mardi 30 juin 2015

Ahmed Ben Dhiab : "Jamila dit" , Giulio-Enrico Pisani

Giulio-Enrico Pisani
Lux., 30 juin 2015
Zeitung vum Lëtzbuerger Vollek

« J’appartiens à la grande histoire, à la mer des Phéniciens... »
Un peu plus de quatre ans après son recueil Fulgurances[1] et deux ans après Lune andalouse,[2] ce troubadour[3] des temps modernes qu’est Ahmed Ben Dhiab, nous chante Jamila dit[4], un nouveau recueil, une fois de plus, de peine et d’espérance, mais plongeant cette fois au cœur de l’âme familiale et méditerranéenne: la mamma, al om, lom, inna, maman.  Ces dits de Jamila, la défunte mère d’Ahmed, c’est bien sûr lui qui les écrit, qui se fait le héraut de son amour multimillénaire, une douce passion qui survole la mesquinerie, les disputes, les guerres et les vaines ambitions des hommes.  Mais Ahmed n’a aucun besoin de jouer à l’historien pour cela, car Jamila, sa Jamila, c’est tout cela... et bien davantage.  Il lui suffisait de trouver les mots justes, ce qui pour notre trouvère, metteur en scène, peintre, chanteur, danseur et poète des temps modernes, ne présente pas de difficulté majeure. 
Aussi, Jamila dit-elle entre les pages du recueil: «J'appartiens à la grande histoire /  à la mer des Phéniciens / arabe berbère africaine... // je me suis construite avec la foudre / les éclats de mon nom / la faim inexplorée // femme lune je suis / qui tète le lait du monde / l'amie qui dénoue l'inconnu».  Et Ahmed Ben Dhiab de me confier personnellement: «"Jamila dit" est une méditation de quatre années dont est né ce livre-chant à ma chère mère (...) une quête (se voulant à son image) sur le sens du vivant, de l'amour, de l'humanité, de la beauté et du partage.  Notre mystérieuse présence sur terre?  Je te souhaite de rencontrer l’infini, l'illimité de Jamila qui invente la naissance de l’autre que nous sommes».  Ce message – cela va de soi – vous est destiné autant qu’à moi, amis lecteurs.
 Mais s’il prête ses paroles, ses vers et ses souvenirs à sa mère durant la première moitié de son recueil, Ahmed en appelle dans la deuxième partie aux voix de ses soeurs et frères, de sa fille, de sa femme Francesca et de plusieurs amis proches.  Et cette vingtaine de pages fleurit le coeur du lecteur comme un véritable bouquet méditerranéen que le poète a cueilli pour le lui offrir avant de consacrer sa dernière partie à son propre chant, en quelque sorte écho d’amour de ce qui précède et auquel il ajoute son propre éloge: «... elle est Ève l’insoumise / femme de toutes langues du silence / la nourricière du rêve / l’esprit et le mouwashshah[5] / la conquête du possible...».  Cette merveilleuse ode à sa mère, à LA mère, Ahmed Ben Dhiab l’émaille en outre –  «en écho...» m’a-t-il confié – «d’autres présences de voix célèbres comme Chebbi, Darwich, Gibran, Shabestari, Hafiz de Chiraz, ou Rabi’a al-Adawiya[6]...».  Autant de voix de poètes, de mots parfois récents, parfois venus du fin fond de l’histoire, qui traversent le livre, par petites touches, sotto-voce, mais incontournables, car – nous dit Chloé Sainte-Marie – «Les mots des poètes sont éternels et nous disent qui nous sommes et où nous allons».

Dans la troisième partie, la voix du poète se confond ci et là avec celle de son fils Ahmed – oui, de même nom –, pouvant créer une certaine confusion dans l’esprit du lecteur (mais n’est-elle pas voulue?), lorsqu’il porte sur Jamila, sa mère, «... un regard songeur...» et dit «... je contemple ma mère / la cueilleuse du bonheur / dans les gestes simples de la vie...».  Plus loin, Ahmed fils dit et Ahmed père écrit (et crie?) «Jamila reste / la trace du papillon / la rose la mer / l’abeille le nuage / l’arbre et la demeure (...) immuable à travers les âges / femme faite de lumière / de brise d’onde et de danse / de nacre d’ombres et tourbes / les jardins de l’Alhambra à ses chevilles...».  Mais aussi: «Jamila / est le silence insomniaque / du soleil du monde /aucun rossignol / n’a le cœur de chanter l’absence / de la révélée à l’infini / la femme / l’épouse / la maman / l’amie (...) nous sommes avec toi / où que tu sois».  

Ce que la démarche globale de notre poète a d’étrange, de magique et même d’exceptionnel dans l’univers de la poésie, où les poètes, livrés aux geysers jaillissant souvent incontrôlés de leur subconscient, créent, parfois malgré eux, des oeuvres essentiellement individuelles, c’est l’aspiration d’Ahmed au partage, à la communauté, à la connivence.  D’entre les pages de «Jamila dit» fuse vers nous, chargé d’un souffle poétique ici émouvant, là bouleversant, toutefois moins requiem qu’hymne à la joie, un choeur de voix à l’élan mystique tempéré par une simplicité pouvant frôler le prosaïsme, mais dépouillé, avare de symboles, riche en émotions.  Et c’est justement par leur simplicité et grâce à cette grandeur d’un quotidien chanté quasi-exclusivement au présent, que les vers d’Ahmed peuvent aussi bien nous faire sourire de tendresse que nous prendre aux tripes.  Michel Cassir[7] écrit à juste titre «Avec Jamila dit, Ahmed Ben Dhiab plonge au coeur de son propre corps et de sources secrètes dont il ne percevait que la vague fraîcheur (...) Il délie lentement le fil d'Ariane qui le mène au point de départ qui est la seule voie unissant le passé au futur et rend au miracle de vivre sa mémoire...»
Né à Tunis en 1948, Ahmed Ben Dhiab est peintre, poète, metteur en scène, auteur, compositeur et chanteur.  Il a été directeur artistique de "Celebrazione" Festival International, Italie 1998-2012, ainsi que conseiller artistique et collaborateur auprès de plusieurs institutions culturelles en Europe.  Peintre restaurateur de la Grande Mosquée de Kairouan, en Tunisie, il est également professeur d’art et vit alternativement en Italie et en France.  Pour ce qui est du reste de son pléthorique c/v, ainsi que de ses actualités, je vous suggère, amis lecteurs, de consulter son site aussi intéressant que richement illustré http://bendhiab-peinture.wifeo.com/.  D’autre part vous pouvez également le contacter sur sa page Facebook https://www.facebook.com/bendhiab.ahmed.



[1] Fulgurances, poèmes & dessins, ~115 p. L’Harmattan Poésie (collection Levée d’ancre), déc. 2010
[2] Lune andalouse, poèmes, ~100 p. L’Harmattan Poésie (collection Levée d’ancre), mars 2013
[3] Trouvère ou Troubadour, du provençal (langue d’oc) trobador, dériverait selon Maria Rosa Menocal du verbe arabe tarab, chanter, et du suffixe roman dour, tourner.  Selon Richard Lemay, trobar et trobador viennent d'une racine arabe popularisée dans le dialecte roman espagnol du XIIe siècle pour désigner le chanteur-poète qui s'accompagne d'instruments de musique. (abr. de Wikipedia). Le troubadour/trobador/ménestrel(lo) arabo-latin (Minnesänger ou Minnesinger germanique) apporta une contribution essentielle au «pontage» culturel qui,  partant des royaumes arabes d’Espagne (Al Andalous 711-1492), de Provence (Septimanie 719-759 et 890-973) et de Sicile (827-1091), engrossa le Moyen-âge européen des semences d’une Renaissance dont le sud méditerranéen profitera peu 
[4] Jamila dit, poèmes, ~75 p. L’Harmattan Poésie (collection Levée d’ancre), avril 2015
[5] Poème à forme fixe arabe ou hébreu de cinq (ou max. sept) strophes à rimes variées (Wikipédia)

[6] Outre le contenu humaniste de ses poèmes et quelques rares allusions au soufisme entre les vers, le fait de citer cette célèbre poétesse et mystique soufie témoigne de la spiritualité et de la philosophie universaliste du poète, vision qui «Reposant sur le fondement de la Fitra (Dr. Kojiro Nakamura), cette nature pure originelle de l’homme (...) l’amène à transcender les réflexes identitaires locaux (Mokhtar Taleb-Bendiab), les modes d’allégeance de nature tribale, les appropriations idéologiques (...) à se déconditionner» cf. universalisme musulman (http://droitmusulman.typepad.com/blog/page/177/)

[7] Michel Cassir dirige la collection Levée d’Ancre chez l’Harmattan

2 commentaires:

X a dit…

Difficile pour moi de commenter les mots magnifiques de ce poème à résonance profonde, éternelle, je lis et relis et reste coite.

giulio a dit…

Le recueil d'Ahmed est sans doute le "thrène" le plus émouvant lu de ma vie en l'honneur d'une maman défunte. Davantage éloge que complainte, ce choeur de ses enfants et proches affligés tend à perpétuer sa présence plutôt qu'à l'évoquer.