropocentrisme, humanisme, laïcité, trahison (Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek)
Passablement long, ce titre, n’est-ce pas, amis lecteurs ; beaucoup trop long en tout cas pour que j’y ajoute encore le sous-titre que voilà : « ... comment les “conservateurs” savent conserver ce qui les arrange et déformer, oublier ou trahir ce qui les dérange ». Mais commençons par le commencement et plongeons un instant dans le fleuve de l’histoire.
Dans la vision du monde des penseurs de l’antiquité, l’anthropocentrisme fut loin d’être une « philosophie » dominante. Ostracisés par les dirigeants et fréquemment accusés d’impiété, ses défenseurs adoptèrent souvent un profil bas ou se turent. L’anthropocentrisme ne disparut toutefois jamais. Défendu timidement par les épicuriens puis par les stoïques, il connut un moment de gloire sous L’empereur Marc-Aurèle (121–180) pour replonger ensuite sous la tyrannie des empereurs-dieux, puis sous l’hystérie religieuse de fin d’empire et enfin sous la chape de plomb du christianisme triomphant. Il devra attendre le soir du Moyen-âge pour faire son retour, et encore... Mais constituera-t-il réellement un progrès par rapport au théocentrisme (tout théorique d’ailleurs) de Platon, d’Aristote et des grandes religions monothéistes ? (1) On pourrait le croire : l’homme devenant peu à peu conscient de sa valeur, donc le centre de ses préoccupations, sans qu’il cesse pourtant de croire à quelque principe divin, créateur ou bienveillant, quoi de plus rassurant ?
En Europe, entre le 13ème et le 14ème siècle, l’anthropocentrisme recommença à poindre et à affronter, d’abord de manière voilée, le théocentrisme chrétien, grâce à des philosophes théologiens comme Guillaume d’Ockham, mais surtout à travers l’oeuvre de nombreux poètes. Je pense aux Walther von der Vogelweide, Guillaume de Loris, Rutebeuf, Pétrarque, Boccace, Dante, ou Christine de Pisan, pour ne citer que ceux-là. Suivit la Renaissance, qui en fut le premier corollaire avec les Rabelais, Montaigne, Ronsard, Politien, Pic de la Mirandole, Nicolaus von Cues, Pierre de La Ramée, Pietro Pomponazzi, Giordano Bruno, Reuchlin, Cisneros, Erasmus, Thomas Moore et tant d’autres. Les arts, les lettres, les sciences commencèrent timidement à s’affranchir de la pensée théocratique. Tout en n’osant pas encore la contester frontalement, l’homme faisait son retour.
Le barrage craquait par tous les bouts et, malgré l’inquisition, ce fut, deux à trois siècles durant, un feu d’artifice de nouvelles formes d’expression, de contestations, d’explorations, de découvertes. Suivit l’imprimerie et les Jean Hus, Luther, la Réforme, Copernic et son « nouveau » cosmos, Descartes, Galilée, l’accès à l’Extrême Orient et aux Amériques ouvrirent la pensée et les perspectives de l’homme, pour le livrer, désormais privé de l’imaginaire parachute divin, aux démons de la fortune et de son choix. Le docteur Faust avait voulu être (2), eh bien, il était. Nouveau Prométhée, démiurge autoproclamé, à lui de se débrouiller !
En fait, globalement, les chrétiens commençaient à se lasser des dictats de l’Église et ne demandaient pas mieux. Autoproclamé nombril de l’univers, l’homme commença à s’émanciper. Spinoza, Galilée, Descartes, Leibniz, Kant, les Lumières, la Révolution française, Hegel et Karl Marx lui feront prendre conscience de sa valeur et reconnaître les valeurs essentielles à sa dignité. En Occident, le principe humaniste s’affirme qui, au-delà des terribles travers que seront l’impérialisme colonial, le racisme, la Shoa, les deux guerres mondiales et la troisième qui perdure sans dire son nom, cet humanisme donc, voudrait s’ériger en valeur refuge de la civilisation occidentale.
Conversion réussie ? Peut-on donc considérer l’anthropocentrisme comme un progrès par rapport au théocentrisme ? À première vue, oui. Mais, à y regarder de plus près, n’en serait-il pas plutôt le dévoiement, un sous-produit à contrario, une perversion en quelque sorte ? L’homme s’étant proclamé démiurge, ne remplace pas dieu pour autant, mais le renvoie à une lointaine création et le cantonne au boulot d’assureur-réassureur, système bonus/malus compris (3), bien sûr. Comme quoi Allianz, Axa et consorts n’ont rien inventé. Du théocentrisme et de l’anthropocentrisme issus de la réduction des vieilles religions anthropomorphes, c’est, à mon avis, le premier qui est fantaisiste (mais humain) et le second dérisoire. Le fait que ce dernier considère que dieu existe, mais ne joue désormais plus qu’un rôle accessoire, ne compense en rien la minusculité et l’impuissance relative de l’homme.
Si, me considérant moi-même humaniste, je crois que le véritable humanisme serait un grand pas en avant, tout comme d’ailleurs l’écologie qui n’en est qu’une des conséquences logiques (4), et s’il était ce qu’il devrait être : davantage un mode d’emploi qu’un dogme bafoué. J’aimerais donc plutôt le considérer comme un authentique modus vivendi, une feuille de route et une boussole à la fois, permettant aux pauvres microbes que nous sommes de traverser l’océan de la vie et de construire notre civilisation le mieux que nous pouvons.
On est aujourd’hui, hélas, loin du compte. Force est de constater que, outre d’essayer de rendre à l’homme l’importance qui lui revient – en soi une bonne chose – l’humanisme contemporain n’a pas su se débarrasser des tares de l’anthropocentrisme : individualisme féroce (le « et moi, et moi, moi » - stigmatisé par Lanzmann et Dutronc) et libéralisme conquérant (d’Adam Smith à Milton Friedman & Co) qui en dérivent. Aujourd’hui, ces caractères prenant de plus en plus d’importance, ils se voient contestés en Occident, voire complètement de plus en plus rejetés au Sud par les masses laborieuses et défavorisées. Incapables de voir au-delà des recettes connues et encouragées en cela par des bergers obtus ou/et intéressés, elles tendent à condamner l’humanisme en bloc et à revenir au théocentrisme.
Il est vrai qu’à bien des égards l’humanisme contemporain, essentiellement « occidental » ne mérite pas mieux que d’être désavoué. Coincé grosso modo dans l’occident atlantiste, respecté par les puissants à la manière du « Prince » de Machiavel, seulement dans la mesure où ça les arrange, l’humanisme s’est vu couper les ailes avant même d’avoir eu l’occasion de s’épanouir. Né donc de l’anthropocentrisme, de la Renaissance, des Lumières et de la Révolution française, mais embarqué successivement sur les vaisseaux conquérants du capitalisme rapace, du colonialisme, du néocolonialisme et du néolibéralisme, il n’est plus qu’une fausse-couche de ce qu’il eût pu être. Quoi d’étonnant dès lors, que le pire arrive et que les masses (re)jettent, par un retour en force de la religion sous sa forme la plus puérile, revancharde et conquérante, ce foetus en même temps que les eaux polluées. Dès lors, ce n’est plus seulement un humanisme avorté qui passe peu à peu à la trappe, mais également la laïcité qui n’a vu le jour que dans de rares pays, où elle tente de défendre son existence bec et ongles. (5)
à suivre
***
1) le théocentrisme (grec théo = dieu) place dieu (et ses représentants) au centre du monde et des soucis humains, lorsque l’anthropocentrisme (grec anthrôpos = être humain) place l’être humain au centre du monde. Ne pas confondre avec « anthropomorphisme » qui revêt dieu ou les dieux de caractères humains. Dans la religion « du charbonnier » et l’imagerie populaire théocentrisme et anthropomorphisme vont souvent de pair.
2) selon Leo Ruickbie - Faustus : The Life and Times of a Renaissance Magician (The History Press, 2009) – le mythe de Faust pourrait remonter à la fin du Moyen-Âge polonais. Pour les nombreuses exploitations littéraires et artistiques du mythe de Faust, dont la plus célèbre reste celle de Goethe, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Faust.
3) peu efficace, car malgré les bonus paradisiaques et les malus infernaux, le nombre de salopards n’a jamais été, toute proportion gardée, moindre chez les croyants que chez les athées, bien au contraire.
4) rappelons que l’écologie n’est pas l’amour et le respect de la nature en soi. C’est simplement la science de l’habitat (le meilleur et le plus harmonieux possible pour l’être humain et pour tout ce qui vit sur terre, qui constitue justement notre unique habitat).
5) Sur la séparation laïque de l’Etat et des Eglises lire aussi l’article surhttp://renaissance.communiste.over-blog.com/article-22791376.html, traitant du problème en France, mais de manière assez proche des préoccupations de n’importe quel citoyen européen.

Le coq a chanté plus d’une fois trois fois

II. Jésus Christ et St Augustin reniés

Prises en tenaille entre un christianisme et un islam battants, deux idéologies théocentriques, revanchardes et conquérantes, la plupart des valeurs humanistes de la laïcité se voient aujourd’hui remises en question et risquent de disparaître. Et il n’y a pas que le monde musulman qui se radicalise à vue d’oeil. Le monde occidental n’est pas en reste. Dans l’UE le Parti Populaire (Chrétien) domine. Tous le chrétiens ne sont pas radicaux, bien sûr, d’ailleurs pas plus que tous les musulmans. Mais dans les pays membres de l’Est et en Irlande les droits de l’homme (et de la femme), ainsi que la liberté d’expression sont bafoués, lorsqu’en Espagne et en Italie souffle un vent de Reconquista catholique. La Russie est redevenue bigote, aux USA on est plus religieux que jamais et le créationnisme gagne du terrain. Ça arrange tout le monde, fait accepter leur misère aux masses exploitées par les capitalistes et saignées par les banques, mais sert en même temps de façade à l’opportunisme des puissants.
Aussi, est-ce en vertu de cet opportunisme pseudo-religieux, totalement contraire aux fondements de l’Église et du christianisme, que les autorités « chrétiennes » font aujourd’hui de tout, pour enterrer l’humanisme, la laïcité et la séparation des églises et des états, dont l’Occident s’est longtemps gargarisé. Rappelons en effet, que Jésus-Christ, dont l’Église catholique se prétend le « Corps mystique », a affirmé clairement la laïcité...
Premièrement, par les mots : « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver » cités dans l’évangile de St Jean (12,47). Ce que Jésus y affirme clairement par l’intermédiaire de Jean, c’est que la justice humaine n’est pas son affaire. Elle ne doit donc pas non plus être affaire de l’Église ou de ses représentants.
Ailleurs, face à la pièce de monnaie que les pharisiens présentent à Jésus, c’est le fameux « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu, ce qui est à Dieu » repris par les trois évangiles synoptiques : St. Matthieu (22,21), St Luc (20,25), St Marc (12,17). Ici, c’est la gouvernance (politique, économie, finance) des hommes dont Jésus refuse catégoriquement de se mêler ; aussi affirme-t-il fermement aux pharisiens qui essayaient de le piéger, la séparation entre Église et État.
Troisièmement – et cet évènement est relaté par les quatre évangiles – il chasse les marchands du temple. Ici le message est, si faire se peut, encore plus lumineux : Église et religion n’ont rien à voir avec l’économie et le commerce. Que l’Église s’abstienne donc de juger et de diriger les hommes et leur commerce (au sens large du mot), mais qu’elle s’occupe, chez ceux qui le désirent et seulement parmi eux, exclusivement de leur « salut » spirituel.
Ce qui précède vaut bien entendu pour toutes les confessions chrétiennes, ainsi que pour la religion musulmane. Le coran admet en effet implicitement le bien-fondé de l’enseignement moral du prophète Jésus, que Mahomet a reconnu comme valable. Deux siècles plus tard, Muhammad ben Jarîr at-Tabarî, l’un des majeurs historiens et exégètes de l’islam, le confirmera formellement.
Mais revenons-en à notre Marâtre Ecclésia et à ses représentants, dont les intrigues, le lobbysme et les velléités de « reconquista » nous touchent de très près. En effet, comme s’il ne leur suffisait pas de bafouer par opportunisme, volonté hégémonique et main basse spirituelle l’enseignement même de celui dont ils revendiquent la doctrine, nos cléricaux anti-humanistes et revanchards contemporains, font également fi du verbe de St Augustin. (1) Ce dernier est pourtant l’un des plus éminents pères et docteurs de l’Église (2), qui a d’emblée et toujours considéré, du moins officiellement, son enseignement comme étant une pierre angulaire du catholicisme.
Or, dans son article « Philosophie politique et théologie au Moyen-Âge », Cyrille Michon, professeur de philosophie à l’Université de Nantes, nous rappelle fort opportunément (3), que selon Augustin, « si “le salut éternel (Paradis) incombe à l’homme en tant qu’individu”, le “bonheur humain” (terrestre) incombe à l’homme en tant que genre, “collectivement”. Dès lors, la théorie augustinienne des deux cités appelle dans une société religieuse, “une sortie de la religion hors du champ public“, fondement de la séparation entre l’Église et l’État ».
Voilà qui a au moins le mérite d’être limpide et qui devrait fermer la bouche de tous les bigots bornés clérico-interventionnistes et anti-progressistes d’Occident, ainsi que, pourquoi pas, celle des musulmans intégristes. Après tout, Jésus n’était-il pas palestinien et Augustin d’Hippone berbère ? Il est en fait évident, que Jésus Christ d’abord et Augustin d’Hippone ensuite ont jeté les premiers fondements de la laïcité longtemps avant les intellectuels des Lumières et de la révolution française. Dérangeant, fort dérangeant ! Aussi n’a-t-il pas manqué au cours de siècles qui suivirent sa mort, de clercs, philosophes et théologiens pour réinterpréter et fausser la pensée d’Augustin d’Hippone.
La pire atteinte dont fut l’objet son oeuvre monumentale, qui embrassa pratiquement tout le savoir de son temps, fut sans doute ce qu’on allait qualifier d’« augustinisme politique », réinterprétation abusive prônant la subordination de l’État à l’Église et déclarant par ailleurs la propriété collective hérétique. Or, si le premier point n’est plus pour Rome qu’un pieu souvenir, c’est bien le second point qui lui permit de jeter l’anathème sur certains collectifs monacaux, sur les « misiones » et « reducciones » jesuites guaraníes en Amérique du sud, ainsi que sur le socialisme réellement existant et sur le communisme tant chrétien que marxiste.
Or, l’enseignement de St Augustin est sans équivoque. Comme mentionné plus haut, la religion est affaire de chacun (individuellement), ce qui préconise la laïcité, mais « le “bonheur humain” (terrestre) incombe à l’homme collectivement“ » (4). Or, la seule voie concrète et viable permettant à l’être humain de rechercher le bonheur collectivement et de se libérer du libéralisme individualiste sans scrupules né d’un humanisme fourvoyé, est aujourd’hui le socialisme réel. Il est vrai que la plupart des expériences socialistes à ce jour laissent fortement à désirer, quand elles n’ont pas subi des échecs retentissants, mais les principes du socialisme réel n’en restent pas moins valables et, à condition de tenir compte des erreurs du passé, les seuls qui puissent assurer globalement un avenir juste et humain à l’humanité.
***
1) Augustin d’Hippone (St Augustin), est né à Thagaste (act. Souk-Ahras, en Algérie, vécut de 354 à 430. Évèque d’Hippone (Annaba, Algérie). Berbère de mère et de père (citoyen romain) il fut le plus illustre écrivain, philosophe et théologien chrétien de l’Antiquité tardive (lire notamment http://fr.wikipedia.org/wiki/Augustin_d’Hippone).
2) Un docteur de l’église est l’un des 33 saints dont l’Eglise glorifie la sagesse à cause de leur doctrine orthodoxe sans erreur notable, leur vie sainte, l’approbation canonique de leur vie et de leurs écrits, et la proclamation par le pape de la valeur exceptionnelle de l’enseignement. Plus amples détails sub www.chretiente.info/.../ les-33-docteurs-de-l’eglise/.
3) Dans « Histoire de la philosophie » dirigé par Jean-François Pradeau, Éditions du Seuil, 2009
4) Ce qui est parfaitement conforme aux Actes des Apôtres > IV, 32-35, qui vont bien plus loin que le socialisme réel : “...ils mettaient tout en commun (...) Il n’y avait pas d’indigents parmi eux ; ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient et venaient en déposer le prix aux pieds des Apôtres ; puis on le distribuait à chacun selon ses besoins.”
Giulio-Enrico Pisani

7 commentaires:

X a dit…

Je suis loin de votre culture. Je m'exprime mal : je suis loin d'être aussi cultivée que vous. Mais l'importance de ce billet ne m'échappe pas. Il est même fondamental. Merci.

giulio a dit…

Comment seriez-vous loin de quelque culture, du moment que ce que l'importance de ce qu'on en dit ne vous échappe pas, ami(e) "X" ?

Toutes les cultures ne font qu'une et le fait que vous y plongiez démontre que leurs frontières ne sont qu'artificielles.

X a dit…

Vous avez raison. Je voulais simplement dire que je n'ai pas de formation véritable en philosophie, plutôt en histoire. Ajoutons quelques notions de littérature.
Ce "X" est un choix par défaut, pour éviter des confusions récurrentes entre commentatrices du même prénom. Je m'appelle Michèle mais je signe "X".

giulio a dit…

Autodidacte intégral, je suis bien loti que vous, chère Michèle X.

giulio a dit…

Sorry, je voulais dire "bien moins loti que vous"

X a dit…

@Giulio : j'ai beaucoup d'admiration pour les autodicactes qui doivent mâcher le travail tout seuls... Il me semble que le monde irait mieux s'il y avait beaucoup plus d'autodidactes.

giulio a dit…

Merci, Michèle ! Mais il ne pense pas qu'il faille généraliser. Il y a de l'ivraie et du bon grain partout.